Marxisme-léninisme et anarchisme

Sommaire :

Note d'introduction

Extraits de 'Misère de la philosophie'

Deux lettres de Marx jugeant Proudhon

Proudhon jugeant Marx

« L'anarchie est la loi de la société bourgeoise [...] et l'anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l'ordre public moderne, tout comme l'ordre public est pour sa part la garantie de cette anarchie. » (Karl Marx, La Sainte Famille, 1845.)

« L'anarchisme, c'est un individualisme bourgeois à l'envers. » (Lénine, Thèses sur l'anarchisme, 1901.)

« Les anarchistes sont affligés d'une infirmité : ils aiment beaucoup 'critiquer' les partis de leurs adversaires, mais ils ne se donnent pas la peine de faire tant soit peu connaissance avec ces partis. » (Staline, Anarchisme ou socialisme, 1906.)

 

Note d'introduction

Certains cherchent à réconcilier Marx avec Proudhon ou Bakounine. Pourtant, si Marx a dressé une critique impitoyable du capitalisme, il n'en a pas moins critiqué tout aussi énergiquement les vues erronées des divers prophètes du socialisme, socialistes petits-bourgeois et anarchistes. Pour s'en convaincre, il suffit de lire son Idéologie allemande (1845-1846), dirigée principalement contre l'Unique et sa propriété du philosophe anarchiste libertaire Max Stirner ; et sa Misère de la philosophie (1847), dirigée contre la Philosophie de la misère de l'anarchiste P.-J. Proudhon.

D'aucuns diront que Marx était, tout comme les anarchistes, un adversaire irréductible de l'Etat, de toute forme d'Etat...

Or selon la conception marxiste, l'Etat est l'instrument d'oppression d'une classe sur les autres ; l'abolition de toute espèce d'Etat dans cette acceptation, ne peut se faire du jour au lendemain parce que les libertaires décrètent que tout état est nuisible. L'abolition de cette machine d'oppression qu'est l'Etat nécessite la création préalable de l'Etat prolétarien comme Etat de transition, capable de soumettre les débris des anciennes classes exploiteuses. Ce n'est que lorsque les antagonismes de classe auront disparu [après une lutte de classe des plus aiguës qui se déroulera sur une longue période historique], que l'Etat disparaîtra en tant que tel puisqu'il perdra son caractère politique [c'est à dire d'oppression] et ne subsistera plus qu'en tant qu'administration économique de la production.

Vouloir le contraire équivaut 1° à laisser à la bourgeoisie le champ libre (en sachant que la bourgeoisie, elle, ne rechignera pas à soumettre les autre classes) et est donc synonyme de soumission à l'Etat bourgeois ou bien 2° à demander gentiment à la bourgeoisie qu'elle veuille bien renoncer à ces anciens acquis et aider le prolétariat à construire le socialisme, ensembles, la main dans la main !

Un brin utopique, non ?

C'est au sujet de cet Etat de transition, de cette dictature du prolétariat, que se situe l'opposition irréductible entre les anarchistes [ou communistes critico-utopiques] et les marxistes-léninistes.

Les premiers rêvent de la société future, les seconds, plus pratiques, agissent pour transformer la société présente...

 

 

Extraits de :

Misère de la philosophie

(Réponse à la Philosophie de la Misère de M. Proudhon)

« M. Proudhon a le malheur d'être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a le droit d'être mauvais économiste, parce qu'il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d'être mauvais philosophe, parce qu'il passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité d'Allemand et d'économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette double erreur.

Le lecteur comprendra que, dans ce travail ingrat, il nous a fallu souvent abandonner la critique de M. Proudhon pour faire celle de la philosophie allemande, et donner en même temps des aperçus sur l'économie politique.

Karl Marx.

Bruxelles, le 15 juin 1847.

L'ouvrage de M. Proudhon n'est pas tout simplement un traité d'économie politique, un livre ordinaire, c'est une Bible : “ Mystères ”, “ Secrets arrachés au sein de Dieu ”, “ Révélations ”, rien n'y manque. Mais comme, de nos jours, les prophètes sont discutés plus consciencieusement que les auteurs profanes, il faut bien que le lecteur se résigne à passer avec nous par l'érudition aride et ténébreuse de la “ genèse ”, pour s'élever plus tard avec M. Proudhon dans les régions éthérées et fécondes du supra-socialisme. (Voir Proudhon : Philosophie de la misère, prologue, p. III, ligne 20.) » (Karl Marx, Misère de la philosophie, Introduction)

 

« Le tableau [de la concurrence] que nous fait M. Proudhon a quelque chose de lugubre.

La concurrence engendre la misère, elle fomente la guerre civile, elle “ change les zones naturelles ”, confond les nationalités, trouble les familles, corrompt la conscience publique, “ bouleverse les notions de l'équité, de la justice ”, de la morale, et, ce qui est pire, elle détruit le commerce probe et libre et ne donne pas même en compensation la valeur synthétique, le prix fixe et honnête. Elle désenchante tout le monde, même les économistes. Elle pousse les choses jusqu'à se détruire elle-même.

D'après tout ce que M. Proudhon en dit de mal, peut-il y avoir, pour les rapports de la société bourgeoise, pour ses principes et ses illusions, un élément plus dissolvant, plus des­tructif que la concurrence ?

Notons bien que la concurrence devient toujours plus destructive pour les rapports bourgeois, à mesure qu'elle excite à une création fébrile de nouvelles forces productives, c'est-à-dire des conditions matérielles d'une société nouvelle. Sous ce rapport, du moins, le mauvais côté de la concurrence aurait son bon.(…)

Le monopole est une bonne chose, raisonne M. Proudhon, puisque c'est une catégorie économique, une émanation “ de la raison impersonnelle de l'humanité ”. La concurrence est encore une bonne chose, puisqu'elle est, elle aussi, une catégorie économique. Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est pire encore, c'est que la concurrence et le monopole se dévorent mutuellement. Que faire ? Chercher la synthèse de ces deux pensées éternelles, l'arracher au sein de Dieu où elle est déposée de temps immémorial.

Dans la vie pratique, on trouve non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur synthèse, qui n'est pas une formule, mais un mouvement. Le mono­pole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Les monopoleurs se font de la concurrence, les concurrents deviennent monopoleurs. Si les monopoleurs restreignent la concurrence entre eux par des associations partielles, la concurrence s'accroît parmi les ouvriers ; et plus la masse des prolétaires s'accroît vis-à-vis des monopoleurs d'une nation, plus la concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des différentes nations. La synthèse est telle, que le monopole ne peut se maintenir qu'en passant continuellement par la lutte de la concurrence.

