MARX — ENGELS — LENINE — STALINE — HOXHA

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Sommaire :

Auteurs marxistes-léninistes :

Karl Marx

Friedrich Engels

Vladimir Lénine

Joseph Staline

Enver Hoxha

K. Marx : Le Capital Lénine : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme

 

 

Auteurs marxistes-léninistes :

Les extraits présentés ici ne servent qu'a donner un petit aperçu des textes complets et ne sauraient se substituer à leur lecture.

 

Karl Marx et Friedrich Engels

« L'économie politique qui tient les rapports de propriété privée pour des rapports humains et rationnels se trouve en contradiction permanente avec son hypothèse de base: la propriété privée - contradiction analogue à celle du théologien qui donne constamment aux idées religieuses une interprétation humaine et pèche ainsi constamment contre son hypothèse de base : le caractère surhumain de la religion. C'est ainsi qu'en économie politique, le salaire apparaît au début comme la part proportionnelle qui revient au travail dans le produit. Salaire et bénéfice du capital entretiennent les rapports les plus amicaux et, en apparence, les plus humains - chacun profitant de l'autre. Mais on s'aperçoit, par la suite, qu'ils sont inversement proportionnels l'un à l'autre, qu'ils entretiennent les rapports les plus hostiles. Au début, la valeur semble déterminée d'une façon rationnelle par les frais de production d'une chose et par l'utilité sociale de celle-ci. Mais on s'aperçoit, par la suite, que la valeur est une détermination purement accidentelle, qui n'est pas nécessairement proportionnelle aux frais de production ni à l'utilité sociale. Au début, le montant du salaire est déterminé par le libre accord entre l'ouvrier libre et le capitaliste libre. Mais on s'aperçoit par la suite que l'ouvrier est forcé de laisser déterminer son salaire, tout comme le capitaliste est forcé de le fixer aussi bas que possible. La liberté des parties contractantes a fait place à la contrainte. Il en va de même du commerce et de tous les autres rapports de l'économie politique. Les économistes sentent eux-mêmes, à l'occasion, ces contradictions, et c'est le développement de ces contradictions qui constitue le fond principal de leurs mutuelles polémiques. Mais, quand ils en prennent conscience, ils attaquent eux-mêmes la propriété privée dans une quelconque de ses formes partielles : elle fausse le salaire, rationnel en soi, c'est-à-dire dans leur représentation, ou la valeur, rationnelle en soi, le commerce, rationnel en soi. C'est ainsi qu'Adam Smith polémique à l'occasion contre les capitalistes, Destutt de Tracy contre les agents de change, Simonde de Sismondi contre le système industriel, Ricardo contre la propriété foncière, et presque tous les économistes modernes contre les capitalistes non industriels, chez qui la propriété apparaît seulement comme consommatrice. C'est ainsi que nous voyons les économistes tantôt mettre en valeur l'apparence d'humanité qu'ils trouvent dans les rapports économiques - c'est l'exception et cela arrive surtout quand ils s'en prennent à quelque abus très particulier -, tantôt - et c'est le cas général - considérer ces rapports dans ce qui les différencie ouvertement et radicalement de l'humain, c'est-à-dire dans leur sens strictement économique. Telle est la contradiction dans laquelle ils se débattent inconsciemment. Proudhon a mis fin, une fois pour toutes, à cette inconscience. Il a pris au sérieux l'apparence humaine des rapports économiques, et il l'a crûment opposée à leur réalité inhumaine. Il a contraint ces rapports à être dans la réalité ce qu'ils sont dans l'idée qu'on s'en fait ou plutôt à renoncer à cette idée et à avouer leur inhumanité réelle. C'est pourquoi, logique avec lui-même, il a représenté non pas telle ou telle sorte de propriété privée, - comme le font les autres économistes, - partiellement, mais tout simplement la propriété privée, dans son universalité, comme faussant les rapports économiques. Il a fait tout ce que la critique de l'économie politique peut faire en se plaçant au point de vue de l'économie politique. » (Marx-Engels, La Sainte Famille, 1845.)

 

« Il est un grand obstacle (un ennui) pour le bourgeois allemand aspirant à la richesse industrielle, savoir son idéalisme de toujours. Comment ce peuple de l' « esprit » en vient-il tout à coup à voir dans le calicot, le fil à tricoter, le métier à tisser automatique, dans le matérialisme des machines, dans une foule d'esclaves des fabriques, dans les porte-monnaie garnis de messieurs les fabricants, les biens suprêmes de l'humanité ? L'idéalisme creux, inane, sentimental du bourgeois allemand qui cache l'esprit mercantile le plus mesquin, le plus sordide, où se dissimule l'âme la plus lâche, est parvenu au moment historique où il doit nécessairement livrer son secret. Mais il le livre encore d'une façon purement allemande, transcendante, faite de pudeur idéaliste et chrétienne. Il renie la richesse qu'il s'efforce de conquérir. Il travestit d'une manière fort idéaliste le matérialisme vulgaire et c'est alors seulement qu'il ose courir après lui. Toute [...] la partie théorique du système listien n'est autre qu'un travestissement en phrases idéalistes du matérialisme industriel de l'économie sans fard. La réalité, il la laisse subsister partout, mais il en idéalise l'expression. Nous suivrons cela en détail. C'est précisément cette creuse phraséologie idéaliste qui lui permet aussi de méconnaître les obstacles réels qui s'opposent à ses pieux souhaits et de s'adonner aux chimères les plus absurdes. (Quel eut été le sort de la bourgeoisie anglaise et française, si elle avait d'abord sollicité d'une antique noblesse, d'une bureaucratie digne de tous éloges et des dynasties héréditaires, l'autorisation d'introduire une « industrie » ayant « force de loi » ?) Le bourgeois allemand est religieux même en étant industriel. Il a honte de parler des vilaines valeurs d'échange qu'il convoite, il parle forces productives ; il craint de parler de concurrence et parle d'une confédération nationale des forces productives nationales ; il a peur de parler de son intérêt privé, il parle d'intérêt national. Que l'on considère le cynisme franc, classique, avec lequel la bourgeoisie anglaise et française, par la bouche de ses premiers porte-parole scientifiques de l'économie politique, tout au moins au début de son règne, divinisait la richesse et sacrifiait tout sans vergogne à ce Moloch, même dans le domaine de la science ; qu'en revanche, on examine la manière idéalisante, verbeuse et emphatique de M. List, qui dédaigne, en pleine économie politique, la richesse des « justes » et connaît des buts plus élevés, et l'on devra accorder qu'il est « également triste » que de nos jours les jours de la richesse soient révolus. (...)

Le philistin allemand prompt à idéaliser veut s'enrichir et doit naturellement se forger auparavant une nouvelle théorie des richesses qui les rende assez respectables pour être convoitées par lui. Les bourgeois de France et d'Angleterre voient approcher la tempête qui anéantira quasiment la vie réelle de ce qu'on appelait jusque-là richesse, et le bourgeois allemand, qui n'a pas encore atteint cette détestable richesse, s'efforce d'en donner une nouvelle interprétation « spiritualiste ». Il se crée une économie « idéalisante », qui n'a rien à voir avec l'économie profane, française et anglaise, afin de se justifier à ses propres yeux et aux yeux du monde de vouloir lui aussi s'enrichir. Le bourgeois allemand commence sa production de la richesse en créant une économie politique éthérée, hypocritement idéalisante. (…)

Enfin, il est caractéristique de la théorie de M. List, comme de toute la bourgeoisie allemande, qu'elle soit partout obligée, pour défendre ses désirs d'exploitation, de recourir à des phrases « socialistes » et donc de s'accrocher avec la dernière énergie à une illusion que l'on a réfutée depuis longtemps. Nous montrerons çà et là que les phrases de M. List, si l'on en déduit les conséquences, sont communistes. Nous sommes, certes, bien loin de reprocher leur communisme à M. List et à sa bourgeoisie allemande, mais nous tenons là une nouvelle preuve de la faiblesse intrinsèque, du mensonge et de l'infâme hypocrisie du bourgeois « débonnaire » et « idéaliste ». Cela nous démontre que l'idéalisme, dans sa pratique, n'est rien d'autre qu'une tromperie sans scrupules et sans réflexion d'un matérialisme écœurant. Il est enfin significatif que la bourgeoisie allemande commence par le mensonge, par où la bourgeoisie française et anglaise termine, après en être arrivée à un point où il lui faut faire sa propre apologie et excuser son existence. (…)

Le bourgeois dit : sur le plan intérieur, la théorie des valeurs d'échange conservera naturellement toute sa validité ; la majorité de la nation restera une simple « valeur d'échange », une « marchandise », une marchandise qui doit elle-même chercher preneur, qui n'est pas vendue mais se vend elle-même. Vis-à-vis de vous autres, prolétaires, et même entre nous, nous nous considérons mutuellement comme des valeurs d'échange, et la loi du trafic universel demeure valable. Mais à l'égard des autres nations, nous devons suspendre la loi. En tant que nation, nous ne pouvons pas nous vendre à d'autres. Du fait que la majorité des nations, « sans souci » des « conditions politiques des nations », est livrée aux lois du commerce, cette proposition n'a d'autre sens que celui-ci : nous autres, bourgeois allemands, nous ne voulons pas être exploités par le bourgeois anglais comme vous autres, prolétaires allemands, êtes exploités par nous, et comme nous nous exploitons à notre tour mutuellement. Nous ne voulons pas nous mettre à la merci de ces mêmes lois des valeurs d'échange auxquelles nous vous livrons. Nous ne voulons plus reconnaître à l'extérieur les lois économiques que nous reconnaissons à l'intérieur. Que veut donc le philistin allemand ? À l'intérieur, il veut être un bourgeois, un exploiteur, mais il refuse d'être exploité par rapport à l'extérieur. Par rapport à l'extérieur, il se pose orgueilleusement en « nation » et affirme : je ne me soumets pas aux lois de la concurrence, cela est contraire à ma dignité nationale ; comme nation, je suis un être au-dessus du trafic sordide. La nationalité du travailleur n'est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n'est pas français, anglais, allemand, c'est le capital. L'air qu'il respire chez lui n'est pas l'air français, anglais, allemand, c'est l'air des usines. Le sol qui lui appartient n'est pas le sol français, anglais, allemand, c'est quelques pieds sous la terre. À l'intérieur, l'argent est la patrie de l'industriel. Et le philistin allemand veut que les lois de la concurrence, de la valeur d'échange, du commerce, perdent leur puissance aux barrières de son pays ? Il ne veut accepter la puissance de la société bourgeoise que dans la mesure il y va de son intérêt, de l'intérêt de sa classe ? Il ne veut pas se sacrifier à une puissance à laquelle il veut en sacrifier d'autres, et se sacrifie lui-même dans son propre pays ? Il veut se montrer et être traité à l'extérieur comme un être différent de ce qu'il est et fait lui-même à l'intérieur ? Il veut maintenir la cause et supprimer une de ses conséquences ? Nous lui prouverons que le trafic de soi-même à l'intérieur entraîne nécessairement le trafic à l'extérieur ; que l'on ne peut éviter que la concurrence, qui au-dedans est sa force, ne devienne au-dehors sa faiblesse ; que l'État qu'il soumet au-dedans à la société bourgeoise ne peut le préserver au-dehors de l'action de la société bourgeoise. Pris individuellement, le bourgeois lutte contre les autres, mais en tant que classe, les bourgeois ont un intérêt commun, et cette solidarité, que l'on voit se tourner au-dedans contre le prolétariat, se tourne au-dehors contre les bourgeois des autres nations. C'est ce que le bourgeois appelle sa nationalité. (…)

Or, le misérable qui s'enfonce dans la condition présente, qui veut seulement l'élever à un niveau qu'elle n'a pas encore atteint dans son propre pays, et qui regarde avec [...] jalousie une autre nation qui y est parvenue, ce misérable a-t-il le droit de découvrir dans l'industrie autre chose que l'intérêt mercantile ? Peut-il affirmer que son seul souci, c'est le développement des facultés humaines et l'appropriation humaine des forces de la nature ? C'est aussi abject que si le garde-chiourme se vantait de brandir son fouet sur son esclave, afin que celui-ci se réjouît d'exercer sa force musculaire. Le philistin allemand est le garde-chiourme qui brandit le fouet des droits protecteurs afin de donner à sa nation l'esprit de l'« éducation industrielle » et de lui apprendre le jeu de ses muscles. (…) Que l'ordre social industriel soit pour le bourgeois le meilleur des mondes, l'ordre le plus approprié pour développer ses « facultés » de bourgeois et l'aptitude à exploiter les hommes et la nature, qui songerait à contester cette tautologie ? Que tout ce que, de nos jours, on nomme « vertu » — vertu individuelle ou sociale — serve au profit du bourgeois, qui le conteste ? Qui conteste que le pouvoir politique soit un instrument de sa richesse, que même la science et les jouissances intellectuelles soient ses esclaves ! Qui conteste tout cela ? » (Marx, A propos du système national de l'économie politique de Friedrich List, 1845.)

 

« Admettons que, dans la manière de concevoir la marche de l'histoire, on détache les idées de la classe dominante de cette classe dominante elle-même et qu'on en fasse une entité. Mettons qu'on s'en tienne au fait que telles ou telles idées ont dominé à telle époque, sans s'inquiéter des conditions de la production ni des producteurs de ces idées, en faisant donc abstraction des individus et des circonstances mondiales qui sont à la base de ces idées. On pourra alors dire, par exemple, qu'au temps où l'aristocratie régnait, c'était le règne des concepts d'honneur, de fidélité, etc., et qu'au temps où régnait la bourgeoisie, c'était le règne des concepts de liberté, d'égalité, etc. C'est ce que s'imagine la classe dominante elle-même dans son ensemble. Cette conception de l'histoire commune à tous les historiens, tout spécialement depuis le XVIIIe siècle, se heurtera nécessairement à ce phénomène que les pensées régnantes seront de plus en plus abstraites, c'est-à-dire qu'elles affectent de plus en plus la forme de l'universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées: cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu'elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d'emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante. Cela lui est possible parce qu'au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l'intérêt commun de toutes les autres classes non-dominantes et parce que, sous la pression de l'état de choses antérieur, cet intérêt n'a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d'une classe particulière. De ce fait, la victoire de cette classe est utile aussi à beaucoup d'individus des autres classes qui, elles, ne parviennent pas à la domination; mais elle l'est uniquement dans la mesure où elle met ces individus en état d'accéder à la classe dominante. Quand la bourgeoisie française renversa la domination de l'aristocratie, elle permit par là à beaucoup de prolétaires de s'élever au-dessus du prolétariat, mais uniquement en ce sens qu'ils devinrent eux-mêmes des bourgeois. Chaque nouvelle classe n'établit donc sa domination que sur une base plus large que la classe qui dominait précédemment, mais, en revanche, l'opposition entre la classe qui domine désormais et celles qui ne dominent pas ne fait ensuite que s'aggraver en profon­deur et en acuité. Il en découle ceci : le combat qu'il s'agit de mener contre la nouvelle classe dirigeante a pour but à son tour de nier les conditions sociales antérieures d'une façon plus décisive et plus radicale que n'avaient pu le faire encore toutes les classes précédentes qui avaient brigué la domination. Toute l'illusion qui consiste à croire que la domination d'une classe détermi­née est uniquement la domination de certaines idées, cesse naturellement d'elle-même, dès que la domination de quelque classe que ce soit cesse d'être la forme du régime social, c'est-à-dire qu'il n'est plus nécessaire de représenter un intérêt particulier comme étant l'intérêt géné­ral ou de représen­ter «l'universel» comme dominant. Une fois les idées dominantes séparées des individus qui exercent la domination, et surtout des rapports qui découlent d'un stade donné du mode de production, on obtient ce résultat que ce sont constamment les idées qui dominent dans l'histoire et il est alors très facile d'abstraire, de ces différentes idées «l'idée», c'est-à-dire l'idée par excellence, etc., pour en faire l'élément qui domine dans l'histoire et de concevoir par ce moyen toutes ces idées et concepts isolés comme des «autodéterminations» du concept qui se développe tout au long de l'histoire. Il est également naturel ensuite de faire dériver tous les rapports humains du concept de l'homme, de l'homme représenté, de l'essence de l'homme, de l'homme en un mot. C'est ce qu'a fait la philosophie spéculative. Hegel avoue lui-même, à la fin de la Philosophie de l'histoire qu'il «examine la seule progression du concept» et qu’il a exposé dans l'histoire la «véritable théodicée» (p. 446). Et maintenant on peut revenir aux producteurs du «concept», aux théoriciens, idéologues et philosophes, pour aboutir au résultat que les philosophes, les penseurs en tant que tels, ont de tout temps dominé dans l'histoire, - c'est-à-dire à un résultat que Hegel avait déjà exprimé, comme nous venons de le voir. » (Marx-Engels, L'Idéologie Allemande, 1845-1846.)

 

« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne. (...)

L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours, soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. (...)

La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois. Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. (...)

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. (...)

Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, cette société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété, qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui a coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus la civilisation bourgeoise et le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il ? À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même. Mais la bourgeoisie n’a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre ; ils sont exposés, par conséquent, à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. (...)

Par suite de la concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus en plus instables ; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machine rend la condition de l’ouvrier de plus en plus précaire ; les collisions individuelles entre l’ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils vont jusqu’à constituer des associations permanentes pour être prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà et là, la lutte éclate en émeute.

Parfois, les ouvriers triomphent ; mais c’est un triomphe éphémère. Le résultat véritable de leurs luttes est moins le succès immédiat que l’union grandissante des travailleurs. Cette union est facilitée par l’accroissement des moyens de communication qui sont créés par une grande industrie et qui permettent aux ouvriers de localités différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui partout revêtent le même caractère, en une lutte nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l’union que les bourgeois du moyen âge mettaient des siècles à établir avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer.

Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l’obliger à reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en Angleterre. En général, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit dans un état de guerre perpétuel ; d’abord contre l’aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès de l’industrie et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de l’entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation, c’est-à-dire des armes contre elle-même.

De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l’industrie, précipitées dans le prolétariat ou sont menacées, tout au moins, dans leurs conditions d’existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d’éléments d’éducation.

Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l’heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu’une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l’avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu’à la compréhension théorique de l’ensemble du mouvement historique. De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique.

Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu’elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. Quant au lumpenprolétariat, ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction. (...)

Tous les mouvements historiques ont été, jusqu’ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité. Le prolétariat, couche inférieure de la société actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt cependant tout d’abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie. En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons retracé l’histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle jusqu’à l’heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.

Toutes les sociétés antérieures, nous l’avons vu, ont reposé sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui garantir des conditions d’existence qui lui permettent, au moins, de vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu à devenir membre d’une commune, de même que le petit-bourgeois s’est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne au contraire, loin de s’élever avec le progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme s’accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et d’imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions d’existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de la laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l’existence de la bourgeoisie n’est plus compatible avec celle de la société.

L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle l’accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l’accroissement du capital ; la condition d’existence du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoisie est l’agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l’isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. (...)

Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. (...)

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme.

Le régime de la propriété a subi de continuels changements, de continuelles transformations historiques. La Révolution française, par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise. Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise.

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres. En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance individuelle. La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit-bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir, le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour. Ou bien veut-on parler de la propriété privée d’aujourd’hui, de la propriété bourgeoise ?

Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire, crée pour lui de la propriété ? Nullement. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire encore et encore du travail salarié, afin de l’exploiter de nouveau. Dans sa forme présente, la propriété se meut entre ces deux termes antinomiques : le capital et le travail. Examinons les deux termes de cette antinomie.

Être capitaliste, c’est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le capital est un produit collectif : il ne peut être mis en mouvement que par l’activité en commun de beaucoup d’individus, et même, en dernière analyse, que par l’activité en commun de tous les individus, de toute la société. Le capital n’est donc pas une puissance personnelle ; c’est une puissance sociale. Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n’est pas une propriété personnelle qui se change en propriété commune. Seul le caractère social de la propriété change. Il perd son caractère de classe.

Arrivons au travail salarié. Le prix moyen du travail salarié, c’est le minimum du salaire, c’est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l’ouvrier en tant qu’ouvrier. Par conséquent, ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur est tout juste suffisant pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net qui confère un pouvoir sur le travail d’autrui. Ce que nous voulons, c’est supprimer ce triste mode d’appropriation qui fait que l’ouvrier ne vit que pour accroître le capital, et ne vit qu’autant que l’exigent les intérêts de la classe dominante.

Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir et d’embellir l’existence des travailleurs.

Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste, c’est le présent qui domine le passé. Dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l’individu qui travaille n’a ni indépendance, ni personnalité.

Et c’est l’abolition d’un pareil état de choses que la bourgeoisie flétrit comme l’abolition de l’individualité et de la liberté ! Et avec raison. Car il s’agit effectivement d’abolir l’individualité, l’indépendance, la liberté bourgeoises.

Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d’acheter et de vendre. (...)

Vous êtes saisis d’horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C’est précisément parce qu’elle n’existe pas pour ces neuf dixièmes qu’elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu’à la condition que l’immense majorité soit frustrée de toute propriété.

En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c’est bien ce que nous voulons.

Dès que le travail ne peut plus être converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d’être monopolisé, c’est-à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, vous déclarez que l’individu est supprimé. Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l’individu, vous n’entendez parler que du bourgeois, du propriétaire bourgeois. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé. Le communisme n’enlève à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; il n’ôte que le pouvoir d’asservir à l’aide de cette appropriation le travail d’autrui.

On a objecté encore qu’avec l’abolition de la propriété privée toute activité cesserait, qu’une paresse générale s’emparerait du monde. Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait succombé à la fainéantise, puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute l’objection se réduit à cette tautologie qu’il n’y a plus de travail salarié du moment qu’il n’y a plus de capital.

Les accusations portées contre le mode communiste de production et d’appropriation des produits matériels l’ont été également contre la production et l’appropriation des œuvres de l’esprit. De même que, pour le bourgeois, la disparition de la propriété de classe équivaut à la disparition de toute production, de même la disparition de la culture de classe signifie, pour lui, la disparition de toute culture.

La culture dont il déplore la perte n’est pour l’immense majorité qu’un dressage qui en fait des machines. (...)

En outre, on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, devenir lui-même la nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation.

Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation. Du jour où tombe l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles.

Quant aux accusations portées d’une façon générale contre le communisme, à des points de vue religieux, philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas un examen approfondi. Est-il besoin d’une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale ?

Que démontre l’histoire des idées, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante. Lorsqu’on parle d’idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le sein de la vieille société, les éléments d’une société nouvelle se sont formés et que la dissolution des vieilles idées marche de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence. Quand le monde antique était à son déclin, les vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand, au XVIIème siècle, les idées chrétiennes cédèrent la place aux idées de progrès, la société féodale livrait sa dernière bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les idées de liberté de conscience, de liberté religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre concurrence dans le domaine du savoir.

« Sans doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales, philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées au cours du développement historique. Mais la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient toujours à travers ces transformations. »

« Il y a de plus des vérités éternelles, telles que la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d’en renouveler la forme, et cela contredit tout le développement historique antérieur. »

À quoi se réduit cette accusation ? L’histoire de toute la société jusqu’à nos jours était faite d’antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques, ont revêtu des formes différentes. Mais, quelle qu’ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l’exploitation d’une partie de la société par l’autre est un fait commun à tous les siècles passés. Donc, rien d’étonnant si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes, formes de conscience qui ne se dissoudront complètement qu’avec l’entière disparition de l’antagonisme des classes. La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété ; rien d’étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles. Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme.

Nous avons déjà vu plus haut que la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives.

Cela ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c’est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. (...)

Les antagonismes de classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe. À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. (...)

Dans les pays où s’épanouit la civilisation moderne, il s’est formé une nouvelle classe de petits-bourgeois qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie ; fraction complémentaire de la société bourgeoise, elle se reconstitue sans cesse ; mais, par suite de la concurrence, les individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement progressif de la grande industrie, ils voient approcher l’heure où ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le commerce, la manufacture et l’agriculture par des contremaîtres et des employés. (...)

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise. Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets. Citons, comme exemple, la Philosophie de la misère de Proudhon.

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie, comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu’il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l’inviter, au fond, à s’en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu’il s’en fait.

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du capital et du salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’État. Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique.