Pour engendrer dialectiquement les impôts qui viennent après le monopole, M. Proudhon nous parle du génie social, qui, après avoir suivi intrépidement sa route en zigzag, après avoir marché d'un pas assuré, sans repentir et sans arrêt, arrivé à l'angle du monopole, porte en arrière un mélancolique regard, et après une réflexion profonde, frappe d'impôts tous les objets de la production, et crée toute une organisation administrative, afin que tous les emplois soient livrés au prolétariat et payés par les hommes du monopole.

Que dire de ce génie qui, étant à jeun, se promène en zigzag ? Et que dire de cette promenade qui n'aurait d'autre but que de démolir les bourgeois par les impôts, tandis que les impôts servent précisément à donner aux bourgeois les moyens de se conserver comme classe dominante ?

Pour faire entrevoir seulement la manière dans laquelle M. Proudhon traite les détails économiques, il suffira de dire, que d'après lui, l'impôt sur la consommation aurait été établi en vue de l'égalité et pour venir en aide au prolétariat.

L'impôt sur la consommation n'a pris son véritable développement que depuis l'avènement de la bourgeoisie. Entre les mains du capital industriel, c'est-à-dire de la richesse sobre et économe qui se maintient, se reproduit et s'agrandit par l'exploitation directe du travail, l'impôt sur la consommation était un moyen d'exploiter la richesse frivole, joyeuse, prodigue des grands seigneurs qui ne faisaient que consommer. (…)

Quant à la succession logique des impôts, de la balance du commerce, du crédit - dans l'entendement de M. Proudhon - nous ferons observer seulement, que la bourgeoisie anglaise, parvenue sous Guillaume d'Orange à sa constitution politique, créa tout d'un coup un nouveau système d'impôts, le crédit public et le système des droits protecteurs, dès qu'elle fut en état de développer librement ses conditions d'existence.

Cet aperçu suffira pour donner au lecteur une juste idée des élucubrations de M. Proudhon sur la police ou l'impôt, la balance du commerce, le crédit, le communisme et la population. Nous défions la critique la plus indulgente d'aborder ces chapitres sérieusement. » (Karl Marx, Misère de la philosophie, Concurrence et monopole)

 

« Prenons un instant M. Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son bon et son mauvais côté, ses avantages et ses inconvénients.

S'il a sur Hegel l'avantage de poser des problèmes, qu'il se réserve de résoudre pour le plus grand bien de l'humanité, il a l'inconvénient d'être frappé de stérilité quand il s'agit d'engendrer par le travail d'enfantement dialectique une catégorie nouvelle. Ce qui constitue le mouvement dialectique, c'est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu'à se poser le problème d'éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n'est pas la catégorie qui se pose et s'oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c'est M. Proudhon qui s'émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie.

Pris ainsi dans une impasse, d'où il est difficile de sortir par les moyens légaux, M. Proudhon fait un véritable soubresaut qui le transporte d'un seul bond dans une catégorie nouvelle. C'est alors que se dévoile à ses yeux étonnés la série dans l'entendement.

Il prend la première catégorie venue, et il lui attribue arbitrairement la qualité de porter remède aux inconvénients de la catégorie qu'il s'agit d'épurer. Ainsi les impôts remédient, s'il faut en croire M. Proudhon, aux inconvénients du monopole ; la balance du commerce, aux inconvénients des impôts ; la propriété foncière, aux inconvénients du crédit.

En prenant ainsi successivement les catégories économiques, une à une, et en faisant de celle-ci l'antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire avec ce mélange de contradictions, deux volumes de contradictions, qu'il appelle à juste titre : Le Système des contradictions économiques. » (Karl Marx, Misère de la philosophie, La méthode)

 

« Mais M. Proudhon n'est pas aussi pessimiste qu'on pourrait bien le croire. Comme la proportionnalité est tout pour lui, il faut bien qu'il voie dans le Prométhée tout donné, c'est-à-dire dans la société actuelle, un commencement de réalisation de son idée favorite.

Mais partout aussi le progrès de la richesse, c'est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante, et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l'accroissement progressif de la fortune publique, et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s'en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.

Qu'est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ? C'est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. Eh bien ! les économistes n'ont fait autre chose que de démontrer comment dans les rapports de production tels qu'ils existent, la richesse de la bourgeoisie s'est développée et doit s'accroître encore. Quant aux classes ouvrières, c'est encore une question fort contestée que de savoir si leur condition s'est améliorée à la suite de l'accroissement de la richesse prétendue publique. Si les économistes nous citent, à l'appui de leur optimisme, l'exemple des ouvriers anglais occupés à l'industrie cotonnière, ils ne voient leur situation que dans les rares moments de la prospérité du commerce. Ces moments de prospérité sont, aux époques de crise et de stagnation, dans la “ juste proportionnalité ” de 3 à 10. Mais peut-être aussi, en parlant d'amélioration, les économistes ont-ils voulu parler de ces millions d'ouvriers qui durent périr aux Indes orientales, pour procurer au million et demi d'ouvriers occupés en Angleterre à la même industrie, trois années de prospérité sur dix.

Quant à la participation temporaire à l'accroissement de la richesse publique, c'est différent. Le fait de participation temporaire s'explique par la théorie des économistes. Il en est la confirmation et nullement la “ condamnation ”, comme le dit M. Proudhon. S'il y avait quelque chose à condamner, ce serait certes le système de M. Proudhon, qui réduirait, ainsi que nous l'avons démontré, l'ouvrier au minimum de salaire, malgré l'accroissement des richesses. Ce n'est qu'en le réduisant au minimum de salaire, qu'il y aurait fait une application de la juste proportionnalité des valeurs, de la “ valeur constituée ” - par le temps du travail. C'est parce que le salaire, par suite de la concurrence, oscille au-dessus ou au-dessous du prix des vivres nécessaires à la sustentation de l'ouvrier, que celui-ci peut participer tant soit peu au développement de la richesse collective, mais qu'il peut aussi périr de misère. C'est là toute la théorie des économistes qui ne se font pas illusion.

Après ses longues divagations au sujet des chemins de fer, de Prométhée et de la nouvelle société à reconstituer sur la “ valeur constituée ”, M. Proudhon se recueille ; l'émotion le gagne et il s'écrie d'un ton paternel :

J'adjure les économistes de s'interroger un moment, dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent et sans égard aux emplois qu'ils occupent ou qu'ils attendent, aux intérêts qu'ils desservent, aux suffrages qu'ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu'ils disent si jusqu'à ce jour le principe que tout travail doit laisser un excédent leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée. » (Karl Marx, Misère de la philosophie, Loi des proportionnalités)

 

 

Deux lettres de Marx jugeant Proudhon

 

Lettre à Annenkov

 

Bruxelles, le 28 décembre [1846].

Mon cher M. Annenkov,

Vous auriez reçu depuis longtemps ma réponse à votre lettre du Ier novembre, si mon libraire n'avait pas tardé jusqu'à la semaine passée à m'envoyer le livre de M. Proudhon : Philosophie de la misère. Je l'ai parcouru en deux jours, pour pouvoir vous communiquer tout de suite mon opinion. Comme j'ai lu le livre très rapidement, je ne peux pas entrer dans les détails, je ne peux vous parler que de l'impression générale qu'il a produit sur moi. Si vous le demandez, je pourrai entrer en détail dans une seconde lettre.

Je vous avouerai franchement que je trouve le livre en général mauvais, très mauvais. Vous-même plaisantez dans votre lettre « sur le coin de la philosophie allemande » dont M. Proudhon fait parade dans cette œuvre informe et présomptueuse, mais vous supposez que le développement économique n'a pas été infecté par le poison philosophique. Aussi suis-je très éloigné d'imputer les fautes du développement économique à la philosophie de M. Proudhon. M. Proudhon ne vous donne pas une fausse critique de l'économie politique parce qu'il est possesseur d'une philosophie ridicule, mais il vous donne une philosophie ridicule parce qu'il n'a pas compris l'état social actuel dans son engrènement, pour user d'un mot que M. Proudhon emprunte à Fourier, comme beaucoup d'autres choses.

Pourquoi M. Proudhon parle-t-il de dieu, de la raison universelle, de la raison impersonnelle de l'humanité, qui ne se trompe jamais, qui a été de tout temps égale à elle-même, dont il faut avoir seulement la conscience juste pour se trouver dans le vrai ? Pourquoi fait-il du faible hégélianisme, pour se poser comme esprit fort?

Lui-même, il vous donne la clé de l'énigme. M. Proudhon voit dans l'histoire une certaine série de développements sociaux; il trouve le progrès réalisé dans l'histoire; il trouve enfin que les hommes, pris comme individus, ne savaient pas ce qu'ils faisaient, qu'ils se trompaient sur leur propre mouvement, c'est-à-dire que leur développement social paraît à première vue chose distincte, séparée, indépendante de leur développement individuel. Il ne sait pas expliquer ces faits, et l'hypothèse de la raison universelle, qui se manifeste, est toute trouvée. Rien de plus facile, que d'inventer des causes mystiques, c'est-à-dire des phrases, où le sens commun fait défaut.

Mais M. Proudhon, en avouant qu'il ne comprend rien au développement historique de l'humanité — et il l'avoue lorsqu'il se sert des mots sonores de raison universelle, dieu, etc. — n'avoue-t-il pas implicitement et nécessairement qu'il est incapable de comprendre des développements économiques ?

Qu'est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l'action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes et vous aurez telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile et vous aurez tel état politique, qui n'est que l'expression officielle de la société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra jamais, car il croit faire grande chose, quand il en appelle de l'État à la société civile, c'est-à-dire du résumé officiel de la société à la société officielle.

Il n'est pas nécessaire d'ajouter que les hommes ne sont pas les libres arbitres de leurs forces productives — qui sont la base de toute leur histoire — car toute force productive est une force acquise, le produit d'une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l'énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu'ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure. Par ce simple fait que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui lui servent comme matière première pour de nouvelles productions, il se forme une connexité dans l'histoire des hommes, il se forme une histoire de l'humanité, qui est d'autant plus l'histoire de l'humanité que les forces productives des hommes et, en conséquence, leurs rapports sociaux, ont grandi. Conséquence nécessaire : l'histoire sociale des nommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel, qu'ils en aient la conscience ou qu'ils ne l'aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise.

M. Proudhon confond les idées et les choses. Les hommes ne renoncent jamais à ce qu'ils ont gagné, mais cela ne revient pas à dire qu'ils ne renoncent jamais à la forme sociale dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. (Je prends le mot commerce ici dans le sens le plus général comme nous disons en allemand : Verkehr.) Par exemple : le privilège, l'institution des jurandes et des corporations, le régime réglementaire du moyen âge, étaient des relations sociales, qui seules correspondaient aux forces productives acquises et à l'état social préexistant, duquel ces institutions étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif et réglementaire, les capitaux s'étaient accumulés, un commerce maritime s'était développé, des colonies avaient été fondées — et les hommes auraient perdu les fruits mêmes, s'ils avaient voulu conserver les formes sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri. Aussi y eut-il deux coups de tonnerre, la révolution de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes économiques, les relations sociales qui leur correspondaient, l'état politique qui était l'expression officielle de l'ancienne société civile furent brisés en Angleterre. Ainsi les formes économiques sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production; et avec le mode de production, ils changent tous les rapports économiques, qui n'ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé.

C'est ce que M. Proudhon n'a pas compris, encore moins démontré. M. Proudhon, incapable de suivre le mouvement réel de l'histoire, vous donne une fantasmagorie, qui a la présomption d'être une fantasmagorie dialectique. Il ne sent pas le besoin de vous parler des XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles, car son histoire se passe dans le milieu nébuleux de l'imagination et s'élève hautement au-dessus des temps et des lieux. En un mot, c'est vieillerie hégélienne, ce n'est pas une histoire; ce n'est pas une histoire profane — histoire des hommes —, c'est une histoire sacrée — histoire des idées. Dans sa manière de voir, l'homme n'est que l'instrument, dont l'idée ou la raison éternelle fait usage, pour se développer. Les évolutions dont parle M. Proudhon sont censées être les évolutions telles qu'elles se passent dans le sein mystique de l'idée absolue. Si vous déchirez le rideau de ce langage mystique, ceci revient à dire que M. Proudhon vous donne l'ordre dans lequel les catégories économiques se rangent dans l'intérieur de sa tête. Il ne me faudrait pas beaucoup d'efforts pour vous donner la preuve que cet arrangement est l'arrangement d'une tête très désordonnée.

M. Proudhon a ouvert son livre par une dissertation sur la valeur, qui est son dada. Pour cette fois, je n'entrerai pas dans l'examen de cette dissertation.