Le libre-échange, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement. Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois dans l’intérêt de la classe ouvrière. (...)

L’importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison inverse du développement historique. À mesure que la lutte des classes s’accentue et prend forme, cette façon de s’élever au-dessus d’elle par l’imagination, cette opposition imaginaire qu’on lui fait, perd toute valeur pratique, toute justification théorique. C’est pourquoi, si à beaucoup d’égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont toujours réactionnaires, car ces disciples s’obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de l’évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales - établissement de phalanstères isolés, création de home-colonies, fondation d’une petite Icarie 34, édition réduite de la Nouvelle Jérusalem, - et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient forcés de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs dépeints plus haut et ne s’en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique et une foi superstitieuse et fanatique dans l’efficacité miraculeuse de leur science sociale. (...)

En somme, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant.

Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d’évolution qu’elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement. Enfin, les communistes travaillent à l’union et à l’entente des partis démocratiques de tous les pays.

Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

(Marx-Engels, Manifeste du parti communiste, 1848.)

Manifeste inaugural de l'Association Internationale des Travailleurs

Le caractère fétiche de la marchandise (Extrait du Capital)

Discours pour le XV° anniversaire de la Commune de Paris

 

Préface à l'édition russe de 1882 du Manifeste du parti communiste. (...)

Passons à la Russie. Au moment de la Révolution de 1848-1849, les monarques d'Europe, tout comme la bourgeoisie d'Europe, voyaient dans l'intervention russe le seul moyen de les sauver du prolétariat qui venait tout juste de s'éveiller. Le tsar fut proclamé chef de la réaction européenne. Aujourd'hui, il est, à Gatchina, le prisonnier de guerre de la révolution, et la Russie est à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire de l'Europe. Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la disparition inévitable et prochaine de la propriété bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise en voie de formation, plus de la moitié du sol est la propriété commune des paysans. Il s'agit, dès lors, de savoir si la communauté paysanne russe, cette forme déjà décomposée de l'antique propriété commune du sol, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété commune, ou bien si elle doit suivre d'abord le même processus de dissolution qu'elle a subi au cours du développement historique de l'Occident. La seule réponse qu'on puisse faire aujourd'hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en Occident et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à une révolution communiste.

Karl Marx, Friedrich Engels (Londres, 21 janvier 1882)

 

K. Marx - Manifeste inaugural de l'Association Internationale des Travailleurs

 Fondée le 28 septembre 1864, lors d'une assemblée
publique célébrée au Saint Martin's Hall de Long Acre, Londres.
 

Ouvriers,

C'est un fait très remarquable que la misère des masses travailleuses n'a pas diminué de 1848 à 1864, et pourtant cette période défie toute comparaison pour le développement de l'industrie et l'extension du commerce. En 1850, un organe modéré de la bourgeoisie anglaise, très bien informé d'ordinaire, prédisait que si l'exportation et l'importation de l'Angleterre s'élevaient de 50 %, le paupérisme tomberait à zéro. Hélas ! le 7 avril 1864, le chancelier de l'Echiquier charmait son auditoire parlementaire en lui annonçant que le commerce anglais d'importation et d'exportation était monté en 1863 «à 443 955 000 livres sterling, somme étonnante qui surpasse presque des deux tiers le commerce de l'époque, relativement récente, de 1843». Mais en même temps, il parlait éloquemment de la «misère». «Songez, s'écria-t-il, à ceux qui vivent sur le bord de cet horrible état», aux «salaires qui n'augmentent point», à la «vie humaine qui, dans neuf cas sur dix, n'est qu'une lutte pour l'existence.» Encore ne disait-il rien des Irlandais que remplacent graduellement les machines dans le Nord, les troupeaux de moutons dans le Sud, quoique les moutons eux-mêmes diminuent dans ce malheureux pays, moins rapidement, il est vrai, que les hommes. Il ne répétait pas ce que venaient de dévoiler, dans un accès soudain de terreur, les représentants les plus élevés des dix mille supérieurs. Lorsque la panique des garrotteurs [1] atteignit un certain degré, la Chambre des Lords fit faire une enquête et un rapport sur la transportation et la servitude pénales. La vérité fut ainsi révélée dans le volumineux Livre bleu de 1863, et il fut démontré, par des faits et chiffres officiels, que les pires des criminels condamnés, les forçats de l'Angleterre et de l'Ecosse, travaillaient beaucoup moins et étaient beaucoup mieux nourris que les travailleurs agricoles des mêmes pays. Mais ce n'est pas tout. Quand la guerre civile d'Amérique eut jeté sur le pavé les ouvriers des comtés de Lancaster et de Chester, la même Chambre des Lords envoya un médecin dans les provinces manufacturières, en le chargeant de rechercher le minimum de carbone et d'azote, administrable sous la forme la plus simple et la moins chère, qui pût suffire en moyenne «à prévenir les maladies causées par la famine». Le docteur Smith, le médecin délégué, trouva que 28 000 grains de carbone et 1 330 grains d'azote par semaine étaient nécessaires, en moyenne, à un adulte... uniquement pour le préserver des maladies causées par la famine ; de plus, il trouva que cette quantité n'était pas fort éloignée de la maigre nourriture à laquelle l'extrême détresse venait de réduire les ouvriers cotonniers [2]. Mais, écoutez encore. Le même savant médecin fut, un peu plus tard, délégué de nouveau par le département médical du Conseil privé, afin d'examiner la nourriture des classes travailleuses les plus pauvres. Le Sixième rapport sur l'état de la santé publique, publié par ordre du Parlement, dans le courant de cette année, contient le résultat de ses recherches. Qu'a découvert le docteur ? Que les tisseurs en soie, les couturières, les gantiers, les tisserands de bas, etc., ne recevaient pas toujours, en moyenne, la misérable pitance des ouvriers cotonniers, pas même la quantité de carbone et d'azote «suffisant uniquement à prévenir les maladies causées par la famine».

«En outre, nous citons textuellement le rapport, l'examen de l'état des familles agricoles a démontré que plus du cinquième d'entre elles est réduit à une quantité moins que suffisante d'aliments carboniques, et plus du tiers à une quantité moins que suffisante d'aliments azotés ; que dans trois comtés, Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire, l'insuffisance des aliments azotés est, en moyenne, le régime local.» «Il ne faut pas oublier, ajoute le rapport officiel, que la privation de nourriture n'est supportée qu'avec répugnance, et qu'en règle générale, le manque de nourriture suffisante n'arrive jamais que précédé de bien d'autres privations... La propreté même est regardée comme une chose très chère et difficile, et, quand le respect de soi-même s'efforce de l'entretenir, chaque effort de la sorte est nécessairement payé par un surcroît des tortures de la faim.» «Ce sont des réflexions d'autant plus douloureuses, qu'il ne s'agit pas ici de la misère méritée par la paresse, mais, dans tous les cas, de la détresse d'une population travailleuse. En fait, le travail qui n'assure qu'une si maigre pitance est, pour la plupart, extrêmement long.» Le rapport dévoile ce fait étrange et même inattendu que «de toutes les parties du Royaume-Uni» (c'est-à-dire l'Angleterre, le Pays de Galles, l'Ecosse et l'Irlande) «c'est la population agricole de l'Angleterre», précisément de la partie la plus opulente, «qui est incontestablement la plus mal nourrie», mais que même les plus pauvres laboureurs des comtés de Berks, d'Oxford et de Somerset sont beaucoup mieux nourris que la plupart des ouvriers de l'Etat de Londres, travaillant à domicile.

Telles sont les données officielles publiées par ordre du Parlement, en 1864, dans le millénaire du libre-échange, au moment même où le chancelier de l'Echiquier racontait à la Chambre des Communes que «la condition des ouvriers anglais s'est améliorée, en moyenne, d'une manière si extraordinaire que nous n'en connaissons point d'exemple dans l'histoire d'aucun pays, ni d'aucun âge». De quel son discordant ces exaltations officielles sont percées par une brève remarque du non moins officiel Rapport sur l'état de la santé publique : «La santé publique d'un pays signifie la santé de ses masses, et il est presque impossible que les masses soient bien portantes, si elles ne jouissent pas, jusqu'au plus bas de l'échelle sociale, au moins du plus modeste bien-être.»

Ebloui par le «Progrès de la Nation», le chancelier de l'Echiquier voit danser devant ses yeux les chiffres de ses statistiques. C'est avec un accent de véritable extase qu'il s'écrie : «De 1842 à 1852, le revenu imposable du pays s'est accru de 6 % ; dans les huit années de 1853 à 1861, il s'est accru de 20 %, si l'on prend pour base 1853 ; c'est un fait si étonnant qu'il est presque incroyable !... Cette vertigineuse montée de richesses et de puissance, ajoute W. Gladstone, se limite entièrement aux classes possédantes.»

Si vous voulez savoir à quelles conditions de santé perdue, de morale flétrie et de ruine intellectuelle, cette «vertigineuse montée de richesses et de puissance, limitée entièrement aux classes possédantes», a été et est produite par les classes laborieuses, voyez la description qui est faite des ateliers de couture pour hommes et pour dames, et d'imprimeries, dans le dernier «Rapport sur l'état de la santé publique». Comparez le «Rapport de la commission pour examiner le travail des enfants», où il est constaté, par exemple, que la classe des potiers, hommes et femmes, présente une population très dégénérée, tant sous le rapport physique que sous le rapport intellectuel ; que «les enfants infirmes deviennent ensuite des parents infirmes» ; que «la dégénération de la race en est une conséquence absolue»; que «la dégénération de la population du comté de Staffer serait beaucoup plus avancée, n'était le recrutement continuel des pays adjacents et les mariages mixtes avec des races plus robustes». Jetez un coup d'oeil sur le Livre bleu de M. Tremenheere : Griefs et plaintes des journaliers boulangers. Et qui n'a pas frissonné en lisant ce paradoxe des inspecteurs des fabriques, certifié par le Registrar General, d'après lequel la santé des ouvriers du comté de Lancaster s'est améliorée considérablement, quoiqu'ils soient réduits à la plus misérable nourriture, parce que le manque de coton les a chassés des fabriques cotonnières, que la mortalité infantile a diminué, parce que, enfin, il est permis aux mères de donner le sein aux nouveau-nés, au lieu du cordial de Godfrey.

Mais retournez encore une fois la médaille ! Le Tableau de l'impôt des revenus et des propriétés, présenté à la Chambre des Communes le 20 juillet 1864, nous apprend que du 5 avril 1862 au 5 avril 1863, treize personnes ont grossi les rangs de ceux dont les revenus annuels sont évalués par le collecteur des impôts à 50 000 livres sterling et au-delà, c'est-à-dire que leur nombre est monté, en une seule année, de 67 à 80. Le même Tableau dévoile le fait curieux que 3 000 personnes à peu près partagent entre elles un revenu annuel d'environ 25 000 000 de livres sterling, plus que la somme totale distribuée annuellement entre tous les laboureurs de l'Angleterre et du Pays de Galles. Ouvrez le registre du cens de 1861, et vous trouverez que le nombre des propriétaires terriens en Angleterre et dans le Pays de Galles s'est réduit de 16 934 en 1851 à 15 066 en 1861 ; qu'ainsi la concentration de la propriété du sol s'est accrue en dix années de 11 %. Si la concentration de la propriété foncière dans les mains d'un petit nombre suit toujours le même progrès, la question agraire deviendra singulièrement simplifiée, comme elle l'était dans l'Empire romain quand Néron eut un fin sourire à la nouvelle que la moitié de la province d'Afrique était possédée par six chevaliers.

Nous nous sommes appesantis sur ces «faits si étonnants qu'ils sont presque incroyables», parce que l'Angleterre est à la tête de l'Europe commerciale et industrielle. Rappelez-vous qu'il y a quelques mois à peine, un des fils réfugiés de Louis-Philippe félicitait publiquement le travailleur agricole anglais de la supériorité de son lot par rapport à celui, moins prospère, de ses camarades de l'autre côté de la Manche. En vérité, si nous tenons compte de la différence des circonstances locales, nous voyons les faits anglais se reproduire sur une plus petite échelle, dans tous les pays industriels et progressifs du continent. Depuis 1848, un développement inouï de l'industrie et une expansion inimaginable des exportations et des importations ont eu lieu dans ces pays. Partout «la montée de richesses et de puissance entièrement limitée aux classes possédantes» a été réellement «vertigineuse». Partout, comme en Angleterre, une petite minorité de la classe ouvrière a obtenu une légère augmentation du salaire réel ; mais, dans la plupart des cas, la hausse du salaire nominal ne dénotait pas plus l'accroissement du bien-être des salariés que l'élévation du coût de l'entretien des pensionnaires, par exemple, à l'hôpital des pauvres ou dans l'asile des orphelins de la métropole, de 7 livres 7 shillings 4 pence en 1852, à 9 livres 15 sh. 8 p. en 1861, ne leur bénéficie ni n'augmente leur bien-être. Partout les grandes masses de la classe laborieuse descendaient toujours plus bas, dans la même proportion au moins que les classes placées au-dessus d'elle montaient plus haut sur l'échelle sociale. Dans tous les pays de l'Europe -- c'est devenu actuellement une vérité incontestable pour tout esprit impartial, et déniée par ceux-là seuls dont l'intérêt consiste à promettre aux autres monts et merveilles -- , ni le perfectionnement des machines, ni l'application de la science à la production, ni la découverte de nouvelles communications, ni les nouvelles colonies, ni l'émigration, ni la création de nouveaux débouchés, ni le libre-échange, ni toutes ces choses ensemble ne supprimeront la misère des classes laborieuses ; au contraire, tant qu'existera la base défectueuse d'à-présent, chaque nouveau progrès des forces productives du travail aggravera de toute nécessité les contrastes sociaux et fera davantage ressortir l'antagonisme social. Durant cette «vertigineuse» époque de progression économique, la mort d'inanition s'est élevée à la hauteur d'une institution sociale dans la métropole britannique. Cette époque est marquée, dans les annales du monde, par les retours accélérés, par l'étendue de plus en plus vaste et par les effets de plus en plus meurtriers de la peste sociale appelée la crise commerciale et industrielle.

Après la défaite des révolutions de 1848, toutes les associations et tous les journaux politiques des classes ouvrières furent écrasés sur le continent par la main brutale de la force ; les plus avancés parmi les fils du travail s'enfuirent désespérés outre Atlantique, aux Etats-Unis, et les rêves éphémères d'affranchissement s'évanouirent devant une époque de fièvre industrielle, de marasme moral et de réaction politique. Dû en partie à la diplomatie anglaise qui agissait, alors comme maintenant dans un esprit de fraternelle solidarité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, l'échec de la classe ouvrière continentale répandit bientôt ses effets contagieux de ce côté de la Manche. La défaite de leurs frères du continent, en faisant perdre tout courage aux ouvriers anglais, toute foi dans leur propre cause, rendait en même temps aux seigneurs terriens et aux puissances d'argent leur confiance quelque peu ébranlée. Ils retirèrent insolemment les concessions déjà annoncées. La découverte de nouveaux terrains aurifères amena une immense émigration et creusa un vide irréparable dans les rangs du prolétariat de la Grande-Bretagne. D'autres, parmi ses membres les plus actifs jusque-là, furent séduits par l'appât temporaire d'un travail plus abondant et de salaires plus élevés et devinrent ainsi des «briseurs de grève politiques». En vain essaya-t-on d'entretenir ou de réformer le mouvement chartiste, tous les efforts échouèrent complètement. Dans la presse, les organes de la classe ouvrière moururent l'un après l'autre de l'apathie des masses et, en fait, jamais l'ouvrier anglais n'avait paru accepter si entièrement sa nullité politique. Si autrefois il n'y avait pas eu solidarité d'action entre la classe ouvrière de la Grande-Bretagne et celle du continent, maintenant il y a, en tout cas, entre elles, solidarité de défaite.

Cependant cette période écoulée depuis les révolutions de 1848 a eu aussi ses compensations. Nous n'indiquerons ici que deux faits très importants.

Après une lutte de trente années, soutenue avec la plus admirable persévérance, la classe ouvrière anglaise, profitant d'une brouille momentanée entre les maîtres de la terre et les maîtres de l'argent, réussit à enlever le bill de dix heures. Les immenses bienfaits physiques, moraux et intellectuels qui en résultèrent pour les ouvriers des manufactures ont été enregistrés dans les rapports bisannuels des inspecteurs des fabriques et, de tous côtés, on se plaît maintenant à les reconnaître. La plupart des gouvernements continentaux furent obligés d'accepter la loi anglaise dans les manufactures, sous une forme plus ou moins modifiée, et le Parlement anglais est lui-même chaque année forcé d'étendre et d'élargir le cercle de son action. Mais à côté de son utilité pratique, il y a dans la loi certains autres caractères bien faits pour en rehausser le merveilleux succès. Par la bouche de ses savants les plus connus, tels que le docteur Ure, le professeur Senior et autres philosophes de cette trempe, la classe moyenne avait prédit et allait répétant que toute intervention de la loi pour limiter les heures de travail devait sonner le glas de l'industrie anglaise qui, semblable au vampire, ne pouvait vivre que de sang, et du sang des enfants, par-dessus le marché. Jadis, le meurtre d'un enfant était un rite mystérieux de la religion de Moloch, mais on ne le pratiquait qu'en des occasions très solennelles, une fois par an peut-être, et encore Moloch n'avait-il pas de penchant exclusif pour les enfants du pauvre. Ce qui dans cette question de la limitation légale des heures de travail, donnait au conflit un véritable caractère d'acharnement et de fureur, c'est que, sans parler de l'avarice en émoi, il s'agissait là de la grande querelle entre le jeu aveugle de l'offre et de la demande, qui est toute l'économie politique de la classe bourgeoise, et la production sociale contrôlée et régie par la prévoyance sociale, qui constitue l'économie politique de la classe ouvrière. Le bill des dix heures ne fut donc pas seulement un important succès pratique ; ce fut aussi le triomphe d'un principe; pour la première fois, au grand jour, l'économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l'économie politique de la classe ouvrière.

Mais il était réservé à l'économie politique du travail de remporter bientôt un triomphe plus complet encore sur l'économie politique de la propriété. Nous voulons parler du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives créées par l'initiative isolée de quelques «bras» [3] entreprenants. La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite. Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d'une classe de patrons employant une classe de salariés; elles ont montré qu'il n'était pas nécessaire pour le succès de la production que l'instrument de travail fût monopolisé et servît d'instrument de domination et d'extorsion contre le travailleur lui-même; elles ont montré que comme le travail esclave, comme le travail serf, le travail salarié n'était qu'une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé exécuté avec entrain, dans la joie et le bon vouloir. En Angleterre, c'est Robert Owen qui jeta les germes du système coopératif ; les entreprises des ouvriers, tentées sur le continent, ne furent en fait que la réalisation pratique des théories non découvertes, mais hautement proclamées en 1848.

En même temps, l'expérience de cette période (1848-1864) a prouvé jusqu'à l'évidence que, si excellent qu'il fût en principe, si utile qu'il se montrât dans l'application, le travail coopératif, limité étroitement aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers, ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leurs misères. C'est peut-être précisément le motif qui a décidé de grands seigneurs bien intentionnés, des hâbleurs-philanthropes bourgeois et même des économistes pointus à accabler tout à coup d'éloges affadissants ce système coopératif qu'ils avaient en vain essayé d'écraser, lorsqu'il venait à peine d'éclore, ce système coopératif qu'ils représentaient alors d'un ton railleur comme une utopie de rêveur, ou qu'ils anathématisaient comme un sacrilège de socialiste. Pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national et, par conséquent, être soutenue et propagée par des moyens nationaux. Mais les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs privilèges économiques. Bien loin de pousser à l'émancipation du travail, ils continueront à y opposer le plus d'obstacles possible. Qu'on se rappelle avec quel dédain lord Palmerston rembarra les défenseurs du bill sur les droits des tenanciers irlandais présenté pendant la dernière session. «La Chambre des Communes, s'écria-t-il, est une chambre de propriétaires fonciers !»

La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. Elle semble l'avoir compris, car en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, on a vu renaître en même temps ces aspirations communes, et en même temps aussi des efforts ont été faits pour réorganiser politiquement le parti des travailleurs.

Il est un élément de succès que ce parti possède : il a le nombre ; mais le nombre ne pèse dans la balance que s'il est uni par l'association et guidé par le savoir. L'expérience du passé nous a appris comment l'oubli de ces liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l'affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées. C'est poussés par cette pensée que les travailleurs de différents pays, réunis en un meeting public à Saint-Martin's Hall le 28 septembre 1864, ont résolu de fonder l'Association Internationale.

Une autre conviction encore a inspiré ce meeting.

Si l'émancipation des classes travailleuses requiert leur union et leur concours fraternels, comment pourraient-elles accomplir cette grande mission si une politique étrangère, qui poursuit des desseins criminels, met en jeu les préjugés nationaux et fait couler dans des guerres de piraterie le sang et dilapide le bien du peuple ? Ce n'est pas la prudence des classes gouvernantes de l'Angleterre, mais bien la résistance héroïque de la classe ouvrière à leur criminelle folie qui a épargné à l'Europe occidentale l'infamie d'une croisade pour le maintien et le développement de l'esclavage outre Atlantique. L'approbation sans pudeur, la sympathie dérisoire ou l'indifférence stupide avec lesquelles les classes supérieures d'Europe ont vu la Russie saisir comme une proie les montagnes-forteresses du Caucase et assassiner l'héroïque Pologne, les empiétements immenses et sans entrave de cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont on retrouve la main dans tous les cabinets d'Europe, ont appris aux travailleurs qu'il leur fallait se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir, et enfin lorsqu'ils seraient impuissants à rien empêcher, s'entendre pour une protestation commune et revendiquer les simples lois de la morale et de la justice qui devraient gouverner les rapports entre individus, comme lois suprêmes dans le commerce des nations.

Combattre pour une politique étrangère de cette nature, c'est prendre part à la lutte générale pour l'affranchissement des travailleurs.

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

Notes :

[1] Garrotteurs (garroters), bandes de brigands, dont les assauts dans les rues de Londres devinrent si nombreux au début des années 60 qu'ils provoquèrent un débat parlementaire.

[2] Il est à peine besoin de rappeler au lecteur que le carbone et l'azote, parallèlement a l'eau et à certaines substances inorganiques, constituent une matière brute pour l'alimentation humaine. Or, pour alimenter l'organisme de l'homme, ces simples éléments chimiques doivent être fournis sous forme de matières végétales ou animales. Ainsi, la pomme de terre contient surtout le carbone; le froment, lui, contient le carbone et l'azote dans une proportion convenable. (Note de Marx)

[3] Hands, mot-à-mot "mains", signifie également ouvriers.

 

 

Le caractère fétiche de la marchandise et son secret

( Le Capital - Livre I - Première section - Premier chapitre - Quatrième partie ).

Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. En tant que valeur d'usage, il n'y a en elle rien de mystérieux, soit qu'elle satisfasse les besoins de l'homme par ses propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser.

Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d'usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui déterminent la valeur. D'abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c'est une vérité physiologique qu'ils sont avant tout des fonctions de l'organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l'homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c'est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu'il faut pour produire les moyens de consommation a dû intéresser l'homme, quoique inégalement, suivant les divers degrés de la civilisation 1. Enfin dès que les hommes travaillent d'une manière quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme sociale.

D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de cette forme elle-même.

Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil ; c'est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production.

En général, des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres. L'ensemble de ces travaux privés forme le travail social, comme les producteurs n'entrent socialement en contact que par l'échange de leurs produits, ce n'est que dans les limites de cet échange que s'affirment d'abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social que par les rapports que l'échange établit entre les produits du travail et indirectement entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses.

C'est seulement dans leur échange que les produits du travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme, distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d'utilité. Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur s'élargit dans la pratique dès que l'échange a acquis assez d'étendue et d'importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l'échange, de sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D'un côté, ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux, et, s'affirmer ainsi comme parties intégrantes du travail général, d'un système de division sociale du travail qui se forme spontanément ; de l'autre côté, ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c'est-à-dire est réputé leur égal. L'égalité de travaux qui diffèrent toto coelo [complètement] les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c'est l'échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d'égalité les produits des travaux les plus divers.

Le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique, l'échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir 2. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n'est qu'avec le temps que l'homme cherche à déchiffrer le sens de l'hiéroglyphe à pénétrer les secrets de l'œuvre sociale à laquelle il contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société, tout aussi bien que le langage.

La découverte scientifique faite plus tard que les produits du travail, en tant que valeurs, sont l'expression pure et simple du travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l'histoire du développement de l'humanité mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des produits eux-mêmes. Ce qui n'est vrai que pour cette forme de production particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que ce caractère social spécifique revêt ne forme objective, la forme valeur des produits du travail, ce fait, pour l'homme engrené dans les rouages et les rapports de la production des marchandises, parait, après. Comme avant la découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d'un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l'air qui est restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques.

Ce qui intéresse tout d'abord pratiquement les échangistes, c'est de savoir combien ils obtiendront en échange de leurs produits, c'est-à-dire la proportion dans laquelle les produits s'échangent entre eux. Dès que cette proportion a acquis une certaine fixité habituelle, elle leur parait provenir de la nature même des produits du travail. Il semble qu'il réside dans ces choses une propriété de s'échanger en proportions déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes.

Le caractère de valeur des produits du travail ne ressort en fait que lorsqu'ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la forme d'un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu'ils puissent le diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l'expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu'ils s'entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle.

Et comment ? Parce que dans les rapports d'échange accidentels et toujours variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l'emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir à n'importe qui lorsque sa maison s'écroule sur sa tête 3. La détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution, tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits eux-mêmes du travail.

La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de marchandises et qui, par conséquent, président déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables, mais de leur sens intime. Ainsi c'est seulement l'analyse du prix des marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et c'est seulement l'expression commune des marchandises en argent qui a amené la fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler. Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile comme à l'incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et l'étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les producteurs de ces marchandises les rapportent, à la toile, à l'or ou à l'argent, ce qui revient au même, comme à l'équivalent général, les rapports entre leurs travaux privés et l'ensemble du travail social leur apparaissent précisément sous cette forme bizarre.

Les catégories de l'économie bourgeoise sont des formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque historique déterminée, où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.

Puisque l'économie politique aime les Robinsonades 4, visitons d'abord Robinson dans son île.

Modeste, comme il l'est naturellement, il n'en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. De ses prières et autres bagatelles semblables nous n'avons rien à dire, puisque notre Robinson y trouve son plaisir et considère une activité de cette espèce comme une distraction fortifiante. Malgré la variété de ses fonctions productives, à sait qu'elles ne sont que les formes diverses par lesquelles s'affirme le même Robinson, c'est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même le force à partager son temps entre ses occupations différentes. Que l'une prenne plus, l'autre moins de place dans l'ensemble de ses travaux, cela dépend de la plus ou moins grande difficulté qu'il a à vaincre pour obtenir l'effet utile qu'il a en vue. L'expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé du naufrage montre, grand livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais qu'il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient le détail des objets utiles qu'il possède, des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les comprendre sans une trop grande tension d'esprit. Et cependant toutes les déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.

Transportons-nous, maintenant de l'île lumineuse de Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l'homme indépendant, nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle, caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères, de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c'est précisément parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous, les rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les travaux divers et leurs produits n'ont en conséquence pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services, prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa particularité — et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande — en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises ; mais chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c'est une quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu'il dépense au service de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction du prêtre. De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits du travail.

Pour rencontrer le travail commun, c'est-à-dire l'association immédiate, nous n'avons pas besoin de remonter à sa forme naturelle primitive, telle qu'elle nous apparaît au seuil de l'histoire de tous les peuples civilisés 5. Nous en avons un exemple tout près de nous dans l'industrie rustique et patriarcale d'une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins bétail, blé, toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la famille comme les produits divers de son travail et non comme des marchandises qui s'échangent réciproquement. Les différents travaux d'où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu'ils sont des fonctions de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production marchande. Les conditions naturelles variant avec le changement des saisons, ainsi que les différences d'âge et de sexe, règlent dans la famille la distribution du travail et sa durée pour chacun. La mesure de la dépense des forces individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la famille.

Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets d'utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l'autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution.

Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. Dans les modes de production de la vieille Asie, de l'antiquité en général, la transformation du produit en marchandise ne joue qu'un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus d'importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des peuples marchands proprement dits n'existent que dans les intervalles du monde antique, à la façon des dieux d'Epicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapport de la production, infiniment plus simples et plus transparents que la société bourgeoise ; mais ils ont pour base l'immaturité de l'homme individuel — dont l'histoire n'a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui l'unit à la communauté naturelle d'une tribu primitive — ou des conditions de despotisme et d'esclavage. Le degré inférieur de développement des forces productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne, tout le cercle de la vie matérielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre eux, soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne peuvent être elles mêmes le produit que d'un long et douloureux développement.

L'économie politique a bien, à est vrai, analysé la valeur et la grandeur de valeur 6, quoique d'une manière très imparfaite. Mais elle ne s'est jamais de mandé pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au premier coup d'œil qu'elles appartiennent à une période sociale dans laquelle la production et ses rapports régissent l'homme au lieu d'être régis par lui paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le travail productif lui-même. Rien d'étonnant qu'elle traite les formes de production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de l'Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme 7.

Ce qui fait voir, entre autres choses, l'illusion produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent au monde marchand ; ou par l'apparence matérielle des attributs sociaux du travail, c'est leur longue et insipide querelle à propos du rôle de la nature dans la création de la valeur d'échange. Cette valeur n'étant pas autre chose qu'une manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production d'un objet ne peut pas plus contenir d'éléments matériels que le cours du change, par exemple.

Dans notre société, la forme économique la plus générale et la plus simple qui s'attache aux produits du travail, la forme marchandise, est si familière à tout le monde que personne n'y voit malice. Considérons d'autres formes économiques plus complexes. D'où proviennent, par exemple, les illusions du système mercantile ? Evidemment du caractère fétiche que la forme monnaie imprime aux métaux précieux. Et l'économie moderne, qui fait l'esprit fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? N'est-ce pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple, sont, par nature, capital, et, qu'en voulant les dépouiller de ce caractère purement social, on commet un crime de lèse-nature ? Enfin, les physiocrates, si supérieurs à tant d'égards, n'ont-ils pas imaginé que la rente foncière n'est pas un tribut arraché aux hommes, mais un présent fait par la nature même aux propriétaires ? Mais n'anticipons pas et contentons-nous encore d'un exemple à propos de la forme marchandise elle-même.

Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : Notre valeur d'usage peut bien intéresser l'homme ; pour nous, en tant qu'objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c'est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d'achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d'échange. Ne croirait-on pas que l'économiste emprunte ses paroles à l'âme même de la marchandise quand il dit : « La valeur (valeur d'échange) est une propriété des choses, la richesse (valeur d'usage) est une propriété de l'homme. La valeur dans ce sens suppose nécessairement l'échange, la richesse, non 8.» «La richesse (valeur utile) est un attribut de l'homme ; la valeur, un attribut des marchandises. Un homme ou bien une communauté est riche, une perle ou un diamant possède de la valeur et la possède comme telle 9.» Jusqu'ici aucun chimiste n'a découvert de valeur d'échange dans une perle ou dans un diamant. Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances chimiques de ce genre, et qui affichent une certaine prétention à la profondeur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient indépendamment de leurs propriétés matérielles, tandis que leur valeur leur appartient en tant que choses. Ce qui les confirme dans cette opinion, c'est cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour l'homme sans échange, c'est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et l'homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans l'échange, c'est-à-dire dans un rapport social. Qui ne se souvient ici du bon Dogberry, et de la leçon qu'il donne au veilleur de nuit, Seacoal :

« Etre un homme bien fait est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature 10. » (To be a well-favoured man is the gift of fortune ; but to write and read comes by nature.)

Notes :

1. Chez les anciens Germains la grandeur d'un arpent de terre était calculée d'après le travail d'un jour, et de là son nom Tagwerk, Mannwerk, etc. (Jurnale ou jurnalis, terra jurnalis ou diurnalis.) D'ailleurs l'expression de « journal » de terre subsiste encore dans certaines parties de la France (voir Georg Ludwig von MAURER, Einleitung zur Geschichte der Mark-, Hof-, Dorf- und Stadt-Verfassung..., Munich, 1854, p. 129 et suiv.).

2. Quand donc Galiani dit : « La valeur est un rapport entre deux personnes »! La Richezza è une ragione tra due persone. (GALIANI, Della Moneta, p. 221, t. III du recueil de Custodi : Scrittori classici italiani di Economia politica. — Parte moderna, Milan, 1803), il aurait dû ajouter : un rapport caché sous l'enveloppe des choses.

3. « Que doit-on penser d'une loi qui ne peut s'exécuter que par des révolutions périodiques ? C'est tout simplement une loi naturelle fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent. » (Friedrich ENGELS « Umrisse, zu einer Kritik der Nationalökonomie », p. 103, dans les Annales franco-allemandes, éditées par Arnold Rude et Karl Marx, Paris, 1844.)

4. Ricardo lui-même a sa Robinsonade. Le chasseur et le pêcheur primitifs sont pour lui des marchands qui échangent le poisson et le gibier en raison de la durée du travail réalisé dans leurs valeurs. A cette occasion, il commet ce singulier anachronisme, que le chasseur et le pêcheur consultent, pour le calcul de leurs instruments de travail, les tableaux d'annuités en usage à la Bourse de Londres en 1817. Les « parallélogrammes de M. Owen » paraissent être la seule forme de société qu'il connaisse en dehors de la société bourgeoise .

5. C'est un préjugé ridicule, répandu ces derniers temps, de croire que la propriété collective primitive est une forme de propriété spécifiquement slave, voire exclusivement russe. C'est la forme primitive dont on peut établir la présence chez les Romains, les Germains, les Celtes, mais dont on rencontre encore, aux Indes, tout un échantillonnage aux spécimens variés, bien qu'en partie à l'état de vestiges. Une étude rigoureuse des formes de la propriété collective en Asie, et spécialement aux Indes, montrerait qu'en se dissolvant les différentes formes de la propriété collective primitive ont donné naissance à différentes formes de propriété. C'est ainsi que l'on peut, par exemple, déduire les différents types originaux de propriété privée à Rome et chez les Germains de différentes formes de propriété commune indienne.

6. Un des premiers économistes qui après William Petty ait ramené la valeur à son véritable contenu, le célèbre Franklin, peut nous fournir un exemple de la manière dont l'économie bourgeoise procède dans son analyse. Il dit : « Comme le commerce en général n'est pas autre chose qu'un échange de travail contre travail, c'est par le travail qu'on estime le plus exactement la valeur de toutes choses » (The Works of Benjamin Franklin. etc., éditions Sparks, Boston, 1836, t. II. p. 267). Franklin trouve tout aussi naturel que les choses aient de la valeur, que le corps de la pesanteur. A son point de vue, il s'agit tout simplement de trouver comment cette valeur sera estimée le plus exactement possible. Il ne remarque même pas qu'en déclarant que « c'est par le travail qu'on estime le plus exactement la valeur de toute chose », il fait abstraction de la différence des travaux échangés et les réduit à un travail humain égal. Autrement il aurait dû dire : puisque l'échange de bottes ou de souliers contre des tables n'est pas autre chose qu'un échange de cordonnerie contre menuiserie, c'est par le travail du menuisier qu'on estimera avec le plus d'exactitude la valeur des bottes ! En se servant du mot travail en général, il fait abstraction du caractère utile et de la forme concrète des divers travaux. L'insuffisance de l'analyse que Ricardo a donnée de la grandeur de la valeur — et c'est la meilleure — sera démontrée dans les Livres III et IV de cet ouvrage. Pour ce qui est de la valeur en général, l'économie politique classique ne distingue jamais clairement ni expressément le travail représenté dans la valeur du même travail en tant qu'il se représente dans la valeur d'usage du produit. Elle fait bien en réalité cette distinction, puisqu'elle considère le travail tantôt au point de vue de la qualité, tantôt à celui de la quantité. Mais il ne lui vient pas à l'esprit qu'une différence simplement quantitative des travaux suppose leur unité ou leur égalité qualitative, c'est-à-dire leur réduction au travail humain abstrait. Ricardo, par exemple, se déclare d'accord avec Destutt de Tracy quand celui-ci dit : « Puisqu'il est certain que nos facultés physiques et morales sont notre seule richesse originaire, que l'emploi de ces facultés, le travail quelconque, est notre seul trésor primitif, et que c'est toujours de cet emploi que naissent toutes les choses que nous appelons des biens... il est certain même que tous ces biens ne font que représenter le travail qui leur a donné naissance, et que, s'ils ont une valeur, ou même deux distinctes, ils ne peuvent tenir ces valeurs que de celle du travail dont ils émanent. » (DESTUTT DE TRACY, Eléments d'idéologie, IVe et Ve parties, Paris, 1826, p. 35, 36.) (Comp. RICARDO, The Principles of Political Economy, 3e éd., London, 1821, p. 334.) Ajoutons seulement que Ricardo prête aux paroles de Destutt un sens trop profond. Destutt dit bien d'un côté que les choses qui forment la richesse représentent le travail qui les a créées ; mais, de l'autre, il prétend qu'elles tirent leurs deux valeurs différentes (valeur d'usage et valeur d'échange) de la valeur du travail. Il tombe ainsi dans la platitude de l'économie vulgaire qui admet préalablement la valeur d'une marchandise (du travail, par exemple) pour déterminer la valeur des autres. Ricardo le comprend comme s'il disait que le travail (non sa valeur) se représente aussi bien dans la valeur d'usage que dans la valeur d'échange. Mais lui-même distingue si peu le caractère à double face du travail que dans tout son chapitre « Valeur et Richesse », il est obligé de discuter les unes après les autres les trivialités d'un J.-B. Say. Aussi est-il à la fin tout étonné de se trouver d'accord avec Destutt sur le travail comme source de valeur, tandis que celui-ci, d'un autre côté, se fait de la valeur la même idée que Say.

7. « Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu... Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. » (Karl MARX, Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, 1847, p. 113.) Le plus drôle est Bastiat, qui se figure que les Grecs et les Romains n'ont vécu que de rapine. Mais quand on vit de rapine pendant plusieurs siècles, il faut pourtant qu'il y ait toujours quelque chose à prendre ou que l'objet des rapines continuelles se renouvelle constamment. Il faut donc croire que les Grecs et les Romains avaient leur genre de production à eux, conséquemment une économie, qui formait la base matérielle de leur société, tout comme l'économie bourgeoise forme la base de la nôtre. Ou bien Bastiat penserait-il qu'un mode de production fondé sur le travail des esclaves est un système de vol ? Il se place alors sur un terrain dangereux. Quand un géant de la pensée, tel qu'Aristote, a pu se tromper dans son appréciation du travail esclave, pourquoi un nain comme Bastiat serait-il infaillible dans son appréciation du travail salarié? — Je saisis cette occasion pour dire quelques mots d'une objection qui m'a été faite par un journal allemand-américain à propos de mon ouvrage : Contribution à la critique de l'économie politique, paru en 1859. Suivant lui, mon opinion que le mode déterminé de production et les rapports sociaux qui en découlent, en un mot que la structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s'élève ensuite l'édifice juridique et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle — suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique. Tout d'abord, il est étrange qu'il plaise à certaines gens de supposer que quelqu'un ignore ces manières de parler vieillies et usées sur le Moyen Age et l'Antiquité. Ce qui est clair, c'est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière. D'un autre côté, personne n'ignore que déjà don Quichotte a eu à se repentir pour avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes économiques de la société.

8. « Value is a property of things, riches of man. Value, in this sense, necessarily implies exchanges, riches do not. » (Observations on certain verbal Disputas in Political Economy, particularly relating to value and to demand and supply, Londres, 1821, p. 16.)

9. « Riches are the attribute of men, value is the attribute of commodities. A man or a community is rich, a pearl or a diamond is valuable... A pearl or a diamond is valuable as a pearl or diamond. » (S. Bailey, p. 165.)

10. L'auteur des Observations et S. BAILEY accusent Ricardo d'avoir fait de la valeur d'échange, chose purement relative, quelque chose d'absolu. Tout au contraire, il a ramené la relativité apparente que ces objets, tels que perle et diamant, par exemple, possèdent comme valeur d'échange, au vrai rapport caché sous cette apparence, à leur relativité comme simples expressions de travail humain. Si les partisans de Ricardo n'ont su répondre à Bailey que d'une manière grossière et pas du tout concluante, c'est tout simplement parce qu’ils n'ont trouvé chez Ricardo lui-même rien qui les éclairât sur le rapport intime qui existe entre la valeur et sa forme, c'est-à-dire la valeur d'échange.

 

F. ENGELS - Discours pour le XV° anniversaire de la Commune de Paris

18 mars 1886

Citoyens,

Ce soir, avec vous, les ouvriers des deux mondes célèbrent l'anniversaire de l'événement le plus glorieux et le plus terrible dans les annales du prolétariat. Pour la première fois depuis qu'il y a une histoire, la classe ouvrière d'une grande capitale s'était emparée du pouvoir politique. Le rêve fut court. Écrasée entre les mercenaires ex-impériaux de la bourgeoisie française d'un côté et les Prussiens de l'autre, la Commune ouvrière fut écrasée dans un carnage sans exemple que nous n'oublierons jamais. Après la victoire, les orgies de la réaction ne connurent plus de bornes; le socia­lisme parut noyé dans le sang, le prolétariat rebelle réduit pour toujours à l'esclavage.

Quinze ans se sont écoulés depuis. Pendant ce temps, dans tous les pays, le pouvoir au service des détenteurs de la terre et du capital n'a épargné aucun effort pour en finir avec les dernières velléités de rébellion ouvrière. Et qu'a-t-on obtenu  ? Regardez autour de vous. Le socialisme ouvrier révolutionnaire aujourd'hui est une puissance devant laquelle tremblent tous les pouvoirs établis, tous les grands de la terre, les radicaux français aussi bien que Bismarck, les rois boursiers de l'Amérique aussi bien que le tsar de toutes les Russies. Ce n'est pas tout. Nous sommes arrivés à ce point que nos adversaires, quoi qu'ils fassent, et bien malgré eux, travaillent pour nous. Ils ont cru tuer l'Internationale, eh bien ! aujourd'hui l'union internationale du prolétariat, la fraternité des ouvriers révolutionnaires de tous les pays sont mille fois plus fortes, plus vivantes qu'elles le furent avant la Commune de Paris ; l'Internationale n'a plus besoin d'une organisation formelle, elle vit et grandit grâce à la coopération spontanée, cordiale des ouvriers d'Europe et d'Amérique.

En Allemagne, Bismarck a épuisé tous les moyens jusqu'aux plus infâmes pour tuer le mouvement ouvrier; avant la Commune, il avait, en face de lui quatre députés socialistes ; il a si bien réussi qu'il en fait élire maintenant vingt-cinq ; et les ouvriers allemands se moquent de lui en déclarant qu'il ne ferait pas mieux la propagande révolutionnaire, même s'il était payé pour cela. En France, on vous a imposé le scrutin de liste, scrutin bourgeois par excellence, scrutin inventé exprès pour assurer l'élection exclusive des avocats, journalistes et autres aventuriers politiques, les porte-parole du capital. Et qu'a-t-il fait pour la bourgeoisie, le scrutin de liste ? Il a créé au sein du Parlement français un parti ouvrier socialiste révolutionnaire qui, par sa seule apparition sur la scène, a porté le désarroi dans les rangs de tous les partis bourgeois. Voilà où nous en sommes. Tous les événements tournent en notre faveur. Les mesures les mieux calculées pour arrêter le progrès victorieux du prolétariat ne font qu'en accélérer la marche. Nos ennemis eux-mêmes, quoi qu'ils fassent, sont condam­nés à travailler pour nous. Et ils ont si bien travaillé, qu'aujourd'hui, le 18 mars, depuis les mineurs prolétaires de la Californie, jusqu'aux mineurs forçats de la Sibérie, des millions d'ouvriers feront retentir ce cri :

 Vive la Commune !

Vive l'union internationale du prolétariat universel !

 

 

Textes de Paul Lafargue

Sommaire :

« idéalisante »,

Le sentimentalisme bourgeois

L'ultimatum de Rothschild

La question de la femme

(Paul Lafargue, Que veulent donc les seigneurs de l'industrie du fer ?, article paru sans titre dans L'Egalité, 18 décembre 1881.) 

« On lit dans le National du 12 décembre : "D'après une note adressée de Saint-Étienne à un journal de Paris, dans deux adjudications faites récemment par l'administration des Chemins de fer de l'Etat français, la fourniture des ressorts aurait été adjugée à la fameuse maison Krupp, d'Essen, en Prusse, et celle des bandages paraîtrait devoir revenir également à l'usine prussienne du Phoenix. "Nous ne sourions nous élever trop énergiquement contre ces façons de procéder. Il est regrettable de constater que, tout au contraire de ce qui se passe à l'étranger, le gouvernement, chez nous, semble, en mainte circonstance, n'avoir nul souci de réserver notre marché aux usines françaises. Lors de l'enquête sur le tarif général des douanes, en 1879, plusieurs manufacturiers entendus dans l'enquête demandèrent avec insistance que les administrations de l'Etat fussent mises dans l'obligation absolue de n'employer que des produits nationaux. L'administration des Chemins de fer de l'Etat ne paraît avoir tenu aucun compte de cette réclamation si justifiée et si patriotique." Que veulent donc les seigneurs de l'industrie du fer ?

Le gouvernement républicain bourgeois impose 30 et 40 % de droits d'entrée sur la valeur des produits étrangers ; ce qui leur permet de monopoliser le marché français et d'aller vendre à l'étranger leurs produits au-dessous du prix qu'ils font payer à leurs compatriotes. Le gouvernement républicain bourgeois peut permettre au Creuzot, à Four chambaut et Commentry et autres grandes exploitations sidérurgiques, de monopoliser tous les achats de la marine et de l'armée, diminue la production des ateliers de la nation, et même les désorganise, comme il a désorganisé les Forges de la Chaussade dans la Nièvre. Et les seigneurs du fer ne sont pas contents ? Que veulent-ils donc ? L'Etat républicain bourgeois met à leur service une armée de douaniers pour exploiter leurs congénères de l'agriculture et de l'industrie ; il met à leur service l'armée, la police et la magistrature françaises pour qu'ils puissent condamner à dix et douze heures de travaux forcés, les ouvriers qu'ils volent ; il ruine pour leur plaire les ateliers de la nation : et ils demandent encore que dans une adjudication publique l'Etat supprime les adjudicataires. Pourquoi ne pas réclamer une expédition militaire pour détruire les ateliers Krupp ? »

Le sentimentalisme bourgeois

(L'Egalité, 25 décembre 1881) 

« Les bourgeois ont pour les bêtes des tendresses d'ange ; ils se sentent plus proches parents des bêtes que des ouvriers. En Angleterre, ce pays officiel de l'hypocrisie, foisonnent des sociétés pour protéger les chiens, les chats, les moineaux, etc. Toutes ces sociétés sont des spéculations : un certain nombre de membres influents (présidents, secrétaires, agents, inspecteurs, etc.) sont entretenus et grassement sur les fonds destinés aux bêtes : ils considèrent qu'ils ont toutes les qualités requises pour mériter les sollicitudes des amis des animaux.De toutes ces sociétés, la plus tracassière, la plus hypocrite, la plus nauséabonde est la société contre la vivisection. Cette société s'est introduite en Allemagne, où elle a trouvé force âmes animales pour sympathiser avec les douleurs de leurs semblables à quatre pattes. Elle essaie de se glisser en France ; elle est en train de conquérir les radicaux, jaloux de démontrer qu'ils ont des sentiments délicats à revendre. Un chroniqueur radical. M. Aurélien Scholl, s'est déclaré le champion des anti-vivisecteurs ; et le journal du chef du radicalisme, la Justice, reproduit ses chroniques destinées à donner des attaques de nerfs aux bourgeoises hystériques.