La série des évolutions économiques de la raison éternelle commence avec la division du travail. Pour M. Proudhon la division du travail est chose toute simple. Mais le régime des caftes n'était-il pas une certaine division du travail ? Et le régime des corporations n'était-il pas une autre division du travail ? Et la division du travail du régime manufacturier, qui commence au milieu du XVIIe siècle et finit dans la dernière partie du XVIIIe siècle en Angleterre, n'est-elle pas aussi totalement distincte de la division du travail de la grande industrie, de l'industrie moderne ?

M. Proudhon se trouve si peu dans le vrai qu'il néglige ce que font même les économistes profanes. Pour vous parler de la division du travail, il n'a pas besoin de vous parler du marché du monde. Eh bien ! La division du travail, dans les XIVe et XVe siècles, où il n'y avait pas encore de colonies, où l'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe, où l'Asie orientale n'existait que par l'intermédiaire de Constantinople, ne devait-elle pas se distinguer de fond en comble de la division du travail du XVIIe siècle qui avait des colonies déjà développées ?

Ce n'est pas tout. Toute l'organisation intérieure des peuples, toutes leurs relations internationales, sont-elles autre chose que l'expression d'une certaine division du travail ? et ne doivent-elles pas changer avec le changement de la division du travail ?

M. Proudhon a si peu compris la question de la division du travail qu'il ne vous parle pas même de la séparation de la ville et de la campagne, qui, par exemple en Allemagne, s'est effectuée du IXe au XIIe siècle. Ainsi pour M. Proudhon cette séparation doit être loi éternelle, parce qu'il ne connaît ni son origine, ni son développement. Il vous en parlera, dans tout son livre, comme si cette création d'un certain mode de production durerait jusqu'à la fin des jours. Tout ce que M. Proudhon vous dit de la division du travail n'est qu'un résumé, et de plus, un résumé très superficiel, très incomplet de ce qu'avaient dit avant lui Adam Smith et mille autres.

La deuxième évolution sont les machines. La connexité entre la division du travail et les machines est toute mystique chez M. Proudhon. Chacun des modes de la division du travail avait des instruments de production spécifiques. Par exemple, du milieu du XVIIe jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les hommes ne faisaient pas tout avec la main. Ils possédaient des instruments, et des instruments très compliqués, comme les métiers, les navires, les leviers, etc., etc.

Ainsi, rien de plus ridicule que de faire découler les machines comme conséquence de la division du travail en général.

Je vous dirai encore en passant que M. Proudhon, comme il n'a pas compris l'origine historique des machines, a encore moins compris leur développement. Jusqu'à l'an 1825 — époque de la première crise universelle — vous pouvez dire que les besoins de la consommation en général allaient plus vite que la production, et que le développement des machines était la conséquence forcée des besoins du marché. Depuis 1825, l'invention et l'application des machines ne sont que le résultat de la guerre entre les maîtres et les ouvriers. Encore ceci n'est-il pas vrai que pour l'Angleterre. Quant aux nations européennes, elles ont été forcées d'appliquer les machines à cause de la concurrence que les Anglais leur faisaient, tant sur leur propre marché que sur le marché du monde. Enfin, quant à l'Amérique du Nord, l'introduction des machines était amenée et par la concurrence avec les autres peuples et par la rareté des mains, c'est-à-dire par la disproportion entre la population et les besoins industriels de l'Amérique du Nord. De ces faits, vous pouvez conclure quelle sagacité M. Proudhon développe, en conjurant le fantôme de la concurrence comme troisième évolution, comme antithèse des machines !

Enfin, en général, c'est une vraie absurdité, que de faire des machines une catégorie économique à côté de la division du travail, de la concurrence, du crédit, etc.

La machine n'est pas plus une catégorie économique que le bœuf qui traîne la charrue. L'application actuelle des machines est une des relations de notre régime économique actuel, mais le mode d'exploiter les machines est tout à fait distinct des machines elles-mêmes. La poudre reste la même, que vous vous en serviez pour blesser un homme, ou pour panser les plaies du blessé.

M. Proudhon se surpasse lui-même, lorsqu'il fait grandir dans l'intérieur de sa tête la concurrence, le monopole, l'impôt ou la police, la balance du commerce, le crédit, la propriété dans l'ordre que je cite. Presque toutes les institutions du crédit étaient développées en Angleterre au commencement du XVIIIe siècle avant l'invention des machines. Le crédit public n'était qu'une nouvelle manière d'augmenter l'impôt et de suffire aux nouveaux besoins créés par l'avènement de la classe bourgeoise au gouvernement. Enfin la propriété forme la dernière catégorie dans le système de M. Proudhon. Dans le monde réel, au contraire, la division du travail et toutes les autres catégories de M. Proudhon sont des relations sociales, dont l'ensemble forme ce qu'on appelle actuellement : la propriété. La propriété bourgeoise, en dehors de ces relations, n'est rien qu'une illusion métaphysique ou juridique. La propriété d'une autre époque, la propriété féodale se développe dans une série de relations sociales entièrement différentes. M. Proudhon, en établissant la propriété comme une relation indépendante, commet plus qu'une faute de méthode : il prouve clairement qu'il n'a pas saisi le lien qui rattache toutes les formes de la production bourgeoise, qu'il n'a pas compris le caractère historique et transitoire des formes de la production dans une époque déterminée. M. Proudhon, qui ne voit pas dans nos institutions sociales de produits historiques, qui ne comprend ni leur origine, ni leur développement, ne peut en faire qu'une critique dogmatique.

Aussi M. Proudhon est-il forcé de recourir à une fiction, pour vous en expliquer le développement. Il s'imagine que la division du travail, le crédit, les machines, etc., que tout a été inventé au service de son idée fixe, de l'idée de l'égalité. Son explication est d'une naïveté sublime. On a inventé ces choses pour l'égalité, mais malheureusement elles se sont tournées contre l'égalité. C'est là tout son raisonnement. C'est-à-dire, il fait une supposition gratuite, et parce que le développement réel et sa fiction se contredisent à chaque pas, il en conclut qu'il y a contradiction. Il vous dissimule qu'il y a seulement contradiction entre ses idées fixes et le mouvement réel.