La société des animaux anti-vivisecteurs d'Angleterre a tant cabalé, qu'elle a obtenu du Parlement une loi interdisant les expériences physiologiques sur des animaux vivants sans une permission de la police. Voilà comment les bourgeois traitent leurs hommes illustres ; ils les dégradent au point de les mettre sous le contrôle des argousins de la police, jusque dans leur laboratoire. -- Mais cette société qui a si bien réussi à paralyser les travaux des physiologistes anglais n'entend pas intervenir pour troubler les plaisirs des riches. Le pigeon shooting (le tir au pigeon) où l'on blesse et mutile des milliers de pigeons apprivoisés, pour l'amusement de quelques aristocrates imbéciles, est hautement approuvé par la société anti-vivisectrice ; plusieurs de ses membres influents sont de grands tireurs de pigeons. -- Ce sentimentalisme est tellement turbulent qu'au congrès médical international tenu à Londres au mois d'août dernier, Virchow et John Simon ont cru devoir protester au nom de la science allemande et anglaise. John Simon est un des inspecteurs officiels des fabriques anglaises. Il a vu et étudié les tortures auxquelles les tendres bourgeois soumettent dans les bagnes capitalistes les enfants, les femmes et les hommes du prolétariat pour leur voler les fruits de leur travail. Il les a dénoncés avec un courage que ne connaîtront jamais les radicaux. Dans son discours au congrès, il établit qu'il existe deux espèces d'expériences : les unes pratiquées par des physiologistes sur quelques animaux ; les autres pratiquées sur des milliers d'hommes par des spéculateurs. 

Par manière d'exemple, il cite les expériences classiques du professeur Tiersch sur une souris pour découvrir le mode de propagation du choléra asiatique et "les expériences populaires bien connues qui pendant les deux épidémies cholériques de 1848-49 et de 1853-54 étaient pratiquées sur un demi-million d'êtres humains des districts sud de Londres, par certaine compagnie commerciale qui pourvoyait ces quartiers avec de l'eau corrompue". En ce moment on fait des expériences sur la transmission de la tuberculose, afin de savoir si le lait des vaches phtisiques ne communique pas la phtisie : le physiologiste sacrifie à ses expériences quelques lapins et chiens ; le fermier qui vend le lait de ses vaches malades sacrifie des milliers d'hommes. Il y a deux ans de cela, un fabricant de poudre de riz de Londres, M. King, falsifiait sa marchandise avec des poussières argileuses et arsenicales : des bébés dont la peau délicate et gercée avait été saupoudrée de sa drogue, moururent empoisonnés par absorption cutanée des matières arsenicales. L'empoisonnement fut constaté par des autopsies et analyses chimiques, l'arsenic fut trouvé dans les paquets cachetés mis en vente chez les épiciers et les pharmaciens ; King fut traîné devant les tribunaux. Il se trouva douze jurés bourgeois pour l'acquitter. -- Il y a quelques semaines, le savant physiologiste anglais Ferrier, bien connu du monde savant d'Europe et d'Amérique pour ses recherches sur la localisation des fonctions cérébrales, était traîné en police correctionnelle ; il avait négligé de prendre une permission de la police. Le savant fut condamné à l'amende.

Voilà où aboutit l'hypocrite sentimentalité bourgeoise. M. Bright le radical, fut un de ceux qui s'opposa le plus énergiquement au vote de la loi qui limitait le travail des femmes et des enfants à dix heures par jour ; et M. Bright, homme pieux, va tous les dimanches lire la Bible avec ses ouvrières qu'il torture et qu'il vole dans sa fabrique, pendant six jours de la semaine : s'il les tue de travail sur la terre, il leur fait gagner le paradis dans le ciel. -- Un empoisonneur d'enfants est acquitté. -- Un savant est condamné. King, le fabricant de poudre de riz arseniquée, falsifiait ses produits pour augmenter ses profits, c'est-à-dire ses vols ; et c'est là son excuse aux yeux de la loi bourgeoise, promulguée et mise en vigueur pour protéger les voleurs. Ferrier, le savant physiologiste est condamné pour avoir expérimenté sur des singes et n'avoir donné pour but à ses expériences que la connaissance scientifique, sans aucune idée de lucre, et c'est là son crime aux yeux de la loi bourgeoise. Pour faire des profits, c'est-à-dire pour voler, il est permis aux bourgeois de torturer des être humains dans les bagnes capitalistes et de les empoisonner avec des produits falsifiés. La fin sanctifie les moyens. »

 

L'ultimatum de Rothschild

(L'Egalité, 8 janvier 1882)

« Les radicaux et les anti-collectivistes ont une superbe ignorance des conditions économiques de la société capitaliste : ils s'imaginent que les hauts seigneurs de la finance, du commerce, de l'industrie leur permettront d'exécuter les réformes qu'ils déclarent "possibles". L'expédition tunisienne, entreprise pour satisfaire les intérêts les plus sordides de quelques financiers de Marseille et de Paris, aurait dû les éclairer sur les intentions de la féodalité financière. Voici un autre exemple : M. Gambetta, pour parer le fiasco de ses réformes politiques, qu'on ne lui a pas permis d'accomplir, espérait se rattraper avec des réformes économiques. Le rachat de l'Orléans était un des atouts de son jeu ; le rachat des autres lignes ferrées et des réductions considérables dans le prix des places et des transports de marchandises devaient suivre cette première mesure. L'industrie et l'agriculture française opprimées par le despotisme des grandes Compagnies, auraient acclamé ces réformes ; elles y auraient trouvé un certain bien-être et des moyens de soutenir la lutte contre la concurrence étrangère : M. Gambetta se serait attaché pour longtemps l'appui d'une partie importante de la bourgeoisie. Mais ces réformes auraient enlevé à la féodalité financière un de ses plus puissants engins d'exploitation. Elle signifia à M. Gambetta l'ordre d'envoyer le rachat de l'Orléans rejoindre le programme de 1889. La finance lança tous ces valets de plumes contre le rachat ; M. Say président du Sénat, mais domestique de la Maison Rothschild vient d'écrire dans les Débats, un article qui, dit-on, a décidé la question. 

Les chemins de fer ne seront pas rachetés. M. Gambetta s'est soumis. La conversion des rentes, réclamée par une partie de la bourgeoisie, est une des ressources de M. Gambetta. Rothschild a jusqu'ici mis son veto à toute conversion ; aujourd'hui, il consent à la permettre, mais sous conditions. Son ultimatum, comme les grandes pièces diplomatiques des dernières années, a été publié en français dans l'organe de la Cité de Londres, le Times du 28 décembre dernier. L'ultimatum ne porte pas la signature Rothschild, un si haut personnage ne s'abaisse pas à paraître ; ce sont ses domestiques qui paradent devant le public : mais à la Bourse de Londres on savait parfaitement que le document émanait de la Maison Rothschild. L'ultimatum déclare que Rothschild permet la conversion des rentes, si, au lieu d'être faite par le gouvernement, elle est confiée "à des mains compétentes et expérimentées, qui rendraient le succès incontestablement assuré d'avance". Et, pour qu'il n'y eut pas de malentendu, il demande "une entente préalable avec la haute Banque de Paris, sous la direction de l'influence prépondérante de la grande et puissante maison qui, depuis un demi-siècle, a présidé à toutes les opérations financières qui ont marqué, étapes par étapes, le développement et la prospérité du crédit de la France, et, au lendemain de nos désastres, en 1871, a si patriotiquement contribué à assurer la libération de notre territoire." (1) 

A entendre ce document, ce sont les descendants du pouilleux marchand de vieux habits de Francfort qui ont créé le crédit et la prospérité de la France, parce que, eux, si modestes encore en 1816, ont prélevé des centaines de millions sur la fortune sociale de la France, et sont aujourd'hui plus puissants et plus servilement servis que le tsar blanc de toutes les Russies. L'ultimatum est net. Rothschild ne permet la conversion, qui dégrèverait le budget de plus d'une centaine de millions, que s'il peut la tripoter à son profit. On dit que le Rothschild mort dernièrement perdit à la Bourse 80 millions ; la conversion des rentes les fera rattraper à son successeur. M. Gambetta, une fois encore, sera obligé de se soumettre, s'il ne veut se démettre. Braves radicaux, braves anticollectivistes, qui faites les indépendants et allez par les rues sonnant la trompe autonomiste, êtes-vous donc si dépourvus de cervelle pour ignorer que vous n'êtes que des pantins dont les ficelles sont tenues par les seigneurs de la finance, du commerce et de l'industrie ? Vous remuez librement bras et jambes, et nous étourdissez de votre tapage ; mais faites seulement mine de toucher à un de leurs privilèges, et une petite tirée vous fera cogner la terre du menton. »

Notes : (1) Quand nous aurons réglé le compte des anticollectivistes qui embourgeoisent notre programme, je montrerai ce que cette patriotique libération du territoire a rapporté aux seigneurs de la finance : la libération du territoire leur a fourni la plus belle occasion du siècle pour voler la nation. (Note de P. Lafargue)

 

La question de la femme (1904)

« Le bourgeois a pensé et pense encore que la femme doit rester à la maison et consacrer son activité à surveiller et diriger le ménage, à soigner le mari, à fabriquer et nourrir les enfants. Déjà, Xénophon, alors que la bourgeoisie naissait et prenait corps dans la société antique, a tracé les grandes lignes de son idéal de la femme. Mais si pendant des siècles, cet idéal a pu paraître raisonnable, parce qu'il correspondait à des conditions économiques florissantes, il n'est plus qu'une survivance idéologique, depuis que celles-ci ont cessé d'exister.

La domestication de la femme présuppose qu'elle remplit dans le ménage des fonctions multiples, absorbant toute son énergie ; or, les plus importants et les plus assujettissants de ces travaux domestiques, - filage de la laine et du lin, tricotage, taille et confection des vêtements, blanchissage, panification, etc. - sont aujourd'hui exécutés par l'industrie capitaliste. Elle présuppose également que l'homme, par son apport dotal et ses gains, pourvoit aux besoins matériels de la famille ; or, dans la bourgeoisie aisée, le mariage est autant une association de capitaux qu'une union de personnes, et souvent l'apport dotal de l'épouse est supérieur à celui de l'époux (1) , et dans la petite bourgeoisie, les gains du père de famille sont tombés si bas, que les enfants, - les filles comme les garçons - sont forcés de gagner leurs moyens d'existence dans le commerce, les administrations des chemins de fer, des banques, l'enseignement, les postes, etc., et il arrive fréquemment que la jeune mariée continue à travailler au dehors, afin de compléter les ressources du ménage, dont les appointements du mari n'arrivent pas à couvrir les dépenses.

Les filles et les femmes de la petite bourgeoisie, ainsi que celles de la classe ouvrière, entrent donc en concurrence avec leurs père, frères et mari. Cet antagonisme économique, que la bourgeoisie avait empêché de se produire par la claustration de la femme dans la demeure familiale, se généralise et s'intensifie à mesure que la production capitaliste se développe ; il envahit le champ des professions libérales - médecine, barreau, littérature, journalisme, sciences, etc., - dont l'homme s'était réservé le monopole, qu'il s'imaginait devoir être éternel. Les ouvriers, comme toujours, ont été les premiers à tirer les conséquences logiques de la participation de la femme à la production sociale, ils ont remplacé l'idéal de l'artisan, - la femme exclusivement ménagère, - par un nouvel idéal, - la femme, compagne de leurs luttes économiques et politiques pour le relèvement des salaires et l'émancipation du travail.

La bourgeoisie n'est pas encore parvenue à comprendre, que depuis longtemps son idéal est démodé et qu'elle doit le remodeler pour le faire correspondre aux nouvelles conditions du milieu social ; cependant dès la première moitié du XIX° siècle, les dames de la bourgeoisie commencèrent à protester contre leur infériorisation familiale, d'autant plus intolérable que l'apport dotal les plaçait sur un pied d'égalité avec le mari : elles s'insurgèrent contre l'esclavage domestique et la vie parcimonieuse à laquelle on les condamnait, ainsi que contre la privation des jouissances intellectuelles et matérielles qu'on leur imposait ; les plus hardies allèrent jusqu'à réclamer l'amour libre et à s'affilier aux sectes socialistes qui prêchaient l'émancipation de la femme (2). Les philosophes et les moralistes eurent la naïveté de croire qu'ils arrêteraient le mouvement féministe en lui opposant l'intérêt sacré de la famille, qu'ils déclaraient ne pouvoir subsister sans l'assujettissement de la femme aux travaux du ménage, à la pose des boutons de chemise, au raccommodage des chaussettes, etc., elle devait se dévouer à ces obscures et ingrates besognes, pour que l'homme pût librement déployer et parader ses brillantes et supérieures facultés ; ces mêmes sages, qui sermonnaient les bourgeoises révoltées sur le culte de la famille, chantaient les louanges de l'industrie capitaliste, qui en arrachant la femme au foyer domestique et au berceau de l'enfant pour lui infliger les travaux forcés de la fabrique, détruit la famille ouvrière.

Les dames bourgeoises se moquèrent des prédications aussi imbéciles que morales de ces graves Tartufes, elles continuèrent leur chemin et arrivèrent au but qu'elles se proposaient ; ainsi que la patricienne de la Rome antique et que l'aristocrate du XVIII° siècle, elles se sont débarrassées des soucis du ménage et de l'allaitement de l'enfant sur des mercenaires, pour se consacrer tout entières à la toilette, afin d'être les poupées les plus luxueusement parées du monde capitaliste et afin de faire aller le commerce. Les demoiselles et les dames de la ploutocratie américaine ont atteint les dernières limites de cette sorte d'émancipation, elles métamorphosent leurs père et mari en accumulateurs de millions, qu'elles gaspillent follement. La toilette n'épuisant pas toute l'activité des madames du capitalisme, elles s'amusent à cribler de coups de canifs le contrat de mariage, afin d'affirmer leur indépendance et de perfectionner la race.

Le Manifeste communiste remarque que les innombrables procès en adultère et en séparation de corps et de biens sont d'incontestables témoignages du respect qu'inspirent aux bourgeois des deux sexes les liens sacrés du mariage que les licencieux socialistes parlaient de délier.

Quand les filles et les femmes de la petite bourgeoisie, obligées de gagner leur subsistance et d'accroître les ressources de la famille, commencèrent à envahir les magasins, les administrations, les postes et les professions libérales, les bourgeois furent pris d'inquiétude pour leurs moyens d'existence déjà si réduits ; la concurrence féminine allait les réduire encore. Les intellectuels, qui entreprirent la défense des mâles, crurent prudent de ne pas recommencer les sermons des moralistes, ils avaient trop piteusement échoué, auprès des bourgeoises riches ; ils firent appel à la science, ils démontrèrent par raisons irréfutables et supérieurement scientifiques que la femme ne peut sortir des occupations ménagères, sans violer les lois de la nature et de l'histoire. Ils prouvèrent à leur complète satisfaction que la femme est un être inférieur, incapable de recevoir une culture intellectuelle supérieure et de fournir la somme d'attention, d'énergie et d'agilité que réclament les professions dans lesquelles elle entrait en concurrence avec l'homme. Son cerveau, moins volumineux, moins lourd et moins complexe que celui de l'homme est un "cerveau d'enfant" ; ses muscles moins développés n'ont pas de forces d'attaque et de résistance, les os de son avant-bras, de son bassin, le col de son fémur, enfin tout son système osseux, musculaire et nerveux ne lui permettent que le train-train de la maison. La nature la désignait par tous ses organes pour être la servante de l'homme, comme le vilain Dieu des Juifs et des chrétiens avait marqué par sa malédiction la race de Cham pour l'esclavage.

L'histoire apportait son éclatante confirmation à ces vérités ultra-scientifiques ; les philosophes et les historiens affirmaient qu'elle enseigne que toujours et partout la femme subordonnée à l'homme avait été enfermée dans la maison, dans le gynécée : si tel avait été son sort dans le passé, telle devait être sa destinée dans l'avenir, déclarait positivement Auguste Comte, le profondissime philosophe bourgeois. Lombroso, le farceur illustre, lui allongea le coup de pied de l'âne ; il assura sérieusement que la statistique sociale proclamait l'infériorité de la femme, puisque le nombre des criminels féminins est inférieur à celui des criminels masculins ; pendant qu'il était plongé dans les chiffres, il aurait pu ajouter que la statistique de la folie constate la même infériorité. Ainsi donc morale, anatomie, physiologie, statistique sociale et histoire rivent pour toujours la femme à la servitude domestique.

La production capitaliste qui se charge de la plupart des travaux auxquels se consacrait la femme dans la maison familiale, a incorporé dans son armée de salariés de la fabrique, du magasin, du bureau et de l'enseignement les femmes et les filles de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, afin de se procurer du travail à bon marché. Son pressant besoin de capacités intellectuelles a fait mettre de côté le vénérable et vénéré axiome de la morale masculine : lire, écrire et compter doit être tout le savoir de la femme ; il a exigé qu'on enseignât aux filles comme aux garçons les rudiments des sciences. Le premier pas était fait, on ne put leur interdire l'entrée des universités. Elles prouvèrent que le cerveau féminin que les intellectuels avaient déclaré "un cerveau d'enfant", était aussi capable que le cerveau masculin de recevoir tout l'enseignement scientifique. Les sciences abstraites (mathématique, géométrie, mécanique, etc.), les premières dont l'étude avait été accessible aux femmes, furent aussi les premières où elles purent donner la mesure de leurs capacités intellectuelles ; elles s'attaquent maintenant aux sciences expérimentales (physiologie, physique, chimie, mécanique appliquée, etc.) et en Amérique et en Europe surgit une légion de femmes qui marchent de pair avec les hommes, malgré l'infériorité des conditions de développement physique et moral dans lesquelles elles vivent dès la première enfance.

Le capitalisme n'a pas arraché la femme au foyer domestique et ne l'a pas lancée dans la production sociale pour l'émanciper, mais pour l'exploiter encore plus férocement que l'homme ; aussi s'est-on bien gardé de renverser les barrières économiques, juridiques, politiques et morales, qu'on avait dressées pour la cloîtrer dans la demeure maritale. La femme, exploitée par le Capital, supporte les misères du travailleur libre et porte en plus ses chaînes du passé. Sa misère économique est aggravée ; au lieu d'être nourrie par le père ou le mari dont elle continue à subir la loi, elle doit gagner ses moyens d'existence, et sous prétexte qu'elle a moins de besoins que l'homme, son travail est moins rémunéré, et quand son travail quotidien dans l'atelier, le bureau ou l'école est terminé, son travail dans le ménage commence. La maternité, le travail sacré, la plus haute des fonctions sociales, devient dans la société capitaliste une cause d'horribles misères économiques et physiologiques. L'intolérable condition de la femme est un danger pour la reproduction de l'espèce.

Mais cette écrasante et douloureuse situation annonce la fin de sa servitude, qui commence avec la constitution de la propriété privée et qui ne peut prendre fin qu'avec son abolition. L'humanité civilisée, sous la pression du mode mécanique de production, s'oriente vers une société basée sur la propriété commune, dans laquelle la femme délivrée des chaînes économiques, juridiques et morales qui la ligotent, pourra développer librement ses facultés physiques et intellectuelles, comme au temps du communisme des sauvages.

Les sauvages, pour interdire la promiscuité primitive et restreindre successivement le cercle des relations sexuelles, n'ont trouvé d'autre moyen que de séparer les sexes ; l'on a des raisons pour supposer que ce furent les femmes qui prirent l'initiative de cette séparation que la spécialisation des fonctions consolida et accentua. Elle se manifesta socialement par des cérémonies religieuses et des langues secrètes particulières à chaque sexe, et même par des luttes (3) : et après avoir pris un caractère de violent antagonisme, elle aboutit au brutal asservissement de la femme, lequel subsiste encore, bien qu'il aille en s'atténuant à mesure que se généralise et s'accentue sur le terrain économique l'antagonisme des deux sexes. Mais l'antagonisme moderne n'aboutira pas à la victoire d'un sexe sur l'autre, car il est un des phénomènes de la lutte du Travail contre le Capital, qui trouvera sa solution par l'émancipation de la classe ouvrière dans laquelle les femmes comme les hommes sont incorporés.

La technique de la production qui tend à supprimer la spécialisation des métiers et des fonctions et à remplacer l'effort musculaire par l'attention et l'habileté intellectuelle et qui, plus elle se perfectionne, plus elle mêle et confond la femme et l'homme dans le travail social, empêchera le retour des conditions, qui chez les nations sauvages et barbares avaient maintenu la séparation des sexes. La propriété commune fera disparaître l'antagonisme économique de la civilisation.

Mais s'il est possible d'entrevoir la fin de la servitude féminine et de l'antagonisme des sexes et de concevoir pour l'espèce humaine une ère d'incomparable progrès corporel et intellectuel, alors qu'elle sera reproduite par des femmes et des hommes d'une haute culture musculaire et cérébrale, il est impossible de prévoir les rapports sexuels de femmes et d'hommes libres et égaux, qui ne seront pas réunis ou séparés par de sordides intérêts matériels et par la grossière morale qu'ils ont engendrée. Mais si l'on juge d'après le présent et le passé, les hommes, chez qui la passion génésique est plus violente et plus continue que chez les femmes - le même phénomène s'observe chez les mâles et les femelles de toute la série animale - seront obligés de faire la roue et d'exhiber toutes leurs qualités physiques et intellectuelles pour conquérir des amoureuses. La sélection sexuelle, qui, ainsi que l'a démontré Darwin, remplit un rôle important dans le développement des espèces animales, mais qui, sauf de rares exceptions, a cessé de le jouer dans les races indo-européennes depuis environ trois mille ans, redeviendra un des plus énergiques facteurs du perfectionnement humain.

La maternité et l'amour permettront à la femme de reconquérir la position supérieure qu'elle occupait dans les sociétés primitives, dont le souvenir a été conservé par les légendes et les mythes des antiques religions. »

Notes : (1) La dot a joué un rôle décisif dans l'histoire de la femme : au début de la période patriarcale, le mari l'achète à son père, qui doit restituer son prix de vente, si pour une cause quelconque il la répudie et la renvoie à sa famille, puis ce prix d'achat lui est remis et constitue sa dot, que ses parents prennent l'habitude de doubler. Dès l'instant que l'épouse entre dans la maison du mari avec une dot, elle cesse d'être une esclave qu'il pouvait renvoyer, vendre et tuer. La dot, hypothéquée à Rome et à Athènes sur les biens du mari, devait, en cas de répudiation ou de divorce, lui être restituée de préférence à toute créance. "On ne jouit pas des richesses qu'une femme apporte dans le ménage, dit un fragment d'Euripide, elles ne servent qu'à rendre le divorce difficile." Les auteurs comiques raillent les maris qui, sous le coup d'une action dotale, tombent dans la dépendance de l'épouse. Un personnage de Plaute dit à un mari qui récrimine contre sa femme : " Tu as accepté l'argent de la dot, tu as vendu ton autorité, - imperium." Les riches matrones romaines poussaient l'insolence jusqu'à ne pas confier la gestion de leur dot au mari ; elles la donnaient à des intendants, qui parfois remplissaient auprès d'elles un autre emploi, dit Martial, cette mauvaise langue. L'adultère de la femme entraînait de droit le divorce et la restitution de la dot, mais plutôt que d'arriver à cette douloureuse extrémité, les maris préféraient fermer les yeux sur les fredaines de leurs épouses : la loi dut, à Rome et à Athènes, les frapper pour les rappeler à la dignité maritale; en Chine, on leur applique un certain nombre de coups de bambou sur la plante des pieds. Les pénalités ne suffisent pas pour encourager les Romains à répudier leurs femmes adultères : la loi, afin de relever la vertu masculine, permit à ceux qui dénonçaient l'infidélité de leur femme de retenir une partie de la dot : il y eut alors des hommes qui ne se mariaient qu'en prévision de l'adultère de leur épouse. Les dames romaines tournèrent la loi en se faisant inscrire chez le censeur sur la liste des prostituées, à qui elle ne s'appliquait pas. Le nombre des matrones inscrites devint si considérable que le Sénat, sous Tibère, rendit un décret interdisant "aux dames qui avaient un chevalier pour aïeul, père ou mari, de faire trafic de leur corps". (Tacite : Annales, II, 85.) L'adultère féminin, dans la société patricienne de l'antiquité ainsi que dans la société aristocratique du XVIIIe siècle, s'était tellement généralisé qu'il était pour ainsi dire entré dans les mœurs, et on l'envisageait plaisamment, comme un correctif et un complément du mariage. (2) Le manifeste saint-simonien de 1830 annonçait que la religion de Saint-Simon venait "mettre fin à ce trafic honteux, à cette prostitution légale, qui sous le nom de mariage consacre fréquemment l'union monstrueuse du dévouement et de l'égoïsme, de la lumière et de l'ignorance, de la jeunesse et de la décrépitude". (3) A. W. Howitt, qui a observé chez les Australiens une espèce de totémisme sexuel, dit qu'il arrive souvent que les femmes et les hommes d'un même clan se battent, quand l'animal qui sert de totem à un sexe est tué par une personne de l'autre sexe.

 

Textes de Lénine

Sommaire :

Anarchisme et socialisme

Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme

Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste

Thèses d’avril

De l'Etat

Document audio : L'appel de Lénine à l'Armée Rouge lors de la guerre civile

 

Anarchisme et socialisme (1901)

Thèses :

1) En 35-40 ans (Bakounine et l'Internationale depuis 1866) d'existence (et depuis Stirner beaucoup plus longtemps) l'anarchisme n'a rien apporté sinon des généralités contre l'exploitation. Ces phrases sont en usage depuis plus de 2000 ans. Il manque : a) la compréhension des causes de l'exploitation ; b) la compréhension du développement de la société qui conduit au socialisme ; c) la compréhension de la lutte des classes comme force créatrice de la réalisation du socialisme.

2) La compréhension des causes de l'exploitation. La propriété privée, base de l'économie marchande. La propriété sociale des moyens de production. Nil (1) dans l'anarchisme. L'anarchisme, c'est un individualisme bourgeois à l'envers. L'individualisme, base de toute la philosophie de l'anarchisme. 

Défense de la petite propriété et de la petite exploitation rurales. Keine Majorität (2) Négation de la force d'union et d'organisation du pouvoir.

3) Incompréhension du développement de la société -- rôle de la grande production -- du développement du capitalisme en socialisme. (L'anarchisme est la conséquence du désespoir. Mentalité de l'intellectuel à la dérive ou du va-nu-pieds, mais non du prolétaire.)

4) Incompréhension de la lutte de classe du prolétariat. Négation absurde de la politique dans la société bourgeoise. Incompréhension du rôle de l'organisation et de l'éducation des ouvriers. Comme panacée des moyens unilatéraux, détachés du contexte.

5) Dans l'histoire récente de l'Europe, quel résultat a donné l'anarchisme qui régnait auparavant dans les pays latins ?

- Aucune doctrine, aucun enseignement révolutionnaire, aucune théorie.
- Morcellement du mouvement ouvrier.
- Fiasco complet des expériences de mouvement révolutionnaire (proudhonisme 1871, bakouninisme 1873) (3).
- Soumission de la classe ouvrière à la politique bourgeoise sous couleur de rejeter toute politique. 

Rédigé en 1901. Publié pour la première fois en 1936 dans le n° 7 de la revue Prolétarskaïa Révoloutsia. Oeuvres choisies en six volumes, vol. I, Messidor / Editions Sociales, 1990, pp. 461-462. 

Notes : (1) Nihil -- rien. (N. Ed.) - (2) Aucune majorité (c'est-à-dire la négation par les anarchistes de la soumission de la minorité à la majorité). (N. Ed.) - (3) L'influence du proudhonisme était très forte en 1871 parmi les dirigeants de la Commune de Paris. Ce fut l'une des causes de l'échec du mouvement ; mais, corollairement, cet échec porta un coup sévère au proudhonisme. En 1873, Bakounine se retira de la vie publique en abandonnant ses responsabilités. Cette démission fut considérée comme un aveu d'impuissance. (N. Ed.) 

 

Les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme (1913)

Cet article fut écrit à l'occasion du 30° anniversaire de la mort de K. Marx. Il sera publié dans le n°3 de la revue théorique bolchévique "Prosvéchtchénié" ("L'Education"). Cette revue, dont le tirage atteindra jusqu'à 5000 exemplaires, était dirigée par Lénine de l'étranger. Elle parut de décembre 1911 à juin 1914, data à laquelle le gouvernement tsariste l'interdit. Sa parution reprit à l'automne 1917 pour un seul numéro.

La doctrine de Marx suscite, dans l'ensemble du monde civilisé, la plus grande hostilité et la haine de toute la science bourgeoise (officielle comme libérale), qui voit dans le marxisme quelque chose comme une "secte malfaisante". On ne peut pas s'attendre à une autre attitude, car dans une société fondée sur la lutte des classes, il ne saurait y avoir de science sociale "impartiale". Toute la science officielle et libérale défend, d'une façon ou de l'autre, l'esclavage salarié, cependant que le marxisme a déclaré une guerre implacable à cet esclavage. Demander une science impartiale dans une société fondée sur l'esclavage salarié, est d'une naïveté aussi puérile que de demander aux fabricants de se montrer impartiaux dans la question de savoir s'il convient de diminuer les profits du Capital pour augmenter le salaire des ouvriers. Mais ce n'est pas tout. L'histoire de la philosophie et l'histoire de la science sociale montrent en toute clarté que le marxisme n'a rien qui ressemble à du "sectarisme" dans le sens d'une doctrine repliée sur elle-même et ossifiée, surgie à l'écart de la grande route du développement de la civilisation universelle. Au contraire, Marx a ceci de génial qu'il a répondu aux questions que l'humanité avancée avait déjà soulevées. Sa doctrine naquit comme la continuation directe et immédiate des doctrines des représentants les plus éminents de la philosophie, de l'économie politique et du socialisme.

La doctrine de Marx est toute-puissante, parce qu'elle est juste. Elle est harmonieuse et complète ; elle donne aux hommes une conception cohérente du monde, inconciliable avec toute superstition, avec toute réaction, avec toute défense de l'oppression bourgeoise, Elle est le successeur légitime de tout ce que l'humanité a créé de meilleur au XIX° siècle : la philosophie allemande, l'économie politique anglaise et le socialisme français. C'est à ces trois sources, à ces trois parties constitutives du marxisme, que nous nous arrêterons brièvement.

1 - Le matérialisme est la philosophie du marxisme, Au cours de toute l'histoire moderne de l'Europe et surtout à la fin du XVIII° siècle, en France, où se déroulait une lutte décisive contre tout le fatras du Moyen Age, contre la féodalité dans les institutions et dans les idées, le matérialisme fut l'unique philosophie conséquente, fidèle à tous les enseignements des sciences naturelles, hostile aux superstitions, au cagotisme, etc. Aussi les ennemis de la démocratie s'appliquèrent-ils de toutes leurs forces à "réfuter" le matérialisme, à le discréditer, à le calomnier ; ils défendaient les diverses formes de l'idéalisme philosophique qui de toute façon se réduit toujours à la défense ou au soutien de la religion. Marx et Engels défendirent résolument le matérialisme philosophique, et ils montrèrent maintes fois ce qu'il y avait de profondément erroné dans toutes les déviations à l'égard de cette doctrine fondamentale. Leurs vues sont exposées avec le plus de clarté et de détails dans les ouvrages d'Engels : Ludwig Feuerbach et l'Anti-Dühring, qui, comme le Manifeste du Parti communiste, sont les livres de chevet de tout ouvrier conscient.

Mais Marx ne s'arrêta pas au matérialisme du XVIIIème siècle, il poussa la philosophie plus avant. Il l'enrichit des acquisitions de la philosophie classique allemande, surtout du système de Hegel, lequel avait conduit à son tour au matérialisme de Feuerbach. La principale de ces acquisitions est la dialectique, c'est-à-dire la théorie de l'évolution, dans son aspect le plus complet, le plus profond et le plus exempt d'étroitesse, théorie de la relativité des connaissances humaines qui nous donnent l'image de la matière en perpétuel développement. Les récentes découvertes des sciences naturelles - le radium, les électrons, la transformation des éléments - ont admirablement confirmé le matérialisme dialectique de Marx, en dépit des doctrines des philosophes bourgeois et de leurs "nouveaux" retours à l'ancien idéalisme pourri.

Approfondissant et développant le matérialisme philosophique, Marx le fit aboutir à son terme logique, et il l'étendit de la connaissance de la nature à la connaissance de la société humaine. Le matérialisme historique de Marx fut la plus grande conquête de la pensée scientifique. Au chaos et à l'arbitraire qui régnaient jusque-là dans les conceptions de l'histoire et de la politique, succéda une théorie scientifique remarquablement cohérente et harmonieuse, qui montre comment, d'une forme d'organisation sociale, surgit et se développe, par suite de la croissance des forces productives, une autre forme, plus élevée, - comment par exemple le capitalisme naît du féodalisme. De même que la connaissance de l'homme reflète la nature qui existe indépendamment de lui, c'est-à-dire la matière en voie de développement, de même la connaissance sociale de l'homme (c'est-à-dire les différentes opinions et doctrines philosophiques, religieuses, politiques, etc.), reflète le régime économique de la société. Les institutions politiques s'érigent en superstructure sur une base économique. Nous voyons, par exemple, comment les différentes formes politiques des Etats européens modernes servent à renforcer la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. La philosophie de Marx est un matérialisme philosophique achevé, qui a donné de puissants instruments de connaissance à l'humanité et à la classe ouvrière surtout.

2 - Après avoir constaté que le régime économique constitue la base sur laquelle s'érige la superstructure politique, Marx réserve son attention surtout à l'étude de ce régime économique. L'oeuvre principale de Marx, le Capital, est consacrée à l'étude du régime économique de la société moderne, c'est-à-dire capitaliste.

L'économie politique classique antérieure à Marx naquit en Angleterre, pays capitaliste le plus évolué. Adam Smith et David Ricardo, en étudiant le régime économique, marquèrent le début de la théorie de la valeur-travail. Marx continua leur oeuvre. II donna un fondement strictement scientifique à cette théorie et la développa de façon conséquente. Il montra que la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à la production de cette marchandise. Là où les économistes bourgeois voyaient des rapports entre objets (échange d'une marchandise contre une autre), Marx découvrit des rapports entre hommes. L'échange de marchandises exprime le lien établi par l'intermédiaire du marché entre les producteurs isolés. L'argent signifie que ce lien devient de plus en plus étroit, unissant en un tout indissoluble toute la vie économique des producteurs isolés. Le capital signifie le développement continu de ce lien : la force de travail de l'homme devient une marchandise. Le salarié vend sa force de travail au propriétaire de la terre, des usines, des instruments de production. L'ouvrier emploie une partie de la journée de travail à couvrir les frais de son entretien et de celui de sa famille (le salaire) ; l'autre partie, à travailler gratuitement, en créant pour le capitaliste la plus-value, source de profit, source de richesse pour la classe capitaliste.

La théorie de la plus-value constitue la pierre angulaire de la théorie économique de Marx. Le capital créé par le travail de l'ouvrier pèse sur l'ouvrier, ruine les petits patrons et crée une armée de chômeurs. Dans l'industrie, la victoire de la grosse production est visible d'emblée ; nous observons d'ailleurs un phénomène analogue dans l'agriculture : la supériorité de la grosse exploitation agricole capitaliste augmente, l'emploi des machines se généralise, les exploitations paysannes voient se resserrer autour d'elles le noeud coulant du capital financier, elles déclinent et se ruinent sous le joug de leur technique arriérée. Dans l'agriculture les formes de ce déclin de la petite production sont autres, mais le déclin lui-même est un fait incontestable.

Le capital qui bat la petite production, conduit à augmenter la productivité du travail et à créer la prépondérance des associations de gros capitalistes. La production elle-même devient de plus en plus sociale, - des centaines de milliers et des millions d'ouvriers sont réunis dans un organisme économique coordonné, tandis qu'une poignée de capitalistes s'approprient le produit du travail commun. L'anarchie de la production grandit, crises, course folle à la recherche de débouchés, existence non assurée pour la masse de la population. Tout en augmentant la dépendance des ouvriers envers le capital, le régime capitaliste crée la grande puissance du travail unifié. Marx a suivi le développement du capitalisme depuis les premiers rudiments de l'économie marchande, l'échange simple, jusqu'à ses formes supérieures, la grande production. Et l'expérience de tous les pays capitalistes, vieux et neufs, montre nettement d'année en année, à un nombre de plus en plus grand d'ouvriers, la justesse de cette doctrine de Marx. Le capitalisme a vaincu dans le monde entier, mais cette victoire n'est que le prélude de la victoire du Travail sur le Capital.

3 - Lorsque le régime féodal fut renversé et que la "libre" société capitaliste vit le jour, il apparut tout de suite que cette liberté signifiait un nouveau système d'oppression et d'exploitation des travailleurs, Aussitôt diverses doctrines socialistes commencèrent à surgir, reflet de cette oppression et protestation contre elle. Mais le socialisme primitif était un socialisme utopique. Il critiquait la société capitaliste, la condamnait, la maudissait ; il rêvait de l'abolir, il imaginait un régime meilleur ; il cherchait à persuader les riches de l'immoralité de l'exploitation. Mais le socialisme utopique ne pouvait indiquer une véritable issue. Il ne savait ni expliquer la nature de l'esclavage salarié en régime capitaliste, ni découvrir les lois de son développement, ni trouver la force sociale capable de devenir le créateur de la société nouvelle. Cependant les révolutions orageuses qui accompagnèrent partout en Europe et principalement en France la chute de la féodalité, du servage, montraient avec toujours plus d'évidence que la lutte des classes est la base et la force motrice du développement. Pas une seule liberté politique n'a été conquise sur la classe des féodaux sans une résistance acharnée. Pas un seul pays capitaliste ne s'est constitué sur une base plus ou moins libre, démocratique, sans qu'une lutte à mort n'ait mis aux prises les différentes classes de la société capitaliste. Marx a ceci de génial qu'il fut le premier à dégager et à appliquer de façon conséquente l'enseignement que comporte l'histoire universelle. Cet enseignement, c'est la doctrine de la lutte de classes.

Les hommes ont toujours été et seront toujours en politique les dupes naïves des autres et d'eux-mêmes, tant qu'ils n'auront pas appris, derrière les phrases, les déclarations et les promesses morales, religieuses, politiques et sociales, à discerner les intérêts de telles ou telles classes. Les partisans des réformes et améliorations seront dupés par les défenseurs du vieil ordre de choses, aussi longtemps qu'ils n'auront pas compris que toute vieille institution, si barbare et pourrie qu'elle paraisse, est soutenue par les forces de telles ou telles classes dominantes. Et pour briser la résistance de ces classes, il n'y a qu'un moyen : trouver dans la société même qui nous entoure, puis éduquer et organiser pour la lutte, les forces qui peuvent - et doivent de par leur situation sociale - devenir la force capable de balayer le vieux et de créer le nouveau.

Seul le matérialisme philosophique de Marx a montré au prolétariat la voie à suivre pour sortir de l'esclavage spirituel où végétaient jusque-là toutes les classes opprimées. Seule la théorie économique de Marx a expliqué la situation véritable du prolétariat dans l'ensemble du régime capitaliste. Les organisations prolétariennes indépendantes se multiplient dans le monde entier, de l'Amérique au Japon, de la Suède à l'Afrique du Sud. Le prolétariat s'instruit et s'éduque en menant sa lutte de classe ; il s'affranchit des préjugés de la société bourgeoise, il acquiert une cohésion de plus en plus grande, il apprend à apprécier ses succès à leur juste valeur, il retrempe ses forces et grandit irrésistiblement.

 

Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste (1917)

Article (ou chapitre) I : Un tournant dans la politique mondiale

Certains indices montrent qu'un tel tournant ‑ allant de la guerre impérialiste à la paix impérialiste ‑ s'est produit ou est en train de se produire.

En voici les principaux : le grave et incontestable épuisement des deux coalitions impérialistes; la difficulté de poursuivre la guerre; la difficulté pour les capitalistes en général, et pour le capital financier en particulier, d'arracher aux peuples plus que ce qui leur a déjà été extorqué sous la forme des scandaleux bénéfices « de guerre »; la saturation du capital financier des pays neutres (Etats‑Unis, Hollande, Suisse, etc.), lequel s'est immensément enrichi grâce à la guerre et qui a du mal à prolonger cette exploitation « avantageuse » en raison de la pénurie de matières premières et de denrées alimentaires; les tentatives répétées de l'Allemagne de détacher tel ou tel allié de son principal concurrent impérialiste, l'Angleterre; les interventions pacifistes du gouvernement allemand et, après lui, d'un certain nombre de gouvernements des pays neutres.

Y a‑t‑il des chances que la guerre se termine rapidement ?

Il est extrêmement malaisé de répondre à cette question par l'affirmative. A notre avis, deux possibilités se dégagent assez nettement :

La première : conclusion d'une. paix séparée entre l'Allemagne et la Russie, même si ce n'est pas sous la forme habituelle d'un traité rédigé en bonne et due forme. La seconde : une telle paix n'est pas conclue, l'Angleterre et ses alliés sont réellement en mesure de tenir encore un an ou deux, ou plus, etc. Dans le premier cas, la guerre cesse inévitablement, sinon maintenant du moins dans un proche avenir, et l'on ne peut escompter de modifications sérieuses dans son déroulement. Dans le second cas, il se peut que la guerre se prolonge indéfiniment.

Arrêtons‑nous sur la première éventualité.

Que des négociations sur une paix séparée entre l'Allemagne et la Russie aient eu lieu tout récemment, que Nicolas II lui-même ou la clique très influente de la cour soient partisans d'une telle paix, que dans la politique mondiale se soit dessiné un tournant de l'alliance impérialiste de la Russie avec l’Angleterre contre l'Allemagne vers une alliance non moins impérialiste de la Russie avec l'Allemagne contre l'Angleterre, tout cela ne fait pas de doute.

Le remplacement de Sturmer par Trépov, la déclaration publique du gouvernement tsariste suivant laquelle les « droits » de la Russie sur Constantinople sont reconnus par tous les alliés, la création par l'Allemagne d'un Etat polonais distinct, autant d'indices d'où il semble résulter que les négociations sur une paix séparée se sont soldées par un échec. Peut‑être le tsarisme les a‑t‑il menées uniquement pour faire chanter l'Angleterre, pour obtenir de sa part la reconnaissance formelle et sans équivoque des « droits » de Nicolas‑le‑Sanglant sur Constantinople et telles ou telles garanties « sérieuses » à l'appui de ces droits ?

L'objectif essentiel, fondamental, de la guerre impérialiste actuelle étant le partage du butin entre les trois principaux rivaux impérialistes, entre les trois brigands, la Russie, l'Allemagne et l'Angleterre, cette hypothèse n'a rien d'improbable.

D'autre part, plus se dessine pour le tsarisme l'impossibilité effective, militaire, de reprendre la Pologne, de conquérir Constantinople, de briser le front de fer allemand, que l'Allemagne redresse, raccourcit et renforce magnifiquement par ses dernières victoires eu Roumanie, et plus le tsarisme se voit obligé de conclure une paix séparée avec l'Allemagne, c'est‑à‑dire de substituer à l'alliance impérialiste avec l'Angleterre contre l'Allemagne une alliance impérialiste avec l'Allemagne contre l'Angleterre. Pourquoi pas ? La Russie a bien été à un cheveu de la guerre avec l'Angleterre à cause de la rivalité impérialiste des deux puissances pour le partage du butin en Asie centrale ! Des négociations ont bien eu lieu entre l'Angleterre et l'Allemagne au sujet d'une alliance contre la Russie en 1898, l'Angleterre et l'Allemagne ayant alors convenu secrètement de se partager les colonies du Portugal « au cas » où celui‑ci ne remplirait pas ses engagements financiers !

Le désir redoublé des milieux impérialiste dirigeants d'Allemagne de conclure une alliance avec la Russie contre l'Angleterre s'est manifesté il y a déjà plusieurs mois. La base de l'alliance serait, apparemment, le partage de la Galicie (il est très important pour le tsarisme d'étouffer le centre de l'agitation et de la liberté ukrainiennes), de l'Arménie, et peut‑être de la Roumanie ! Un journal allemand n'a‑t‑il pas fait « allusion » à l'éventualité d'un partage de la Roumanie entre l'Autriche, la Bulgarie et la Russie ? L'Allemagne pourrait encore accorder certaines autres « petites concessions » au tsarisme, à seule fin de réaliser l'alliance avec la Russie, et peut‑être aussi avec le Japon contre l'Angleterre.

Une paix séparée pourrait être conclue secrètement entre Nicolas Il et Guillaume Il. L'histoire de la diplomatie connaît des exemples de traités secrets, ignorés de tous, même des ministres, à l'exception de deux ou trois personnes. Elle connaît des exemples où les « grandes puissances », les principales rivales, se rendirent à un congrès « de toute l’Europe » après s'être entendues préalablement en secret sur l'essentiel (par exemple, l'accord secret, de la Russie avec l'Angleterre pour le pillage de la Turquie avant le congrès de Berlin en 1878). Il n'y aurait absolument rien d'étonnant à ce que le tsarisme repousse une paix séparée formelle, notamment pour cette raison que, dans l'état actuel de la Russie, le gouvernement pourrait être constitué par Milloukov associé à Goutchkov ou par Milioukov associé à Kérenski; à ce que, d'autre part, le tsarisme conclue en même temps avec l'Allemagne un traité secret, non formel, mais non moins « solide », en ce sens que les deux « hautes parties contractantes » suivront en commun telle ou telle ligne au futur congrès de la paix !

On ne peut savoir si cette hypothèse est vraie ou non. En tout état de cause, elle contient mille fois plus de vérité, elle caractérise mille fois mieux ce qui est, que les interminables phrases doucereuses sur une paix conclue entre les gouvernements actuels, et en général entre les gouvernements bourgeois, et qui reposerait sur le refus des annexions, etc. Ces phrases ne sont que de pieux souhaits ou bien des formules hypocrites et mensongères servant à dissimuler la vérité. La vérité de l'époque actuelle, de la guerre actuelle, des tentatives actuelles de conclure la paix, consiste dans le partage du butin impérialiste. Tel est le fond de la question, et comprendre cette vérité, la proclamer, « dire ce qui est », voilà la tâche fondamentale de la politique socialiste, à la différence de la politique bourgeoise, pour laquelle l'essentiel est de dissimuler, d'estomper cette vérité.

Les deux coalitions impérialistes ont amassé une certaine quantité de butin, et ce sont les deux rapaces les plus importants et les plus forts, l'Allemagne et l'Angleterre, qui en ont pillé le plus. L'Angleterre n'a pas perdu un pouce de son territoire et de ses colonies, tout en « acquérant » les colonies allemandes et une partie de la Turquie (la Mésopotamie). L'Allemagne a perdu presque toutes ses colonies, mais elle a acquis en Europe des territoires infiniment plus précieux en envahissant la Belgique, la Serbie, la Roumanie, une partie de la France, une partie de la Russie, etc. Il s'agit de partager ce butin, et l'« ataman » de chaque bande de brigands, soit l’Angleterre et l'Allemagne, doit récompenser dans une certaine mesure ses alliés, qui, à l'exception de la Bulgarie et, à un degré moindre, de l'Italie, ont subi des portes particulièrement lourdes. Ce sont les alliés les plus faibles qui ont subi les plus grands préjudices : dans la coalition anglaise, la Belgique, la Serbie, le Monténégro et la Roumanie ont été écrasés; dans la coalition allemande, la Turquie a perdu l'Arménie et une partie de la Mésopotamie.

Jusqu'à présent, le butin de l'Allemagne dépasse incontestablement, et de beaucoup, celui de l'Angleterre. Jusqu'à présent, l'Allemagne l'a emporté, en se révélant infiniment plus forte que personne ne pouvait le supposer avant la guerre. On conçoit donc que l'intérêt de l'Allemagne serait de conclure la paix le plus rapidement possible, car sa rivale pourrait encore, dans l'hypothèse la plus avantageuse pour elle (encore que peu probable), faire entrer en ligne une importante réserve de recrues, etc.

Telle est la situation objective. Telle est la phase actuelle de la lutte pour le partage du butin impérialiste. Il est parfaitement naturel que cette phase ait engendré des aspirations, des déclarations et des prises de position pacifistes, surtout parmi la bourgeoisie et les gouvernements de la coalition allemande, puis des pays neutres. Il est non moins naturel que la bourgeoisie et ses gouvernements soient contraints de faire tout leur possible pour mystifier les peuples en voilant la nudité repoussante du monde impérialiste, le partage du butin, par des phrases de bout en bout mensongères sur la paix démocratique, la liberté des petits peuples, la réduction des armements, etc.

Mais si le désir de mystifier les peuples est naturel chez la bourgeoisie, comment les socialistes s'acquittent‑ils de leur devoir ? C'est ce que nous allons voir dans l'article (ou chapitre) suivant.