Ainsi M. Proudhon, principalement par défaut de connaissances historiques, n'a pas vu que les hommes, en développant leurs facultés productives, c'est-à-dire en vivant, développent certains rapports entre eux, et que le mode de ces rapports change nécessairement avec la modification et l'accroissement de ces facultés productives. Il n'a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels, qu'elles ne sont que des vérités que pour autant que ces rapports subsistent. Ainsi il tombe dans l'erreur des économistes bourgeois, qui voient dans ces catégories économiques des lois éternelles et non des lois historiques, qui ne sont des lois que pour un certain développement historique, pour un développement déterminé des forces productives. Ainsi, au lieu de considérer les catégories économico-politiques comme des abstractions faites des relations sociales réelles, transitoires, historiques, M. Proudhon, par une inversion mystique, ne voit dans les rapports réels que des incarnations de ces abstractions. Ces abstractions elles-mêmes sont des formules qui ont sommeillé dans le sein de dieu le père depuis le commencement du monde.

Mais ici ce bon M. Proudhon tombe dans de grandes convulsions intellectuelles. Si toutes ces catégories économiques sont des émanations du cœur de dieu, si elles sont la vie cachée et éternelle des hommes, comment se fait-il, premièrement qu'il y ait développement et deuxièmement, que M. Proudhon ne soit pas conservateur ? Il vous explique ces contradictions évidentes par tout un système de l'antagonisme.

Pour éclaircir ce système de l'antagonisme, prenons un exemple.

Le monopole est bon, car c'est une catégorie économique, donc une émanation de dieu. La concurrence est bonne, car c'est aussi une catégorie économique. Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est encore pire, c'est que le monopole et la concurrence se dévorent mutuellement. Que doit-on y faire ? Parce que ces deux pensées éternelles de dieu se contredisent, il lui paraît évident qu'il y a dans le sein de dieu également une synthèse entre ces deux pensées, dans laquelle les maux du monopole sont équilibrés par la concurrence et vice versa. La lutte entre les deux idées aura pour effet de n'en faire ressortir que le beau côté. Il faut arracher à dieu cette pensée secrète, ensuite l'appliquer, et tout sera pour le mieux; il faut révéler la formule synthétique cachée dans la nuit de la raison impersonnelle de l'humanité. M. Proudhon n'hésite pas un seul moment de se faire révélateur.

Mais jetez un moment votre regard sur la vie réelle. Dans la vie économique actuelle vous trouvez non seulement la concurrence et le monopole, mais aussi leur synthèse qui n'est pas une formule mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Pourtant cette équation, loin de lever les difficultés de la situation actuelle comme se l'imaginent les économistes bourgeois, a pour résultat une situation plus difficile et plus embrouillée. Ainsi en changeant la base, sur laquelle se fondent les rapports économiques actuels, en anéantissant le mode actuel de production, vous anéantissez non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur unité, leur synthèse, le mouvement, qui est l'équilibration réelle de la concurrence et du monopole.

Maintenant je vais vous donner un exemple de la dialectique de M. Proudhon.

La liberté et l'esclavage forment un antagonisme. Je n'ai pas besoin de parler ni des bons ni des mauvais côtés de la liberté. Quant à l'esclavage, je n'ai pas besoin de parler de ses mauvais côtés. La seule chose qu'il faut expliquer, c'est le beau côté de l'esclavage. Il ne s'agit pas de l'esclavage indirect, de l'esclavage du prolétaire; il s'agit de l'esclavage direct, de l'esclavage des Noirs dans le Surinam, dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord.

L'esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n'avez pas de coton, sans coton vous n'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c'est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l'ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi l'esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. Sans l'esclavage, l'Amérique du Nord, le peuple le plus progressif, se transformerait en un pays patriarcal. Rayez seulement l'Amérique du Nord de la carte des peuples et vous aurez l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation moderne. Mais faire disparaître l'esclavage, ce serait rayer l'Amérique de la carte des peuples. Aussi l'esclavage, parce qu'il est une catégorie économique, se trouve depuis le commencement du monde chez tous les peuples. Les peuples modernes n'ont su que déguiser l'esclavage chez eux-mêmes et l'importer ouvertement au nouveau monde. Comment s'y prendra ce bon M. Proudhon, après ces réflexions sur l'esclavage ? Il cherchera la synthèse de la liberté et de l'esclavage, le vrai juste milieu, autrement dit l'équilibre de l'esclavage et de la liberté. [Note d'Engels dans l'édition allemande de misère de la philosophie de 1885 : « C'était parfaitement juste pour 1847. Le commerce mondial des États-Unis se limitait alors principalement à l'importation d'immigrants et de produits industriels tout comme à l'exportation de coton et de tabac, donc de produits du travail des esclaves du Sud. Le Nord produisait surtout du blé et de la viande pour les États esclavagistes. L'abolition de l'esclavage ne fut possible que lorsque le Nord produisit du blé et de la viande pour l'exportation et devint en outre un pays industriel, et que le monopole du coton américain aux Indes, en Egypte, au Brésil, etc. fut menacé par une puissante concurrence. La conséquence en fut néanmoins la ruine du Sud, qui n'avait pas réussi à substituer à l'esclavage ouvert des Noirs l'esclavage camouflé des coolies hindous et chinois » (MEGA, vol. VI, p. 181).]

M. Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie, et le grand mérite d'avoir compris si peu de chose ! Ce que M. Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs facultés, produisent aussi les relations sociales, dans lesquelles ils produisent le drap et la toile. Encore moins M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c'est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, la cause primitive, ce sont les abstractions, les catégories. Selon lui, ce sont elles et non pas les hommes qui produisent l'histoire. L'abstraction, la catégorie prise comme telle, c'est-à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impassible, elle n'est qu'un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l'abstraction prise comme telle est abstraite — tautologie admirable !

Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories, sont pour M. Proudhon des formules éternelles, qui n'ont ni origine ni progrès.

Parlons d'une autre manière : M. Proudhon n'affirme pas directement que la vie bourgeoise est pour lui une vérité éternelle; il le dit indirectement, en divinisant les catégories qui expriment les rapports bourgeois sous la forme de la pensée. Il prend les produits de la société bourgeoise pour des êtres spontanés, doués d'une vie propre, éternels, dès qu'ils se présentent à lui sous la forme de catégories, de pensée. Ainsi il ne s'élève pas au-dessus de l'horizon bourgeois. Parce qu'il opère sur les pensées bourgeoises en les supposant éternellement vraies; il cherche la synthèse de ces pensées, leur équilibre, et ne voit pas que leur mode actuel de s'équilibrer est le seul mode possible.