Article (ou chapitre) II : Le pacifisme de Kautsky et de Turati

De tous les théoriciens de la II° Internationale, Kautsky est celui qui jouit de la plus grande autorité; il est le chef le plus en vue de ce qu'on appelle le « centre marxiste » en Allemagne, le représentant de l'opposition qui a créé au Reichstag une fraction distincte : le « Groupe social‑démocrate du travail » (Haase, Ledebour, etc.). Un certain nombre de journaux social‑démocrates d'Allemagne publient actuellement des articles de Kautsky sur les conditions de paix, paraphrasant la, déclaration officielle du « Groupe social‑démocrate du travail » au sujet de la fameuse note du gouvernement allemand qui proposait d'entamer des pourparlers de paix. Exigeant que le gouvernement propose des conditions de paix déterminées, cette déclaration contient notamment la phrase caractéristique suivante :

… « Pour que cette note (du gouvernement allemand) conduise à la paix, il faut que soit rejetée sans équivoque dans tous les pays l'idée des annexions de régions étrangères, de la subordination politique, économique ou militaire de quelque peuple que ce soit à un autre Etat »...

Paraphrasant et concrétisant cette thèse, Kautsky « démontre » avec force détails dans ses articles que Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie et que la Turquie ne doit être l'Etat vassal de personne.

Examinons plus attentivement ces mots d'ordre et arguments politiques de Kautsky et de ses amis politiques. Lorsqu'il s'agit de la Russie, c'est‑à‑dire du concurrent impérialiste de l'Allemagne, Kautsky formule une revendication non pas abstraite, non pas « générale », mais parfaitement concrète, précise et définie : Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie. Il dénonce ainsi les desseins impérialistes réels... de la Russie. Lorsqu'il s'agit de l'Allemagne, c'est‑à‑dire précisément du pays où la majorité du parti qui compte Kautsky parmi ses membres (et qui en a fait le rédacteur en chef de son organe principal et dirigeant de son organe théorique, la Neue Zeit) aide la bourgeoisie et le gouvernement à mener la guerre impérialiste, Kautsky ne dénonce pas les desseins impérialistes concrets de son gouvernement, mais se contente d'un vœu ou d'un principe « général » : la Turquie ne doit être l'Etat vassal de personne !!

Qu'est‑ce qui distingue, quant à son contenu réel, la politique de Kautsky de celle des social‑chauvins (socialistes en paroles et chauvins en fait), pour ainsi dire militants, de France et d'Angleterre, qui dénoncent carrément les menées impérialistes concrètes de l'Allemagne pour se borner à des souhaits ou des principes « généraux » touchant les pays ou les peuples conquis par l'Angleterre et la Russie, qui condamnent bien haut l'annexion de la Belgique et de la Serbie, mais passent sous silence l'annexion de la Galicie, de l'Arménie, des colonies d'Afrique ?

En fait, la politique de Kautsky et celle de Sembat-Henderson aident d'une façon identique leurs gouvernements impérialistes respectifs, en attirant principalement l'attention sur les intrigues ténébreuses du concurrent et adversaire, et en jetant un voile de phrases nébuleuses et de pieux souhaits sur les activités tout aussi impérialistes de « leur » bourgeoisie. Nous cesserions d'être des marxistes, nous cesserions d'être en général des socialistes, si nous nous contentions d'une méditation chrétienne pour ainsi dire, sur la vertu de bonnes petites phrases générales, sans mettre à nu leur signification politique réelle. Ne voyons-nous pas constamment la diplomatie de toutes les puissances impérialistes faire parade de phrases « générales » et de déclarations « démocratiques » magnanimes qui servent à camoufler le pillage, le supplice et l'étouffement des petits peuples ?

…« La Turquie ne doit être l’Etat vassal de personne »...

Si je ne dis que cela, j'ai l'air d'être partisan de la liberté complète de la Turquie. Mais je ne fais que répéter une phrase qu'ont aussi l'habitude de prononcer les diplomates allemands, lesquels énoncent sciemment un mensonge hypocrite en masquant par cette formule, le fait que l'Allemagne a transformé actuellement la Turquie en son vassal et financier et militaire ! Si je suis un socialiste allemand, mes phrases « générales » ne font que servir la diplomatie de l'Allemagne, car leur signification réelle consiste à farder l'impérialisme allemand.

... « Il faut que soit rejetée dans tous les pays l'idée des annexions,... de la subordination économique de quelque peuple que ce soit »...

Quelle grandeur d'âme ! Voilà des milliers de fois que les impérialistes « rejettent l'idée » des annexions et de l'étranglement financier des peuples faibles, mais ne faut‑il pas, en regard, considérer les faits, qui montrent que n'importe quelle grande banque d'Allemagne, d'Angleterre, de France, des Etats‑Unis maintient les petits peuples « sous sa subordination » ? Le gouvernement bourgeois actuel d'un pays riche peut‑il renoncer pratiquement aux annexions et à la sujétion économique des peuples étrangers, alors que des milliards et des milliards sont investis dans les voies ferrées et autres entreprises des pays faibles ?

Qui lutte réellement contre les annexions, etc. ? Celui qui jette au vent de belles phrases dont la signification équivaut absolument à l'eau bénite chrétienne dont on asperge les forbans couronnés et capitalistes, ou celui qui explique aux ouvriers l'impossibilité de faire cesser les annexions et l'étouffement financier sans renverser la bourgeoisie impérialiste et ses gouvernements ?

Voici encore une illustration italienne du pacifisme prôné par Kautsky.

Dans l'organe central du parti socialiste italien Avanti ! du 25 décembre 1916, le réformiste bien connu Felippo Turati a publié un article intitulé « Abracadabra ». Le 22 novembre 1916, écrit-il, le groupe parlementaire socialiste italien a soumis au Parlement une proposition de paix. Le groupe « a constaté la convergence des principes proclamés par les représentants de l'Angleterre et de l'Allemagne, des principes qui doivent être à la base d'une paix possible, et a invité le gouvernement à entamer des négociations de paix par l'intermédiaire des Etats-Unis et d'autres pays neutres ». C'est ainsi que Turati lui-même expose le contenu de la proposition socialiste.

Le 6 décembre 1916, la Chambre « enterre » cette dernière, « ajournant » la discussion. Le 12 décembre, au Reichstag, le chancelier allemand propose en son nom ce que voulaient les socialistes d'Italie. Le 22 décembre, Wilson envoie sa note « paraphrasant et reprenant - selon l'expression de F. Turati - les idées et les motifs de la proposition socialiste ». Le 23 décembre, d'autres Etats neutres entrent en scène paraphrasant la note de Wilson.

On nous accuse de nous être vendus à l'Allemagne, s'exclame Turati. Wilson et les Etats neutres se seraient-ils vendus, eux aussi, à ce pays ?

Le 17 décembre, Turati prononça au Parlement un discours dont un passage fit extraordinairement - et à juste titre - sensation. Voici ce passage selon le compte rendu de l’Avanti ! :

... « Supposons qu'une discussion du genre de celle que nous propose l'Allemagne soit de nature à trancher, dans leurs grandes lignes, des questions telles que l'évacuation de la Belgique et de la France, la restauration de la Roumanie, de la Serbie, et, si vous voulez, du Monténégro; ajoutons encore la rectification des frontières italiennes touchant ce qui est incontestablement italien et qui répond à des garanties d'ordre stratégique »...

A cet endroit, la Chambre bourgeoise et chauvine interrompt Turati; des exclamations fusent de toutes parts :

« Magnifique! C'est donc que vous voulez tout cela, vous aussi! Vive Turati ! Vive Turati ! »...

Sentant apparemment quelque chose de singulier dans cet enthousiasme de la bourgeoisie, Turati essaie de « se corriger » ou de « s'expliquer » :

... « Messieurs, dit-il, pas de plaisanteries déplacées. Une chose est d'admettre l'opportunité de l'unité nationale et le droit à cette unité, que nous avons toujours reconnu; autre chose est de provoquer ou de justifier la guerre à cette fin. »

Ni cette « explication » de Turati, ni l'article de l’Avanti ! qui prend sa défense, ni la lettre de Turati en date du 21 décembre, ni l'article d'un certain « b b » dans le Volksrecht[1] de Zurich ne « rectifient » rien et n'éliminent le fait que Turati a été pris en flagrant délit !... Plus exactement: ce n'est pas Turati qui a été pris, mais le pacifisme socialiste tout entier, représenté par Kautsky et, comme nous le verrons plus loin, par les « kautskistes » français. La presse bourgeoise d'Italie avait raison de s'emparer de ce passage de discours de Turati et d'exulter à son sujet.

Le « b b » susmentionné essaie de plaider la cause de Turati en affirmant que celui-ci ne voulait parler que du « droit des nations à disposer d'elles-mêmes ».

Piètre plaidoirie ! Que vient faire ici le « droit des nations à disposer d'elles-mêmes » ? Chacun sait que, dans le programme des marxistes, il se rapporte - comme il s'est toujours rapporté dans le programme de la démocratie internationale - à la défense des peuples opprimés. Que vient faire ici le « droit des nations à disposer d'elles-mêmes », appliqué à la guerre impérialiste, c'est-à-dire à une guerre pour le partage des colonies, pour l'oppression de pays étrangers, à une guerre entre puissances de rapines oppressives, pour savoir qui asservira le plus de peuples étrangers ?

Se référer au droit des rations à disposer d'elles-mêmes pour justifier une guerre impérialiste, et non nationale en quoi cela diffère-t-il des discours d'Alexinski, d'Hervé, d'Hyndman, qui invoquent la république française opposée à la monarchie allemande, bien que tout le monde sache que la guerre actuelle n'est nullement un conflit entre le républicanisme et le monarchisme, mais un conflit pour le partage des colonies, etc., entre deux coalitions impérialistes ?

Turati a essayé de s'expliquer et de se disculper en disant qu'il n'entendait nullement « justifier » la guerre.

Croyons le réformiste Turati, le kautskiste Turati, quand il dit qu'il n'avait pas l'intention de justifier la guerre. Mais qui ne sait qu'en politique, on tient compte, non pas des intentions, mais des actes ? non pas des pieux souhaits, mais des faits ? non pas de l'imaginaire, mais du réel ?

Admettons que Turati n'ait pas voulu justifier la guerre, que Kautsky n'ait pas voulu justifier la transformation de la Turquie en vassal de l'impérialisme allemand. Mais, en réalité, ces deux bons pacifistes n'ont fait précisément que justifier la guerre ! Voilà le fond de la question. Si Kautsky, au lieu de s'exprimer dans une revue si ennuyeuse qu'elle n'a pas de lecteurs, avait pris la parole à la tribune du Parlement, devant un public bourgeois ardent, impressionnable, doué d'un tempérament méridional, pour prononcer une phrase comme celle-ci : « Constantinople ne doit pas appartenir à la Russie, la Turquie ne doit être l'Etat vassal de personne », il n'y aurait rien eu d'étonnant à ce que des bourgeois pleins d'esprit s'exclament : « Parfait ! Très juste ! Vive Kautsky ! »

Turati a adopté en fait ‑ peu importe qu'il l'ait voulu ou non, qu'il en ait eu conscience ou non ‑ le point de vue d'un courtier bourgeois proposant un marché à l'amiable entre les rapaces impérialistes. La « libération » des terres italiennes appartenant à l’Autriche serait en réalité une récompense camouflée accordée à la bourgeoisie italienne pour sa participation à la guerre menée par une gigantesque coalition impérialiste; elle serait un petit supplément au partage des colonies en Afrique et des sphères d'influence en Dalmatie et en Albanie. Il est peut-être naturel pour le réformiste Turati de s'aligner sur la bourgeoisie, mais Kautsky ne se distingue pratiquement en rien de Turati.

Pour ne pas farder la guerre impérialiste, pour ne pas aider la bourgeoisie à la présenter faussement comme une guerre nationale, une guerre de libération des peuples, pour ne pas se retrouver sur les positions du réformisme bourgeois, il aurait fallu parler, non comme Kautsky et Turati, mais comme Karl Liebknecht; ils auraient dû déclarer à leur bourgeoisie qu'elle fait acte d'hypocrisie en parlant de libération nationale, que la guerre actuelle ne peut se terminer par une paix démocratique si le prolétariat ne « tourne pas les armes » contre son gouvernement.

Telle devait être l'unique position d'un véritable marxiste, d'un véritable socialiste et non d'un réformiste bourgeois. Le véritable artisan d'une paix démocratique n'est pas l'homme qui répète de pieux souhaits de pacifisme, ne signifiant rien et n'engageant à rien, mais celui qui dénonce le caractère impérialiste de la guerre actuelle et de la paix impérialiste qu'elle prépare, et qui appelle les peuples à la révolution contre les gouvernements criminels.

D'aucuns tentent parfois de défendre Kautsky et Turati en prétendant que, légalement, on ne pouvait se permettre plus qu'une « allusion » contre le gouvernement, et que les pacifistes en question ont fait cette « allusion ». Mais à cela il convient de répondre, en premier lieu, que l'impossibilité de dire légalement la vérité est un argument en faveur non pas de la dissimulation de la vérité, mais de la nécessité d'une organisation et d'une presse clandestines, c'est‑à‑dire soustraites à la police et à la censure; en second lieu, qu'il est des moments historiques où un socialiste est tenu de rompre avec toute légalité; en troisième lieu, que même dans la Russie féodale, Dobrolioubov et Tchernychevski ont su dire la vérité, tantôt en faisant le silence sur le manifeste du 19 février 1861[2], tantôt en raillant et en stigmatisant les libéraux de l'époque, qui prononçaient exactement les mêmes discours que Turati et Kautsky.

Nous passerons, dans le chapitre suivant, au pacifisme français, qui a trouvé son expression dans les résolutions des deux congrès que viennent de tenir les organisations ouvrières et socialistes de France.

Article (ou chapitre) III : Le pacifisme des socialistes et des syndicalistes français

Les congrès de la C.G.T. (Confédération Générale du Travail) française et du parti socialiste français viennent de prendre fin. La signification et le rôle réels, à l'heure présente, du pacifisme socialiste s'y sont manifestés avec une netteté particulière.

Voici la résolution du congrès syndical, adoptée à l'unanimité, aussi bien par la majorité des chauvins à tous crins, avec à leur tête le tristement célèbre Jouhaux, que par l'anarchiste Broutchoux et... le « zimmerwaldien » Merrheim :

« La conférence des fédérations corporatives nationales, des unions de syndicats et des bourses du travail, prenant acte de la note du président des Etats‑Unis « invitant toutes les nations se trouvant actuellement en guerre à exposer publiquement leurs vues sur les conditions auxquelles il pourrait être mis fin à la guerre »,

· demande au gouvernement français d'accepter cette proposition ;

· invite le gouvernement à prendre l'initiative d'une intervention semblable auprès de ses alliés afin de hâter l'heure de la paix ;

· déclare que la fédération des nations, qui est l'un des gages de la paix définitive, ne peut être réalisée que dans l'indépendance, l'intégrité territoriale et la liberté politique et économique de toutes les nations, petites et grandes.

Les organisations représentées à là conférence s'engagent à soutenir et à propager cette idée parmi la masse des ouvriers pour que prenne fin une situation indéterminée et équivoque qui ne profite qu'à la diplomatie secrète, et contre laquelle la classe ouvrière s'est toujours élevée. »

Voilà un modèle de pacifisme « pur » tout à fait dans l'esprit de Kautsky, d'un pacifisme approuvé par une organisation ouvrière officielle qui n'a rien de commun avec le marxisme, et qui est composée en majorité de chauvins. Nous sommes en présence d'un document remarquable, méritant l'attention la plus sérieuse, et qui traduit le rassemblement politique des chauvins et des « kautskistes » sur la plate-forme de la phrase pacifiste creuse. Si, dans l'article précédent, nous nous sommes efforcés de montrer en quoi résidait le fondement théorique de l'unité de vues des chauvins et des pacifistes, des bourgeois et des réformistes socialistes, nous voyons à présent cette unité pratiquement réalisée dans un autre pays impérialiste.

A la conférence de Zimmerwald, qui a eu lieu du 5 au 8/9/1915, Merrheim a déclaré. « Le parti, les Jouhaux, le gouvernement, ce ne sont que trois têtes sous un bonnet[3]. », A la conférence de la C.G.T. du 26 décembre 1916, Merrheim vote, avec Jouhaux, la résolution pacifiste. Le 23 décembre 1916, le journal Volksstimme[4] de Chemnitz, l'un des organes les plus francs et les plus extrémistes des social-impérialistes allemands, publie un éditorial intitulé : « Désagrégation des partis bourgeois et rétablissement de l'unité social‑démocrate. » Cet article exalte, cela va de soi, le pacifisme de Südekum, Legien, Scheidemann et Cie, de toute la majorité du parti social‑démocrate allemand, ainsi que du gouvernement allemand, et proclame que « le premier congrès du parti qui sera convoqué après la guerre doit rétablir l'unité du parti, à l'exception du petit nombre de fanatiques qui refusent de régler leurs cotisations » (c'est‑à‑dire les partisans de K. Liebknecht !), « rétablir l'unité du parti sur la base de la politique suivie par la direction du parti, la fraction social‑démocrate du Reichstag et les syndicats ».

Voilà formulées on ne peut plus clairement l'idée et la politique de l'« unité » des social‑chauvins déclarés d'Allemagne avec Kautsky et Cie, avec le « Groupe social-démocrate du travail »,‑ de l'unité sur la base de phrases pacifistes,‑ de l'« unité » réalisée en France le 26 décembre 1916 entre Jouhaux et Merrheim !

L'organe central du parti socialiste italien Avanti ! a écrit le 28 décembre 1916 dans une note de la rédaction :

« Si Bissolati et Südekum, Bonomi et Scheidemann, Sembat et David, Jouhaux et Legien, sont passés dans le camp du nationalisme bourgeois et ont trahi (hanno tradito, ont commis une trahison) l'unité idéologique des internationalistes, qu'ils avaient juré de servir fidèlement et honnêtement, nous, nous resterons avec nos camarades allemands tels que Liebknecht, Ledebour, Hoffmann, Meyer, avec nos camarades français tels que Merrheim, Blanc, Brizon, Raffin‑Dugens, qui n'ont pas changé et n'ont pas flanché ».

Voyez à quelle confusion on aboutit :

Bissolati et Bonomi ont été exclus du parti socialiste italien, en tant que réformistes et chauvins, dès avant la guerre. L'Avanti  ! les met sur le même plan que Südekum et Legien, et c'est évidemment très juste, mais Südekum, David et Legien sont à la tête du parti‑pseudo social‑démocrate allemand, qui est en fait un parti social‑chauvin, et le même Avanti ! s'élève contre leur exclusion, contre la rupture avec eux, contre la formation d'une III° Internationale. L'Avanti ! déclare, et il a en cela parfaitement raison, que Legien et Jouhaux sont passés dans le camp du nationalisme bourgeois, et il leur oppose Liebknecht et Ledebour, Merrheim et Brizon. Mais Merrheim vote avec Jouhaux, et Legien proclame, par l'entremise de la Voix du Peuple de Chemnitz, sa certitude de voir rétablir l'unité du parti à la seule exception des camarades de Liebknecht, c'est‑à‑dire l'« unité » avec le « Groupe social‑démocrate du travail » (y compris Kautsky) auquel appartient Ledebour !!

Ce méli‑mélo vient de ce que l’Avanti ! confond le pacifisme bourgeois avec l'internationalisme social‑démocrate révolutionnaire, tandis que les politiciens expérimentés que sont Legien et Jouhaux ont compris à merveille l'identité du pacifisme socialiste et du pacifisme bourgeois.

Comment, en effet, Jouhaux et son journal chauvin La Bataille[5] n'exhulteraient‑ils pas en constatant l'« unité de vues » entre Jouhaux et Merrheim, alors que la résolution adoptée à l'unanimité, que nous avons citée intégralement, ne contient en réalité rigoureusement rien d'autre que des phrases pacifistes bourgeoises, qu'on n'y trouve pas le moindre semblant de conscience révolutionnaire, aucune idée socialiste !

N'est‑il pas ridicule de parler de « liberté économique de toutes les nations, petites et grandes », en passant sous silence le fait que, tant que les gouvernements bourgeois ne seront pas renversés et que la bourgeoisie ne sera pas expropriée, cette « liberté économique » sert à duper le peuple, tout comme les phrases sur la « liberté économique » des citoyens en général, des petits paysans et des riches, des ouvriers et des capitalistes dans la société moderne ?

La résolution que Jouhaux et Merrheim ont votée unanimement est pénétrée de bout en bout des idées du « nationalisme bourgeois » que l'Avanti ! relève à juste titre chez Jouhaux, mais que, chose étrange, le même Avanti ! ne discerne pas chez Merrheim.

Les nationalistes bourgeois ont partout et de tout temps fait étalage de phrases « creuses » sur la « fédération des nations » en général, sur la « liberté économique de toutes les nations, grandes et petites ». A la différence des nationalistes bourgeois, les socialistes ont toujours dit et disent : discourir sur la « liberté économique des nations grandes et petites » est une hypocrisie répugnante aussi longtemps que certaines puissances (l'Angleterre et la France, par exemple) placent à l'étranger, c'est‑à‑dire prêtent à des taux usuraires aux nations petites et retardataires, des dizaines et des dizaines de milliards de francs, et que Ies pays faibles se trouvent sous leur coupe.

Des socialistes n'auraient pu laisser passer sans une protestation énergique aucune phrase de la résolution votée unanimement par Jouhaux et Merrheim. Des socialistes auraient déclaré, contrairement à cette résolution, que l'intervention de Wilson est sans conteste un mensonge et une hypocrisie, car il est le représentant d'une bourgeoisie qui a tiré des milliards de profits de la guerre, le chef d'un gouvernement qui a accru avec frénésie l'armement des Etats‑Unis en vue, sans doute, d'une seconde grande guerre impérialiste que le gouvernement bourgeois français, entièrement sous la coupe du capital financier dont il est l'esclave, et des traités impérialistes secrets, absolument réactionnaires et de rapine, avec l'Angleterre, la Russie, etc., n'est en état ni de dire ni de faire quoi que ce soit d'autre que de mentir, lui aussi, au sujet d'une paix démocratique et « équitable »; que la lutte pour une telle paix ne consiste pas à répéter des phrases pacifistes gentilles, doucereuses, générales, creuses, vaines, n'engageant à rien et ne faisant pratiquement que farder l'ordure impérialiste, mais à dire aux peuples la vérité, plus précisément, que pour réaliser une paix démocratique et équitable, il faut renverser les gouvernements bourgeois de tous les pays belligérants, et profiter pour ce faire de ce que des millions d'ouvriers sont armés, ainsi que de l'exaspération générale causée dans la masse de la population par la cherté de la vie et les horreurs de la guerre impérialiste.

Voilà ce qu'auraient dû dire des socialistes, au lieu de présenter la résolution de Jouhaux et de Merrheim.

Non seulement le parti socialiste français n'a pas dit cela à son congrès qui a eu lieu à Paris en même temps que celui de la C.G.T., mais il a adopté une résolution encore pire, par 2 838 voix contre 109 et 20 abstentions, c'est‑à-dire par le bloc des social‑chauvins (Renaudel et Cie, appelés « majoritaires » ou partisans de la majorité) et des longuettistes (partisans de Longuet, kautskistes français) !! Et le zimmerwaldien Bourderon ainsi que le kienthalien (participant de la conférence de Kienthal) Raffin‑Dugens l'ont votée également !!

Nous n'en citerons pas le texte, car il est excessivement long et ne présente aucun intérêt : des phrases doucereuses et onctueuses sur la paix voisinent avec l'engagement de continuer à soutenir en France ce qu'on appelle la « défense de la patrie », c'est‑à‑dire la guerre impérialiste que mène la France en alliance avec des forbans encore plus grands et plus puissants, comme l'Angleterre et la Russie.

En France, l'union des social‑chauvins avec les pacifistes (ou kautskistes) et avec une partie des zimmerwaldiens est par conséquent devenue un fait, non seulement dans la C.G.T., mais aussi dans le parti socialiste.

Article (ou chapitre) IV : Zimmerwald à la croisée des chemins

Le 28 décembre sont arrivés à Berne les journaux français contenant le compte rendu du congrès de la C.G.T., et, le 30 décembre, les journaux socialistes de Berne et de Zürich ont publié le nouvel appel de l'I.S.K. (« Internationale Sozialistische Kommission ») de Berne, c'est‑à‑dire de la Commission socialiste internationale, organe exécutif de l'union de Zimmerwald. Dans cet appel, daté de la fin décembre 1916, il est question de la proposition de paix faite par l'Allemagne, ainsi que par les Etats‑Unis et d'autres pays neutres, et toutes ces interventions gouvernementales sont qualifiées ‑ tout à fait à juste titre, cela va de soi ‑ de « comédie de paix », « jeu des gouvernements tendant à mystifier leurs propres peuples », de « gesticulations pacifistes hypocrites de diplomates ».

A cette comédie et à ce mensonge on oppose, comme l'« unique force » susceptible d'assurer la paix, etc., la « ferme volonté » du prolétariat international de « tourner les armes, non pas contre ses frères, mais contre l'ennemi dans son propre pays ».

Ces citations nous montrent avec évidence deux politiques essentiellement différentes, qui ont jusqu'à maintenant en quelque sorte cohabité au sein de l'union zimmerwaldienne, et qui se sont à présent définitivement séparées.

D'une part, Turati dit sans, ambages, et très justement, que la proposition de l'Allemagne, de Wilson, etc., n'a été qu'une « paraphrase » du pacifisme « socialiste » italien; la déclaration des social‑chauvins allemands et le vote des social‑chauvins français attestent que les uns et les autres ont parfaitement apprécié l'utilité du camouflage pacifiste, de leur politique.

D'autre part, l'appel de la Commission socialiste internationale qualifie d'hypocrisie et de comédie le pacifisme de tous les gouvernements belligérants et neutres.

D'une part, il y a alliance de Jouhaux avec Merrheim, de Bourderon, Longuet et Raffin‑Dugens avec Renaudel, Sembat et Thomas, tandis que les social‑chauvins allemands Südekum, David et Scheidemann proclament l'imminence du « rétablissement de l'unité social‑démocrate » avec Kautsky et le « Groupe social‑démocrate du travail ».

D'autre part, l'appel de la Commission socialiste internationale invite les « minorités socialistes » à lutter énergiquement contre « leurs gouvernements » « et leurs stipendiés (Söldlinge) social‑patriotes ».

C'est l'un ou l'autre.

Démasquer l'indigence d'idées, l'absurdité, l'hypocrisie du pacifisme bourgeois ou bien le « paraphraser » en un pacifisme « socialiste » ? Lutter coutre les Jouhaux et les Renaudel, les Legien et les David, en tant que « stipendiés » des gouvernements, ou bien s'allier à eux dans des déclamations pacifistes creuses du modèle français ou du type allemand ?

C'est là que passe à présent la ligne de partage entre la droite de Zimmerwald, qui s'est toujours dressée de toutes ses forces contre la scission avec les social‑chauvins, et la gauche de Zimmerwald qui, dès le début, s'est préoccupée, non sans raison, de se désolidariser publiquement de la droite, d'intervenir dans la presse, pendant et après la conférence, avec une plate‑forme distincte. L'approche de la paix, ou tout au moins la discussion animée qui se déroule dans certains milieux bourgeois à propos de la paix, a provoqué nécessairement et non par hasard une divergence particulièrement frappante entre ces deux politiques. Car les pacifistes bourgeois et leurs imitateurs et perroquets « socialistes » ont toujours imaginé la paix comme quelque chose de distinct dans son principe même, en ce sens que l'idée : « la guerre est la continuation de la politique de paix, la paix est la continuation de la politique de guerre » n'a jamais été comprise par les pacifistes des deux nuances. Que la guerre impérialiste de 1914‑1917 soit la continuation de la politique impérialiste des années 1898 à 1914, sinon d'une période encore antérieure, ni les bourgeois ni les social‑chauvins n'ont jamais voulu et ne veulent le voir. Que la paix ne puisse être à présent, si les gouvernements bourgeois ne sont pas renversés par la révolution, qu'une paix impérialiste continuant la guerre impérialiste, ni les pacifistes bourgeois ni les pacifistes socialistes ne le comprennent.

De même que pour porter un jugement sur la guerre actuelle, on a eu recours à des formules absurdes, plates et vulgaires sur l'agression ou la défense en général, de même, quand il s'agit de porter un jugement sur la paix, on a recours aux mêmes lieux communs de philistins, en oubliant la situation historique concrète, la réalité concrète de la lutte entre les puissances impérialistes. Il était tout naturel que les social‑chauvins, ces agents des gouvernements et de la bourgeoisie au sein des partis ouvriers, se cramponnent notamment à la paix proche, ou même à des palabres sur la paix, pour dissimuler le fait, dévoilé par la guerre, qu'ils sont profondément réformistes, opportunistes, pour rétablir leur influence sur les masses, actuellement compromise. Voilà pourquoi, comme nous l'avons vu, les social‑chauvins d'Allemagne et de France font des mains et des pieds pour « s'allier » à la partie vacillante, sans principes, pacifiste, de l'« opposition ».

Au sein de l'union zimmerwaldienne on essayera aussi, assurément, d'estomper la divergence entre les deux lignes politiques irréductibles. On peut prévoir deux catégories de tentatives de ce genre. La conciliation « utilitaire » consistera tout simplement à associer d'une manière mécanique des formules révolutionnaires ronflantes (comme, par exemple, celles de l'appel de la Commission socialiste internationale) à une pratique opportuniste et pacifiste, Il en était ainsi dans la II° Internationale. Les phrases archirévolutionnaires des appels de Huysmans et Vandervelde et de certaines résolutions de congrès ne faisaient que camoufler la pratique archi-opportuniste de la majorité des partis européens, sans la remanier, sans la saper, sans lutter contre elle. Il est douteux que cette tactique puisse réussir de nouveau au sein de l'union zimmerwaldienne.

Les « conciliateurs au nom des principes » tenteront de présenter une falsification du marxisme en recourant, par exemple, à un raisonnement tel que celui-ci : les réformes n'excluent pas la révolution, une paix impérialiste avec certaines « améliorations » des frontières nationales ou du droit international ou des dépenses budgétaires pour les armements, etc., est compatible avec le mouvement révolutionnaire, en tant qu'« une des phases du développement » de ce mouvement, etc., etc.

Ce serait là une altération du marxisme. Bien sûr que les réformes n'excluent pas la révolution. Mais ce n'est pas de cela qu'il est question à l'heure actuelle; il s'agit pour les révolutionnaires de ne pas s'exclure eux-mêmes devant les réformistes, c'est‑à‑dire que les socialistes ne doivent pas substituer à leur activité révolutionnaire une activité réformiste. L'Europe connaît une situation révolutionnaire, aggravée par la guerre, ainsi que par la vie chère. Rien ne dit que le passage de la guerre à la paix mettra nécessairement fin à cette situation, car il n'est écrit nulle part que les millions d'ouvriers qui ont à présent entre les mains un magnifique armement se laisseront à coup sûr et sans faute « désarmer docilement » par la bourgeoisie, au lieu de suivre le conseil de K. Liebknecht, c'est‑à-dire de retourner les armes contre leur propre bourgeoisie.

La question ne se pose pas comme le font les pacifistes, les kautskistes : ou bien une campagne politique réformiste, ou bien la renonciation aux réformes. C'est une façon bourgeoise d'envisager le problème. En réalité, la question se présente ainsi : ou bien la lutte révolutionnaire, dont le produit accessoire, en cas de demi‑succès, est constitué par les réformes (ce qu'a démontré toute l'histoire des révolutions dans le monde entier), ou bien rien d'autre que des bavardages sur des réformes ou des promesses de réformes.

Le réformisme de Kautsky, de Turati, de Bourderon, qui à l'heure actuelle prend l'aspect du pacifisme, non content de laisser de côté la question de la révolution (ce qui est déjà une trahison à l'égard du socialisme), non content de renoncer pratiquement à tout travail révolutionnaire méthodique et opiniâtre, va même jusqu'à déclarer que les manifestations de rue constituent une aventure (Kautsky dans la Neue Zeit du 26 novembre 1915), jusqu'à préconiser et réaliser l'unité avec des adversaires déclarés et résolus de la lutte révolutionnaire, avec les Südekum, les Legien, les Renaudel, les Thomas, etc.

 Ce réformisme est absolument incompatible avec le marxisme révolutionnaire, qui est tenu d'utiliser au maximum la présente situation révolutionnaire en Europe pour prêcher ouvertement la révolution, Ie renversement des gouvernements bourgeois, la conquête du pouvoir par le prolétariat en armes, sans renoncer le moins du monde à tirer profit des réformes afin de déployer la lutte pour la révolution et au cours de celle-ci.

Le proche avenir montrera comment se dérouleront les événements en Europe en général, et la lutte du réformisme-pacifisme contre Ie marxisme révolutionnaire en particulier, y compris la lutte entre les deux parties de l'union zimmerwaldienne.

 Zürich, 1° janvier 1917. Première publication : 1924

 

Notes : [1] Le Droit du peuple. (N.R.) [2] Il s’agit du manifeste tsariste abolissant le servage. (N.R.) [3] En français dans le texte (N.R.) [4] La Voix du Peuple. (N.R.) [5] La Bataille Syndicaliste : quotidien de la C.G.T avant 1914. Reparût à partir de novembre 1915 grâce au soutien du gouvernement français et sur une orientation social-chauvine. (N.R.)

 

Les tâches du prolétariat dans la présente révolution

Thèses d’avril (1917)

N’étant arrivé à Petrograd que dans la nuit du 3 au 4 avril, je ne pouvais naturellement, à la réunion du 4, présenter un rapport sur les tâches du prolétariat révolutionnaire qu'en mon nom propre et en faisant les réserves motivées par mon manque de préparation.

La seule chose que j'aie pu faire pour faciliter mon travail, et celui des contradicteurs de bonne foi, a été de préparer des thèses écrites. J'en ai donné lecture et transmis te au camarade Tsérétélli. Je les ai lues très lentement et à deux reprises : d'abord à la réunion des bolcheviks, ensuite à celle des bolcheviks et des mencheviks.

Je présente ici ces thèses qui me sont personnelles, accompagnées simplement de très brèves remarques explicatives ; elles ont été développées avec beaucoup plus de détails dans mon rapport.

Thèses

Aucune concession, si minime soit elle, au « jusqu'auboutisme révolutionnaire » ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement.

Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu'auboutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies  :  a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat ; b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion ; c) rupture totale en fait avec les intérêts du Capital.

Etant donné l'indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu'auboutisme révolutionnaire qui n'admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu'elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu'il existe un lien indissoluble entre le Capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu'il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le Capital.

Organisation de la propagande la plus large de cette façon de voir dans l'armée combattante.

Fraternisation.

Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.

Cette transition est caractérisée, d'une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd'hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde) ; de l'autre, par l'absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l'égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.

Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au soin de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s'éveiller à la vie politique.

Aucun soutien au Gouvernement provisoire ; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d'« exiger » - ce qui est inadmissible, car c'est semer des illusions que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d'être impérialiste.

Reconnaître que notre Parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu'une faible minorité, dans la plupart des Soviets des députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits bourgeois tombés sous l'influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes révolutionnaires au Comité d'Organisation[1] (Tchkhéidzé, Tsérétélli, etc.), à Stéklov, etc., etc.

Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s'affranchissent de leurs erreurs par l'expérience.

Non pas une république parlementaire, y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.

Suppression de la police, de l'armée[2] et du corps des fonctionnaires.

Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d'un bon  ouvrier.

Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles.

Confiscation de toutes les terres des grands propriétaire fonciers.

Nationalisation de toutes les terres dans la pays et leur à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ., en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.

Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.

Notre tâche immédiate est non pas d'« introduire » le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers.

Tâches du Parti :

a)       convoquer sans délai le congrès du Parti; 

b)       modifier le programme du Parti, principalement  :

1)       sur l’impérialisme et la guerre impérialiste,

2)       sur l'attitude envers l'État et notre revendication d'un « Etat Commune[3] »,

3)       amender le programme minimum, qui a vieilli;

c)       changer la dénomination du Parti[4].

Rénover l'Internationale.

Prendre l'initiative de la création d'une Internationale révolutionnaire, d'une Internationale contre les social-chauvins et contre le « centre[5] ».

Afin que le lecteur comprenne pourquoi j'ai dû envisager spécialement, comme tout à fait exceptionnel, le « cas éventuel » de contradicteurs de bonne foi, je l'invite à com­parer à ces thèses l'objection suivante de monsieur Goldenberg  :  Lénine « a planté l'étendard de la guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire » (cité dans le n°5 de l'Edinstvo[6]  ! de M. Plékhanov).

N'est ce pas une perle, en vérité ?

J'écris, je déclare, je ressasse :  « Etant donné l'indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu'auboutisme révolutionnaire.... et étant donné qu'elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers... »

Or, voici comment ces messieurs de la bourgeoisie, qui se disent social-démocrates, qui ne font partie ni des larges couches ni de la masse des partisans du jusqu'auboutisme, exposent avec un front serein ma position  :  « L'étendard (!) de la guerre civile (dont il n'est pas dit un mot dans la thèses, dont il n'a pas été dit un mot dans le rapport !) est planté (!) » « au sein (!!) de la démocratie révolutionnaire... »

Qu'est ce à dire ? En quoi cela diffère-t-il de la propagande des ultras ? de la Rousskaïa Volia[7] ?

J'écris, je déclare, je ressasse :  « Les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire et, par conséquent, notre tâche ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques... »

Or des contradicteurs d'une certaine espèce présentent mes idées comme un appel à la « guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire » !!

J'ai attaqué le Gouvernement provisoire parce qu'il n'a pas fixé un terme rapproché, ni aucun terme en général, à la convocation de l'Assemblée constituante, et s'est borné à des promesses. Je me suis appliqué à démontrer que sans les Soviets des députés ouvriers et soldats, la convocation de l'Assemblée constituante n'est pas assurée et son succès est impossible.

Et l'on me prétend adversaire d'une convocation aussi prompte que possible de l'Assemblée constituante !!!

Je qualifierais ces expressions de « délirantes » si des dizaines d'années de lutte politique ne m'avaient appris à considérer la bonne foi des contradicteurs comme une chose tout à fait exceptionnelle.

M. Plékhanov a, dans son journal, qualifié mon discours de « délirant ». Fort bien, monsieur Plékhanov ! Mais voyez comme vous êtes gauche, maladroit et peu perspicace dans votre polémique. Si, pendant deux heures, j’ai prononcé un discours délirant, comment des centaines d’auditeurs ont-ils pu supporter mon délire ? Cela ne tient pas debout, mais pas du tout.

Certes, il est beaucoup plus facile de s’exclamer, d’injurier, de pousser les hauts cris, que d’essayer de raconter, d’expliquer, de rappeler la façon dont Marx et Engels ont analysé en 1871, 1872, 1875 l’expérience de la Commune de Paris et ce qu’ils ont dit de la nature de l’Etat qui est nécessaire au prolétariat.

M. Plékhanov, ex-marxiste, ne veut probablement pas se souvenir du marxisme.

J’ai cité Rosa Luxemburg, qui, le 4 août 1914[8] qualifiait la social-démocratie allemande de « cadavre puant ». Or MM. Les Plékhanov, les Goldenberg et Cie s’en « formalisent »… pour qui ? – pour les chauvins allemands qualifiés de chauvins !

Les voilà bien empêtrés, les pauvres social-chauvins russes, socialistes en paroles, chauvins en fait.

Paru le 7 avril 1917 dans le n°26 de la « Pravda »

 

Notes : [1] Le Comité d’Organisation était le regroupement formé en 1912 par les liquidateurs, chauvin durant la guerre mondiale. Il fonctionnera jusqu’à l’élection, en août 1917, du Comité Central menchévique. [2] C'est‑à‑dire remplacement de l'armée permanente par l'armement du peuple tout entier. (Note de l’auteur) [3] C'est‑à‑dire d'un Etat dont la Commune de Paris a été la préfiguration. (Note de l’auteur) [4] A l'appellation de « social‑démocratie », il faut substituer celle de Parti communiste, les chefs officiels de la social‑démocratie (« jusqu'auboutistes » et « kautskistes » hésitants) ayant trahi le socialisme dans le monde entier et passé à la bourgeoisie. (Note de l’auteur) [5] On appelle « centre », dans la social‑démocratie internationale la tendance qui hésite entre les chauvins (=« jusqu'auboutistes ») et les internationalistes, à savoir. Kautsky et Cie en Allemagne, Longuet et Cie en France, Tchkhéidzé et Cie en Russie, Turati et Cie en Italie, MacDonald et Cie en Angleterre, etc. (Note de l’auteur) [6] Edinstvo (l’Unité). Quotidien dont Plékhanov était le rédacteur en chef. Parût de mars à novembre 1917, puis en décembre 1917-janvier 1918. [7] Rousskaïa Volia (la Volonté Russe)  :  quotidien subventionné par les grandes banques qui parût de décembre 1916 à octobre 1917. Lénine le tenait pour l’un des plus infâmes journaux bourgeois. [8] Le 4 août 1914, la social-démocratie allemande votait les crédits de guerre et passait par là-même du coté de l’ordre bourgeois. La gauche social-démocrate s’opposa à ce vote au sein de la fraction parlementaire mais respecta la discipline de vote, se soumettant ainsi provisoirement à l’appareil social-démocrate.

 

De l'Etat (1919)

Camarades, le thème de notre causerie d'aujourd'hui, selon votre plan d'études qui m'a été remis, est celui de l'Etat. J'ignore jusqu'à quel point cette question vous est déjà familière. Si je ne me trompe, vos cours viennent de commencer, et c'est la première fois que vous abordez ce sujet d'une façon suivie. Cela étant, il se pourrait fort bien que dans ma première conférence sur cette question si difficile, mon exposé ne soit ni assez clair ni assez intelligible pour beaucoup de mes auditeurs. S'il en était ainsi, que cela ne vous trouble pas, car le problème de l'Etat est un des plus complexes, un des plus difficiles qui soit, c'est peut-être celui que les savants, les écrivains et les philosophes bourgeois ont le plus embrouillé.

Aussi ne doit-on jamais s'attendre à réussir, au cours d'une brève causerie, à l'élucider entièrement d'emblée. Après la première causerie sur ce sujet, il convient de noter pour soi les passages non compris ou obscurs, afin d'y revenir une deuxième, une troisième, une quatrième fois ; afin de compléter et d'élucider plus tard, par la suite, ce qui était resté incompris, tant par des lectures qu'aux conférences et aux causeries. J'espère que nous aurons de nouveau l'occasion de nous réunir et qu'alors nous pourrons procéder à un échange de vues sur toutes les questions qui seront venues s'y ajouter et tirer au clair ce qui était resté le plus obscur. J'espère aussi que pour compléter les causeries et les cours, vous consacrerez un certain temps à lire au moins quelques-uns des principaux ouvrages de Marx et d'Engels. Je suis certain que dans la liste des livres recommandés et dans les manuels mis par votre bibliothèque à la disposition des étudiants de l'école d'administration et du Parti, - je suis certain que vous trouverez ces principaux ouvrages ; bien que, là encore, les difficultés de comprendre l'exposé puissent au premier abord rebuter certains, je dois une fois de plus vous prévenir qu'il ne faut pas que cela vous trouble, que ce qui n'est pas clair après une première lecture le deviendra à la seconde lecture, ou lorsque vous aborderez la question d'un autre côté ; je le répète, cette question est si compliquée et si embrouillée par les savants et les écrivains bourgeois, que quiconque veut y réfléchir sérieusement et se l'assimiler par lui-même, doit l'aborder à plusieurs reprises, y revenir encore et encore, la considérer sous ses différents aspects pour en acquérir une intelligence nette et sûre. Il vous sera d'autant plus facile d'y revenir que c'est une question à ce point essentielle, à ce point capitale de toute la politique que vous vous y heurtez toujours, quotidiennement dans tout journal, à propos de tout problème économique ou politique, non seulement à une époque orageuse et révolutionnaire comme la nôtre mais aussi aux époques les plus calmes : qu'est-ce que l'Etat, quelle est sa nature, quel est son rôle, quelle est l'attitude de notre Parti, du parti qui lutte pour renverser le capitalisme, du Parti communiste, à l'égard de l'Etat ; chaque jour, pour telle ou telle raison, vous serez amenés à cette question. Ce qu'il faut surtout, c'est que vos lectures, les causeries et les cours qui vous seront faits sur l'Etat, vous apprennent à aborder ce sujet par vous-mêmes, car il se posera à vous à tout propos, à propos de chaque question mineure, dans les imbrications les plus imprévues, dans vos causeries et vos discussions avec vos adversaires. C'est seulement le jour où vous aurez appris à vous orienter par vous-mêmes en cette matière que vous pourrez vous considérer comme suffisamment fermes dans vos convictions et les défendre avec succès devant n'importe qui et à n'importe quel moment. Après ces brèves remarques, je passerai à la question même : qu'est-ce que l'Etat, comment il est apparu et quelle doit être, pour l'essentiel, l'attitude envers l'Etat du Parti communiste, parti de la classe ouvrière, qui lutte pour le renversement complet du capitalisme.

J'ai déjà dit qu'il n'est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l'économie politique et du journalisme bourgeois. Très souvent, et aujourd'hui encore, on y fait intervenir des questions religieuses ; très souvent, les tenants des doctrines religieuses (ce qui est tout naturel de leur part), et aussi des gens qui se croient affranchis de tout préjugé religieux, mêlent au problème particulier de l'Etat des questions de religion ; ils tentent d'édifier une théorie bien souvent complexe, s'appuyant sur une conception et une argumentation d'ordre idéologique et philosophique, théorie selon laquelle l'Etat serait quelque chose de divin, de surnaturel, on ne sait quelle force vivifiante de l'humanité, qui confère ou doit conférer aux hommes, apporte avec soi, quelque chose qui n'a rien d'humain, qui lui vient du dehors, bref une force d'origine divine. Et il faut dire que cette théorie est si intimement liée aux intérêts des classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, elle sert si bien leurs intérêts, elle a si profondément imprégné les habitudes, les opinions, la science de messieurs les représentants de la bourgeoisie, que vous en trouverez des vestiges à chaque pas, et jusque dans la conception que se font de l'Etat les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui repoussent avec indignation l'idée qu'ils sont sous l'emprise de préjugés religieux, et qui sont convaincus de pouvoir considérer l'Etat avec une parfaite lucidité. Si cette question est si embrouillée et si compliquée, c'est parce que, plus que toute autre, elle touche aux intérêts des classes dominantes (ne le cédant à cet égard qu'aux principes de la science économique). La théorie de l'Etat sert à justifier les privilèges sociaux, à justifier l'exploitation, à justifier l'existence du capitalisme : ce serait donc une grosse erreur d'espérer qu'on fît preuve d'impartialité sur ce point, d'envisager ce problème comme si ceux qui prétendent à l'objectivité scientifique pouvaient vous donner à ce sujet le point de vue de la science pure. Dans la question de l'Etat, dans la doctrine de l'Etat, dans la théorie de l'Etat, vous retrouverez toujours, quand vous vous serez familiarisés avec cette question et l'aurez suffisamment approfondie, la lutte des différentes classes entre elles, lutte qui se reflète ou qui se traduit dans celle des différentes conceptions de l'Etat, dans l'appréciation du rôle et de l'importance de l'Etat.

Afin d'aborder ce sujet de la façon la plus scientifique, il convient de jeter un coup d'œil sur l'histoire, fut-il rapide, sur les origines et l'évolution de l'Etat. Dans toute question relevant de la science sociale, la méthode la plus sûre, la plus indispensable pour acquérir effectivement l'habitude d'examiner correctement le problème, et de ne pas se perdre dans une foule de détails ou dans l'extrême diversité des opinions adverses, la condition la plus importante d'une étude scientifique, c'est de ne pas oublier l'enchaînement historique fondamental ; c'est de considérer chaque question du point de vue suivant : comment tel phénomène est apparu dans l'histoire, quelles sont les principales étapes de son développement ; et d'envisager sous l'angle de ce développement ce que ce phénomène est devenu aujourd'hui.