Réellement, il fait ce que font tous les bons bourgeois. Tous, ils vous disent que la concurrence, le monopole, etc., en principe, c'est-à-dire pris comme pensées abstraites, sont les seuls fondements de la vie, mais qu'ils laissent beaucoup à désirer dans la pratique. Tous ils veulent la concurrence sans les conséquences funestes de celle-ci. Tous veulent l'impossible, c'est-à-dire les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences nécessaires de ces conditions. Tous, ils ne comprennent pas que la forme bourgeoise de la production est une forme historique et transitoire, tout aussi bien que l'était la forme féodale. Cette erreur vient de ce que pour eux l'homme-bourgeois est la seule base possible de toute société, de ce qu'ils ne se figurent pas un état de société dans lequel l'homme aurait cessé d'être bourgeois.

M. Proudhon est donc nécessairement doctrinaire. Le mouvement historique, qui bouleverse le monde actuel, se résout pour lui dans le problème de découvrir le juste équilibre, la synthèse de deux pensées bourgeoises. Ainsi, à force de subtilité, le garçon adroit découvre la pensée cachée de dieu, l'unité des deux pensées isolées ; qui ne sont deux pensées isolées, que parce que M. Proudhon les a isolées de la vie pratique, de la production actuelle, qui est la combinaison des réalités qu'elles expriment. A la place du grand mouvement historique, qui naît du conflit entre les forces productives des hommes, déjà acquises, et leurs rapports sociaux, qui ne correspondent plus à ces forces productives; à la place des guerres terribles, qui se préparent entre les différentes classes d'une nation, entre les différentes nations ; à la place de l'action pratique et violente des masses, qui seule pourra résoudre ces collisions; à la place de ce mouvement vaste, prolongé et compliqué, M. Proudhon met le mouvement cacadauphin ["cacadauphin" signifie "peu appétissant"] de sa tête. Ainsi ce sont les savants, les hommes capables de surprendre à dieu sa pensée intime, qui font l'histoire. Le menu peuple n'a qu'à appliquer leurs révélations. — Vous comprenez maintenant pourquoi M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement politique. La solution des problèmes actuels ne consiste pas pour lui dans l'action publique, mais dans les rotations dialectiques de sa tête. Parce que, pour lui, les catégories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la vie pratique, pour changer les catégories. Tout au contraire. Il faut changer les catégories, et le changement de la société réelle en sera la conséquence.

Dans son désir de concilier les contradictions, M. Proudhon ne se demande pas, si la base même de ces contradictions ne doit pas être renversée. Il ressemble en tout au doctrinaire politique, qui veut le roi, la chambre des députés et la chambre des pairs comme parties intégrantes de la vie sociale, comme catégories éternelles. Seulement, il cherche une nouvelle formule pour équilibrer ces pouvoirs dont l'équilibre consiste précisément dans le mouvement actuel, où l'un de ces pouvoirs est tantôt le vainqueur, tantôt l'esclave de l'autre. C'est ainsi qu'au XVIIIe siècle une foule de têtes médiocres s'évertuaient à trouver la vraie formule, pour équilibrer les ordres sociaux, la noblesse, le roi, les parlements, etc., et le lendemain, il n'y avait plus ni roi, ni parlement, ni noblesse. Le juste équilibre entre ces antagonismes était le bouleversement de toutes les relations sociales, qui servaient de base à ces existences féodales et à l'antagonisme de ces existences féodales.

Parce que M. Proudhon pose d'un côté les idées éternelles, les catégories de la raison pure, de l'autre côté les hommes et leur vie pratique, qui est selon lui l'application de ces catégories, vous trouvez chez lui dès le commencement dualisme entre la vie et les idées, entre l'âme et le corps — dualisme qui se répète sous beaucoup de formes. Vous voyez maintenant que cet antagonisme n'est que l'incapacité de M. Proudhon de comprendre l'origine et l'histoire profanes des catégories, qu'il divinise.

Ma lettre est déjà trop longue pour parler encore du procès ridicule que M. Proudhon fait au communisme. Pour le moment vous m'accorderez qu'un homme qui n'a pas compris l'état actuel de la société, doit encore moins comprendre le mouvement qui tend à le renverser, et les expressions littéraires de ce mouvement révolutionnaire.

Le seul point sur lequel je suis parfaitement d'accord avec M. Proudhon est son dégoût pour la sensiblerie socialiste. Avant lui, j'ai provoqué beaucoup d'inimitiés par le persiflage du socialisme moutonnier, sentimental, utopique. [Allusion à la circulaire contre Hermann Kriege.] Mais M. Proudhon ne se fait-il pas des illusions étranges, en opposant sa sentimentalité de petit-bourgeois, je veux dire ses déclamations sur le ménage, l'amour conjugal et toutes ces banalités, à la sentimentalité socialiste, qui est, par exemple chez Fourier, beaucoup plus profonde que les platitudes présomptueuses de notre bon Proudhon ? Lui-même, il sent si bien la nullité de ses raisons, son incapacité complète de parler de ces choses-là, qu'il se jette à corps perdu dans les fureurs, les exclamations, les iras hominis probi, qu'il écume, qu'il jure, qu'il dénonce, qu'il crie à l'infamie, à la peste, qu'il se frappe la poitrine et se glorifie devant dieu et les hommes d'être pur des infamies socialistes ! Il ne raille pas en critique les sentimentalités socialistes ou ce qu'il prend pour telles. Il excommunie en saint, en pape les pauvres pécheurs, et chante les gloires de la petite bourgeoisie et des misérables illusions amoureuses, patriarcales du foyer domestique. Et ce n'est rien d'accidentel. M. Proudhon est de la tête aux pieds philosophe, économiste de la petite bourgeoisie. Le petit-bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état, se fait d'une part socialiste, d'autre part économiste, c'est-à-dire il est ébloui par la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante dans son for intérieur de sa conscience d'être impartial, d'avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste milieu. Un tel petit-bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n'est que la contradiction sociale, mise en action. Il doit justifier par la théorie ce qu'il est en pratique, et M. Proudhon a le mérite d'être l'interprète scientifique de la petite-bourgeoisie française, ce qui est un mérite réel, parce que la petite-bourgeoisie sera partie intégrante de toutes les révolutions sociales qui se préparent.

J'aurais voulu pouvoir vous envoyer avec cette lettre mon livre sur l'économie politique, mais jusqu'à présent il m'a été impossible de faire imprimer cet ouvrage et les critiques des philosophes et socialistes allemands, dont je vous ai parlé à Bruxelles. Vous ne croirez jamais quelles difficultés une telle publication rencontre en Allemagne, d'une part de la police, d'autre part des libraires, qui sont eux-mêmes les représentants intéressés de toutes les tendances que j'attaque. Et quant à notre propre parti, il est non seulement pauvre, mais une grande fraction du parti communiste allemand m'en veut parce que je m'oppose à ses utopies et à ses déclamations.

Tout à vous

Charles Marx.

P. S. — Vous me demanderez pourquoi je vous écris en mauvais français, au lieu de vous écrire en bon allemand ? C'est parce que j'ai affaire à un auteur français.

Vous m'obligeriez beaucoup en ne retardant pas trop longtemps votre réponse, afin que je sache si vous m'avez compris sous cette enveloppe d'un français barbare.

 

 

Lettre à J.-B. Schweitzer

 

Londres, le 24 janvier 1865.

Monsieur,

... J'ai reçu hier la lettre dans laquelle vous me demandez un jugement détaillé sur Proudhon. Le temps me manque pour répondre à votre désir. Et puis je n'ai sous la main aucun de ses écrits. Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à la hâte, ces quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher, bref en faire ce que bon vous semblera.

Je ne me souviens plus des premiers essais de Proudhon. Son travail d'écolier sur la Langue universelle témoigne du sans-gêne avec lequel il s'attaquait à des problèmes pour la solution desquels les connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.

Sa première œuvre : Qu'est-ce que la propriété ? est sans conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce n'est par la nouveauté du contenu, du moins par la manière neuve et hardie de dire des choses connues. Les socialistes français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non seulement critiqué de divers points de vue la propriété, mais encore l'avaient utopiquement supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu près ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre. Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu'il mettait l'accent sur des points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur mystique.

Le style de cet écrit de Proudhon est encore, si je puis dire, fortement musclé, et c'est le style qui, à mon avis, en fait le grand mérite. On voit que, lors même qu'il se borne à reproduire de l'ancien, Proudhon découvre que ce qu'il dit est neuf pour lui et qu'il le sert pour tel.

L'audace provocante avec laquelle il porte la main sur le “ sanctuaire ” économique, les paradoxes spirituels avec lesquels il se moque du plat sens commun bourgeois, sa critique corrosive, son amère ironie, avec çà et là un sentiment de révolte profond et vrai contre les infa­mies de l'ordre des choses établies, son sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l'effet “ électrique ”, l'effet de choc que produisit Qu'est-ce que la propriété ? dès sa parution. Dans une histoire rigoureusement scientifique de l'économie politique, cet écrit mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à sensation jouent leur rôle dans les sciences tout aussi bien que dans la littérature. Prenez, par exemple, l'Essai sur la population de Malthus. La première édition est tout bonnement un pamphlet sensationnel et, par-dessus le marché un plagiat d'un bout à l'autre. Et pourtant quel choc cette pasquinade du genre humain n'a-t-elle pas provoqué !

Si j'avais sous les yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par quelques exemples de montrer sa première manière. Dans les chapitres que lui-même considérait les plus importants, il imite la méthode de Kant traitant des antinomies - Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu'il connût en traduction; il donne l'impression que pour lui comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu' “ au-delà ” de l'entendement humain, c'est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre.

Mais en dépit de ses allures d'iconoclaste, déjà dans Qu'est ce que la propriété ?, on trouve cette contradiction que Proudhon, d'un côté, fait le procès à la société du point de vue et avec les yeux d'un petit paysan (plus tard d'un petit-bourgeois ) français, et de l'autre côté, lui applique l'étalon que lui ont transmis les socialistes.

D'ailleurs, le titre même du livre en indiquait l'insuffisance. La question était trop mal posée pour qu'on pût y répondre correctement. Les “ rapports de propriété ” antiques avaient été remplacés par la propriété féodale, celle-ci par la propriété bourgeoise. Ainsi l'histoire elle-même avait soumis à sa critique les rapports de propriété passés. Ce qu'il s'agissait pour Proudhon de traiter c'était la propriété bourgeoise actuelle. A la question de savoir ce qu'était cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme réelle, c'est-à-dire de rapports de production. Comme Proudhon intègre l'ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789, dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes : “ La propriété c'est le vol. ” [Brissot de Warville : Recherche sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782. ]

La conclusion que l'on en tire, dans le meilleur des cas, c'est que les notions juridiques du bourgeois sur le vol s'appliquent tout aussi bien à ses profits honnêtes. D'un autre côté, comme le vol, en tant que violation de la propriété, présuppose la propriété, Proudhon s'est embrouillé dans toutes sortes de divagations confuses sur la vraie propriété bourgeoise.

Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j'entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que jusqu'à un certain point je suis responsable de sa “ sophistication ”, mot qu'emploient les anglais pour désigner la falsification d'une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l'infectais, à son grand préjudice, d'hégélianisme qu'il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas l'allemand. Ce que j'avais commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu'il enseignait.

Peu de temps avant la publication de son second ouvrage important : Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l'annonça dans une lettre très détaillée, où entre autres choses se trouvent ces paroles - “ J'attends votre férule critique. ” Mais bientôt celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc., Paris, 1847), d'une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.

De ce qui précède, vous pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou système des contradictions économiques devait, enfin, donner la réponse à la question : Qu'est-ce que la propriété ? En effet, Proudhon n'avait commencé ses études économiques qu'après la publication de ce premier livre ; il avait découvert que, pour résoudre la question posée par lui, il fallait répondre non par des invectives, mais par une analyse de l'économie politique moderne. En même temps, il essaya d'exposer le système des catégories économiques au moyen de la dialectique. La contradiction hégélienne devait remplacer l'insoluble antinomie de Kant, comme moyen de développement.

Pour la critique de ses deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma réplique. J'ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d'autre part, il partage les illusions de la philosophie “ spéculative ” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l'économie bourgeoise. [“ En disant que les rapports actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l'histoire mais il n'y en a plus. ” Misère de la philosophie.]

Puis je montre combien défectueuse et rudimentaire est sa connaissance de l'économie politique, dont il entreprenait cepen­dant la critique, et comment avec les utopistes il se met à la recherche d'une prétendue “ science ”, d'où on ferait surgir une formule toute prête et a priori pour la “ solution de la question sociale ”, au lieu de puiser la science dans la connais­sance critique du mouvement historique, mouvement qui lui-même produit les conditions matérielles de l'émancipation. Ce que je démontre surtout, c'est que Proudhon n'a que des idées imparfaites, confuses et fausses sur la base de toute économie politique, la valeur d'échange, circonstance qui l'amène à voir les fondements d'une nouvelle science dans une interprétation utopique de la théorie de la valeur de Ricardo. Enfin, je résume mon jugement sur son point de vue général en ces mots :

Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté : c'est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels, il emprunte aux socialistes l'illusion de ne voir dans la misère que la misère (au lieu d'y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne). Il est d'accord avec les uns et les autres en voulant s'en référer à l'autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d'une formule scientifique ; il est l'homme à la recherche des formules. C'est ainsi que M. Proudhon se flatte d'avoir donné la criti­que et de l'économie politique et du communisme : il est au-dessous de l'une et de l'autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d'entrer dans des détails purement économiques ; au-dessous des socialistes, puisqu'il n'a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s'élever, ne serait-ce que spéculativement au-dessus de l'horizon bourgeois.

... Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme.

Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd'hui, mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu'au moment où je déclarai et prouvai théoriquement que le livre de Proudhon n'était que le code du socialisme des petits-bourgeois, ce même Proudhon fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la fois par des économistes et des socialistes. C'est pourquoi plus tard je n'ai jamais mêlé ma voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa “trahison” de la révolution. Ce n'était pas sa faute si, mal compris à l'origine par d'autres comme par lui-même, il n'a pas répondu à des espérances que rien ne justifiait.

Philosophie de la misère, mise en regard de Qu'est-ce que la propriété ? fait ressortir très défavorablement tous les défauts de la manière d'exposer de Proudhon. Le style est souvent ce que les Français appellent ampoulé. Un galimatias prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie allemande, se rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce qu'il vous corne aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron suffisant, c'est un ennuyeux radotage sur la “science” dont il fait par ailleurs illégitimement étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle qui éclaire son premier livre, ici en maint endroit Proudhon déclame systématiquement, et s'échauffe à froid. Ajoutez à cela le gauche et désagréable pédantisme de l'autodidacte qui fait l'érudit, de l'ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de ce qu'il n'est pas et de ce qu'il n'a pas. Puis il y a ses sentiments de petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d'une manière inconvenante et brutale, mais qui n'est ni pénétrante, ni profonde, ni même juste, un homme tel que Cabet, respectable à cause de son attitude pratique envers le prolétariat français, tandis qu'il fait l'aimable avec un Dunoyer (conseiller d'État, il est vrai), qui n'a d'autre importance que d'avoir prêché avec un sérieux comique, tout au long (le trois gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme ainsi caractérisé par Helvétius : “ On veut que les malheureux soient satisfaits ”.

De fait, la révolution de février survint fort mal à propos pour Proudhon qui, tout juste quelques semaines auparavant, venait de prouver de façon irréfutable que l' “ère des révolutions” était passée à jamais. Cependant son attitude à l'Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien qu'elle prouve son peu d'intelligence de la situation. Après l'insurrection de juin cette attitude était un acte de grand courage. Elle eut de plus cette conséquence heureuse que M. Thiers, dans sa réponse aux propositions de Proudhon, publiée par la suite en brochure, dévoila à toute l'Europe sur quel piédestal, au niveau des enfants qui fréquentent le catéchisme, se dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie française. Opposé à Thiers, Proudhon prit en effet les proportions d'un colosse antédiluvien. Les derniers “ exploits ” économiques de Proudhon furent sa découverte du “ Crédit gratuit ” et de la “ Banque du peuple ” qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zür Kritik der politischen Oekonomie (Contribution à la critique de l'économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64), on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d'une complète ignorance des premiers éléments de l'économie politique bourgeoise : le rapport entre la marchandise et l'argent ; tandis que leur superstructure pratique n'était que la reproduction de projets bien antérieurs et bien mieux élaborés.

Il n'est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIII° et plus récemment du XIX° siècle, à transférer les richesses d'une classe à une autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer l'émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du crédit, de l'abolition prétendue de l'intérêt, la base de la transfor­ma­tion sociale - voilà une fantaisie tout ce qu'il y a de plus philistin. Aussi la trouve-t-on déjà élucu­brée con amore chez les porte-parole économiques de la petite bourgeoisie anglaise du XVII° siècle. La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de Philosophie de la misère. Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris, d'une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup.

Il y a quelques années, Proudhon écrivit une dissertation sur les impôts, sur un sujet mis au concours, à ce que je crois, par le gouvernement du canton de Vaud. Ici s'évanouit la dernière lueur de génie : il ne reste que le petit-bourgeois tout pur.

Les écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux économiques. De plus, ils n'ont qu'une importance locale limitée à la France. Toutefois, ses attaques contre la religion et l'Église avaient un grand mérite en France à une époque où les socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux comme d'une supériorité sur le voltairianisme du XVIII° siècle et sur l'athéisme allemand du XIX° siècle. Si Pierre le Grand abattit la barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la phrase française par la phrase.

Ce que l'on ne peut plus considérer comme de mauvais écrits seulement, mais tout bonnement comme des vilenies - correspondant toutefois parfaitement au point de vue petit-bourgeois - c'est le livre sur le coup d'État, où il coquette avec L. Bonaparte, s'efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers français, et son dernier ouvrage contre la Pologne, où, en l'honneur du tsar, il fait montre d'un cynisme de crétin.

On a souvent comparé Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait être plus faux. Il ressemble plutôt à Nicolas Linguet, dont la Théorie des lois civiles est d'ailleurs une oeuvre de génie.

La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n'ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En fait, c'était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de “d'un côté” et de “de l'autre côté”. Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme.

S'il est, de plus, comme Proudhon, un homme d'esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables d'un pareil point de vue. Il ne reste plus qu'un seul mobile, la vanité de l'individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s'agit plus que de l'effet du moment, du succès du jour. De la sorte, s'éteint nécessairement le simple tact moral qui préserva un Rousseau, par exemple, de toute compromission, même apparente, avec les pouvoirs existants.

Peut-être la postérité dira, pour caractériser la toute récente phase de l'histoire française, que Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le Rousseau-Voltaire.

Vous m'avez confié le rôle de juge... Si peu de temps après la mort de l'homme : à vous maintenant d'en prendre la responsabilité.

Votre tout dévoué,

Karl MARX.

 

 

Proudhon jugeant Marx

« Marx est le ténia du socialisme. [...] Le juif est l'ennemi du genre humain. [...] Il faut renvoyer cette race en Asie ou l'exterminer. [...] La haine du juif comme de l'Anglais doit être un article de notre foi politique. » (P-J. Proudhon, Carnets, 1847.)

Non, ces paroles ne sont pas extraites de 'Mein Kampf' : après 'Misère de la philosophie' Proudhon, très remonté contre Marx, "dérape"... Cela montre en tout cas le vide de l'argumentation des petits-bourgeois idéalistes...

 

 

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