J'espère que sur la question de l'Etat, vous lirez l'ouvrage d'Engels l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. C'est une des oeuvres maîtresses du socialisme moderne, où l'on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu'elle n'a pas été écrite au petit bonheur, mais qu'elle s'appuie sur une énorme documentation historique et politique. Sans doute, cet ouvrage n'est pas d'un accès et d'une compréhension également faciles dans toutes ses parties : quelques-unes supposent que le lecteur possède déjà certaines connaissances historiques et économiques. Mais je le répète : vous ne devez pas vous troubler si vous ne comprenez pas cet ouvrage à la première lecture, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais lorsque vous y reviendrez par la suite, quand votre intérêt aura été éveillé, vous finirez par le saisir dans sa majeure partie, sinon entièrement. Si je mentionne ce livre, c'est parce qu'il montre comment aborder correctement la question sous le rapport que j'ai indiqué. Il commence par tracer un aperçu historique de l'origine de l'Etat.

Pour traiter convenablement cette question, de même que toute autre, par exemple la naissance du capitalisme et de l'exploitation de l'homme par l'homme, le socialisme, l'origine du socialisme, les conditions qui l'ont engendré, - pour aborder, dis-je, toute question de ce genre sérieusement, avec assurance, il faut d'abord jeter un coup d’œil d'ensemble sur l'évolution historique. Sur ce point, on doit tout d'abord observer que l'Etat n'a pas toujours existé. Il fut un temps où il n'y avait pas d'Etat. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.


Avant que surgît la première forme de l'exploitation de l'homme par l'homme, la première forme de la division en classes - propriétaires d'esclaves et esclaves, - il y avait la famille patriarcale ou, comme on l'appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l'époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs ; si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu'il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n'était pas divisée en propriétaires d'esclaves et en esclaves. Alors il n'y avait pas d'Etat, pas d'appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s'y soumettre. C'est cet appareil qu'on appelle l'Etat.

Dans la société primitive, à l'époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l'humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d'années, on n'observe pas d'indices d'existence de l'Etat. On y voit régner les coutumes, l'autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes - la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu'elle est aujourd'hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d'hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d'une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l'heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d'autrui par la violence, qui constitue l'essence même de l'Etat.

Si l'on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l'on va vraiment au fond des choses, on verra que l'Etat se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s'est dégagé de la société. C'est quand apparaît ce groupe d'hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d'un appareil coercitif particulier, - prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d'autrui par la violence, alors apparaît l'Etat.

Mais il fut un temps où l'Etat n'existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l'organisation du travail tenaient par la force de l'habitude et des traditions, par l'autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n'existait pas une catégorie particulière d'hommes, de spécialistes, pour gouverner. L'histoire montre que l'Etat, appareil coercitif distinct, n'a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d'hommes dont les uns peuvent constamment s'approprier le travail d'autrui, là où les uns exploitent les autres.

Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l'histoire est le fait essentiel. L'évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l'esclavage, une société esclavagiste. Toute l'Europe civilisée moderne passa par là : l'esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l'écrasante majorité des peuples des autres continents. Des traces de l'esclavage subsistent, aujourd'hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l'esclavage, en Afrique par exemple. Propriétaires d'esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d'esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves.

A cette forme sociale, une autre, le servage, succéda au cours de l'histoire. Dans l'immense majorité des pays, l'esclavage se transforma en servage. Seigneurs féodaux et paysans serfs : telle était la principale division de la société. Les rapports entre les hommes changèrent de forme. Les propriétaires d'esclaves considéraient les esclaves comme leur propriété, ce qui était consacré par la loi : l'esclave était une chose qui appartenait entièrement à son propriétaire. Pour le paysan serf, l'oppression de classe, la sujétion, subsistait ; mais le seigneur n'était pas censé posséder le paysan comme une chose ; il avait seulement le droit de s'approprier les fruits de son travail et de le contraindre à s'acquitter de certaines redevances. Pratiquement, vous le savez tous, le servage, notamment en Russie où il s'était maintenu le plus longtemps et avait pris les formes les plus brutales, ne se distinguait en rien de l'esclavage.

Par la suite, à mesure que le commerce se développait et qu'un marché mondial se constituait, à mesure que s'étendait la circulation monétaire, une nouvelle classe, celle des capitalistes, apparut dans la société féodale. La marchandise, l'échange des marchandises, le pouvoir de l'argent, engendra le pouvoir du capital. Au cours du XVIIIe siècle, ou plutôt à partir de la fin du XVIIIe siècle, et durant le XIXe siècle, des révolutions éclatèrent dans le monde entier. Le servage fut aboli dans tous les pays d'Europe occidentale. C'est en Russie qu'il disparut le plus tard. En 1861, la transformation s'y produisit également, à la suite de quoi une forme sociale se substitua à une autre ; le servage cède la place au capitalisme où la division en classes demeurait, ainsi que des traces et des survivances du servage, mais où, pour l'essentiel, la division en classes affectait une autre forme. Les détenteurs du capital, les possesseurs de la terre, les propriétaires de fabriques et d'usines constituaient et constituent dans tous les Etats capitalistes une infime minorité de la population, qui dispose de tout le travail de la nation et qui partant tient à sa merci, opprime et exploite la masse des travailleurs, dont la majorité sont des prolétaires, des ouvriers salariés qui, dans le processus de la production, ne se procurent des moyens de subsister qu'en vendant leurs bras, leur force de travail. Avec le passage au capitalisme, les paysans, disséminés et opprimés à l'époque du servage, deviennent en partie des prolétaires (c'est la majorité), en partie des paysans aisés (c'est la minorité) qui eux-mêmes embauchent des ouvriers et forment une bourgeoisie rurale.

Vous ne devez jamais perdre de vue ce fait fondamental : la société passe des formes primitives de l'esclavage au servage, et, finalement, au capitalisme ; en effet, ce n'est que si vous vous rappelez ce fait essentiel, si vous inscrivez dans ce cadre fondamental toutes les doctrines politiques, que vous pourrez les juger correctement et comprendre à quoi elles se rapportent ; car chacune de ces grandes périodes de l'histoire humaine - esclavage, servage et capitalisme - embrasse des milliers ou des dizaines de milliers d'années, et offre une telle diversité de formes politiques, de théories, d'opinions, de révolutions politiques, qu'il est impossible de se retrouver dans cette extraordinaire diversité, dans cette variété prodigieuse, se rattachant surtout aux théories politiques, philosophiques et autres des savants et des hommes politiques bourgeois, si l'on ne prend une bonne fois pour fil d'Ariane cette division de la société en classes, le changement des formes de la domination de classe, et si l'on n'analyse de ce point de vue tous les problèmes sociaux, d'ordre économique, politique, spirituel, religieux ou autre.


Si vous considérez l'Etat en partant de cette division primordiale, vous constaterez, comme je l'ai déjà dit, qu'avant la division de la société en classes, l'Etat n'existait pas. Mais à mesure que se dessine et s'affirme la division de la société en classes, avec la naissance de la société de classes, on voit l'Etat apparaître et se consolider. Au cours de l'histoire de l'humanité, des dizaines et des centaines de pays ont connu et connaissent l'esclavage, le servage et le capitalisme. Dans chacun d'eux, malgré les immenses transformations historiques qui se sont produites, malgré toutes les péripéties politiques et les révolutions corrélatives à ce développement de l'humanité, au passage de l'esclavage au servage, puis au capitalisme et à la lutte aujourd'hui universelle contre le capitalisme, - vous verrez toujours surgir l'Etat. Celui-ci a toujours été un appareil dégagé de la société et composé d'un groupe d'hommes s'occupant exclusivement ou presque exclusivement, ou principalement, de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l'art de gouverner, qui se placent au-dessus de la société et qu'on appelle des gouvernants, des représentants de l'Etat. Cet appareil, ce groupe d'hommes qui gouvernent les autres, prend toujours en mains des instruments de contrainte, de coercition, que cette violence soit exercée par le gourdin à l'âge primitif, ou par des armes plus perfectionnées à l'époque de l'esclavage, ou par des armes à feu apparues au moyen âge, ou enfin au moyen des armes modernes qui sont, au XXe siècle, de véritables merveilles, entièrement basées sur les dernières réalisations de la technique. Les formes sous lesquelles s'exerçait la violence ont changé, mais toujours, dans chaque société où l'Etat existait, il y avait un groupe d'hommes qui gouvernaient, commandaient, dominaient et qui, pour garder le pouvoir, disposaient d'un appareil de coercition, d'un appareil de violence, de l'armement qui correspondait au niveau technique de l'époque. Et c'est uniquement si nous considérons ces faits d'ordre général, si nous nous demandons pourquoi l'Etat n'existait pas quand il n'y avait pas de classes, lorsqu'il n'y avait ni exploiteurs ni exploités, et pourquoi il a surgi quand les classes sont apparues, que nous trouverons une réponse nette à cette question : quelle est la nature de l'Etat et quel est son rôle ?

L'Etat, c'est une machine destinée à maintenir la domination d'une classe sur une autre. Quand la société ignorait l'existence des classes ; quand les hommes, avant l'époque de l'esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l'homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n'y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d'hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société. C'est seulement quand l'esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d'hommes, en s'adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n'était pas absolument indispensable à l'existence extrêmement misérable de l'esclave, était accaparé par les propriétaires d'esclaves, c'est alors que cette dernière classe s'est affermie ; mais pour qu'elle pût s'affermir, il fallait que l'Etat apparût.

Et il est apparu, l'Etat esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d'esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. La société et l'Etat étaient alors beaucoup moins étendus qu'aujourd'hui ; ils disposaient d'un moyen de liaison infiniment plus rudimentaire : les moyens de communication actuels n'existaient pas. Les montagnes, les rivières et les mers étaient de bien plus grands obstacles qu'à présent, et l'Etat se constituait dans des frontières géographiques beaucoup plus restreintes. L'appareil d'Etat, techniquement très imparfait, desservait un Etat aux frontières relativement étroites et à la sphère d'action limitée. Mais c'était quand même un appareil qui maintenait les esclaves assujettis, qui tenait une partie de la société sous la contrainte et l'oppression exercée par l'autre. On ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler régulièrement pour l'autre sans un appareil coercitif permanent. Tant qu'il n'y avait pas de classes, il n'existait pas. Quand les classes sont apparues, à mesure que cette division s'accentuait et s'affirmait, toujours et partout on voyait apparaître une institution spéciale : l'Etat. Les formes de l'Etat ont été extrêmement variées. Au temps de l'esclavage, dans les pays les plus avancés, les plus cultivés et les plus civilisés de l'époque telles la Grèce et Rome antiques, entièrement fondés sur l'esclavage, nous avons déjà diverses formes d'Etat. Alors, on distingue déjà la monarchie et la république, l'aristocratie et la démocratie. La monarchie, c'est le pouvoir d'un individu ; en république, tout pouvoir repose sur l'élection ; l'aristocratie, c'est le pouvoir d'une minorité relativement restreinte ; la démocratie, c'est le pouvoir du peuple (en grec, le mot démocratie signifie littéralement : pouvoir du peuple). Toutes ces distinctions sont apparues à l'époque de l'esclavage. Mais malgré ces différences, que ce fût une monarchie ou une république aristocratique ou démocratique, l'Etat, à l'époque de l'esclavage, était un Etat esclavagiste.

Tous les cours d'histoire ancienne, toutes les conférences sur ce sujet vous parleront de la lutte entre les Etats monarchiques et républicains ; mais l'essentiel, c'est que les esclaves n'étaient pas considérés comme des hommes : je ne dis pas comme des citoyens, mais même comme des hommes. Au regard du droit romain, ils étaient des choses. Les lois concernant le meurtre, pour ne rien dire des autres lois relatives à la protection de l'individu, ne s'appliquaient pas aux esclaves. Elles défendaient uniquement les propriétaires d'esclaves, qui seuls jouissaient de tous les droits civiques. Monarchie ou république, c'était une monarchie ou une république esclavagiste. Tous les droits y appartenaient aux propriétaires d'esclaves, alors que les esclaves n'étaient que des choses aux yeux de la loi ; non seulement toute violence était permise à leur égard, mais même le meurtre d'un esclave n'était pas considéré comme un crime. Les républiques esclavagistes différaient par leur organisation interne : il y avait des républiques aristocratiques et des républiques démocratiques. Dans la république aristocratique, un petit nombre seulement de privilégiés avaient le droit de vote ; dans une république démocratique, tous le possédaient, tous les propriétaires d'esclaves, tous, sauf les esclaves. Il ne faut pas perdre de vue cette circonstance essentielle, car c'est surtout elle qui éclaire la question de l'Etat et met en évidence la vraie nature de celui-ci.

L'Etat est une machine qui permet à une classe d'en opprimer une autre, une machine destinée à maintenir dans la sujétion d'une classe toutes les autres classes qui en dépendent. Cette machine revêt différentes formes. Dans l'Etat esclavagiste, nous avons la monarchie, la république aristocratique, ou même la république démocratique. En réalité, si la forme de gouvernement variait à l'extrême, le fond ne changeait pas : les esclaves n'avaient aucun droit et restaient une classe opprimée, ils n'étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en va de même dans l'Etat féodal.

Le changement survenu dans les formes d'exploitation a transformé l'Etat esclavagiste en Etat féodal. Cela avait une importance énorme. Dans la société esclavagiste, l'esclave n'a aucun droit, il n'est pas considéré comme un être humain ; dans la société féodale, le paysan est attaché à la terre. Ce qui caractérisait essentiellement le servage, c'est que la paysannerie (les paysans constituaient alors la majorité, la population des villes étant très peu nombreuse) était attachée à la glèbe, d'où le terme même de servage. Le serf pouvait travailler un certain nombre de jours pour son compte, sur le lopin de terre que lui avait donné le seigneur ; les autres jours, il travaillait pour son maître. La nature même de la société de classe subsistait : elle reposait sur l'exploitation de classe. Les seigneurs féodaux seuls avaient tous les droits ; les paysans n'en avaient aucun. Pratiquement, leur situation se distinguait fort peu de celle des esclaves dans la société esclavagiste. Pourtant une voie plus large s'ouvrait pour leur émancipation, pour l'émancipation des paysans, car le serf n'était pas considéré expressément comme la propriété du seigneur. Il pouvait passer une partie de son temps sur son lopin de terre, il pouvait, si l'on peut s'exprimer ainsi, s'appartenir, jusqu'à un certain point ; les possibilités pour le développement des échanges et des relations commerciales étant devenues plus grandes, la féodalité se désagrégeait de plus en plus, la sphère d'émancipation paysanne allait s'élargissant. La société féodale a toujours été plus complexe que la société esclavagiste. Elle recelait un important élément de progrès commercial et industriel, ce qui dès cette époque conduisait au capitalisme. Au moyen âge, le servage prédominait. Là encore, les formes de l'Etat différaient, là encore nous avons la monarchie et la république, celle-ci toutefois sous un aspect beaucoup moins marqué ; mais toujours, les seigneurs féodaux constituaient la seule classe dominante reconnue. Le paysan serf était complètement lésé de droits politiques. Sous l'esclavage comme sous le servage, la domination d'une petite minorité sur l'écrasante majorité des hommes ne peut se passer de la contrainte. Toute l'histoire abonde en tentatives incessantes des classes opprimées pour renverser l'oppression. L'histoire de l'esclavage connaît des guerres de dizaines d'années pour l'affranchissement des esclaves. Ainsi, le nom de "spartakistes", que se sont donné à présent les communistes d'Allemagne - seul parti allemand qui lutte réellement contre le joug du capitalisme, - ce nom, ils l'ont pris parce que Spartacus fut l'un des principaux héros d'une des plus grandes insurrections d'esclaves, il y a près de deux mille ans. Plusieurs années durant, l'Empire romain, entièrement fondé sur l'esclavage et qui semblait tout-puissant, fut secoué et ébranlé par une formidable insurrection d'esclaves qui s'armèrent et se rallièrent, sous la conduire de Spartacus, au sein d'une immense armée. Ils finirent par être exterminés, repris, torturés par les propriétaires d'esclaves. Ces guerres civiles jalonnent toute l'histoire de la société de classes. Je viens de vous citer l'exemple de la plus importante de ces guerres civiles à l'époque de l'esclavage. Toute l'époque du servage est de même remplie de perpétuels soulèvements paysans. En Allemagne, par exemple, la lutte entre la classe des féodaux et celle des serfs prit au moyen âge une vaste ampleur et se transforma en une véritable guerre civile des paysans contre les seigneurs terriens. Vous connaissez tous, en Russie également, de nombreux exemples de soulèvements paysans de ce genre contre les seigneurs féodaux. Pour maintenir sa domination, pour conserver son pouvoir, le seigneur féodal devait disposer d'un appareil qui groupât et lui subordonnât un très grand nombre d'hommes, les soumît à certaines lois, à certaines règles ; et toutes ces lois se ramenaient au fond à une seule : maintenir le pouvoir du seigneur sur le serf. Tel était l'Etat féodal qui, en Russie par exemple, ou dans des pays asiatiques très arriérés où le servage règne jusqu'à présent, se distinguait par la forme : il était soit républicain, soit monarchique. L'Etat monarchique ne reconnaissait que le pouvoir d'un individu ; l'Etat républicain admettait une participation plus ou moins large des représentants de la société féodale : cela, dans la société fondée sur le servage. Celle-ci comportait une division en classes qui plaçait l'immense majorité, la paysannerie serve, sous la dépendance complète d'une infime minorité : les seigneurs féodaux possesseurs de la terre.

Les progrès du commerce, le développement des échanges entraînèrent la formation d'une classe nouvelle, celle des capitalistes. Le capital fit son apparition à la fin du moyen âge, quand le commerce mondial, après la découverte de l'Amérique, prit un essor prodigieux, quand la quantité des métaux précieux augmenta, quand l'or et l'argent devinrent un moyen d'échange, quand la circulation monétaire permit l'accumulation d'immenses richesses dans les mêmes mains. L'or et l'argent étaient une richesse reconnue dans le monde entier. Les forces économiques de la classe féodale déclinaient alors que croissait la vigueur d'une classe nouvelle, celle des représentants du capital. La refonte de la société rendit tous les citoyens égaux en principe, abolit l'ancienne division en esclavagistes et en esclaves, établit l'égalité de tous devant la loi indépendamment du capital possédé : propriétaire du sol ou gueux n'ayant que ses bras pour vivre, tous deviennent égaux devant la loi. La loi protège tout le monde dans la même mesure : elle protège la propriété de ceux qui en ont contre tout attentat de la masse de ceux qui n'en ont pas, qui n'ont que leurs bras et qui peu à peu tombent dans la misère, se ruinent et deviennent des prolétaires. Telle est la société capitaliste.


Je ne puis m'arrêter là-dessus plus en détail. Vous reviendrez à cette question quand vous étudierez le programme du Parti : on définira alors les traits caractéristiques de la société capitaliste. Cette société s'est dressée contre la féodalité, contre l'ancien régime, contre le servage sous le mot d'ordre de liberté. Mais c'était une liberté pour qui possédait quelque chose. Et le servage une fois aboli, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe ; - en Russie plus tard qu'ailleurs, en 1861, - à l'Etat féodal se substitue l'Etat capitaliste qui proclame la liberté pour tous, prétend être l'expression de la volonté de tous, nie être un Etat de classe ; alors, entre les socialistes, qui combattent pour la liberté du peuple tout entier, et l'Etat capitaliste, une lutte s'engage, qui a abouti aujourd'hui à la formation de la République socialiste des Soviets et qui gagne le monde entier. Pour comprendre la lutte engagée contre le capital mondial, pour comprendre la nature de l'Etat capitaliste, il faut se rappeler que celui-ci, lorsqu'il se dressait contre la féodalité, allait au combat sous le mot d'ordre de liberté. L'abolition du servage, c'était la liberté pour les représentants de l'Etat capitaliste ; elle leur était avantageuse dans la mesure où, le servage disparu, les paysans pouvaient posséder en toute propriété la terre qu'ils avaient rachetée, ou le lot qu'ils avaient acquis au temps où ils payaient redevance, ce qui importait peu à l'Etat : il protégeait toute propriété, quelle qu'en fût l'origine, puisqu'il reposait sur la propriété privée. Les paysans devenaient des propriétaires dans tous les Etats civilisés modernes. L'Etat protégeait aussi la propriété privée là où le propriétaire remettait une partie de ses terres au paysan ; celui-ci devait dédommager le propriétaire par voie de rachat, à prix d'argent. En somme, l'Etat déclarait qu'il conserverait, pleine et entière, la propriété privée, à laquelle il accordait tout son appui, toute sa protection. L'Etat reconnaissait cette propriété en faveur de tout marchand, industriel ou fabricant. Et cette société, fondée sur la propriété privée, sur le pouvoir du capital, sur la subordination complète de tous les ouvriers et des masses paysannes laborieuses pauvres, cette société, dis-je, proclamait que sa domination était fondée sur la liberté. Luttant contre le servage, elle déclarait libre toute propriété et elle était particulièrement fière que l'Etat eût, soi-disant, cessé d'être un Etat de classe.

Or, l'Etat demeurait une machine qui aide les capitalistes à assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière ; mais extérieurement, il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses philosophes, qu'il n'est pas un Etat de classe. Même aujourd'hui, quand les Républiques socialistes soviétiques ont engagé la lutte contre lui, ils nous accusent de violer la liberté, d'édifier un Etat fondé sur la contrainte, sur la répression des uns par les autres, alors qu'ils représenteraient, eux, l'Etat démocratique, l'Etat de tout le peuple. Et aujourd'hui, à l'heure où la révolution socialiste a commencé dans le monde entier, où la révolution triomphe dans quelques pays, où la lutte contre le capital mondial s'est exacerbée, la question de l'Etat a acquis une importance extrême, elle est devenue, pourrait-on dire, la question la plus névralgique ; elle est au cœur de tous les problèmes politiques, de toutes les controverses politiques de notre temps. Quelque parti que nous considérions, en Russie ou dans n'importe quel pays d'une civilisation relativement avancée, les discussions, les divergences, les opinions politiques y gravitent aujourd'hui presque toutes autour de la notion de l'Etat. L'Etat, dans un pays capitaliste, dans une république démocratique - comme en Suisse et en Amérique, notamment, - dans les républiques démocratiques les plus libres, est-il l'expression de la volonté populaire, la résultante de la décision générale, l'expression de la volonté nationale, etc., ou bien est-ce une machine permettant aux capitalistes de ce pays de maintenir leur pouvoir sur la classe ouvrière et la paysannerie ? C'est la question majeure autour de laquelle gravitent aujourd'hui dans le monde entier les débats politiques. Que dit-on du bolchevisme ? La presse bourgeoise vilipende les bolcheviks. Vous ne trouverez pas un journal qui ne reprenne contre eux l'accusation, devenue courante, de violer la démocratie. Si nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, dans leur candeur d'âme (mais peut-être s'agit-il ici de tout autre chose que de candeur, ou bien d'une candeur qu'on dit pire que fourberie ?), pensent avoir découvert et inventé l'accusation, lancée contre les bolcheviks, de violer la liberté et la démocratie, ils s'abusent de la façon la plus comique. Il n'est pas à l'heure actuelle, dans les pays richissimes, un seul des journaux richissimes qui dépensent des dizaines de millions pour les diffuser, sèment le mensonge bourgeois et exaltent la politique impérialiste en dizaines de millions d'exemplaires, - il n'est pas, dis-je, un seul de ces journaux qui ne reprenne contre le bolchevisme ces arguments et ces accusations massues, à savoir que l'Amérique, l'Angleterre et la Suisse sont des Etats avancés, fondés sur la souveraineté du peuple, alors que la République bolchevique est un Etat de brigands qui ignore la liberté, que les bolcheviks portent atteinte à l'idée même de la souveraineté populaire et qu'ils ont été jusqu'à dissoudre la Constituante. Ces terribles accusations lancées contre les bolcheviks sont reprises dans le monde entier. Toutes, elles nous ramènent à cette question : qu'est-ce que l'Etat ? Pour comprendre ces accusations et pour s'y retrouver, pour les analyser en connaissance de cause et ne pas s'en rapporter uniquement aux bruits qui courent, pour se faire une opinion ferme, il faut bien comprendre ce qu'est l'Etat. Nous avons ici affaire à des Etats capitalistes de toute sorte, à toutes les théories qui ont été échafaudées avant la guerre pour les justifier. Afin d'aborder correctement la solution de ce problème, il convient d'envisager sous l'angle critique ces théories et ces idées.

Je vous ai déjà recommandé, pour vous faciliter la tâche, l'ouvrage d'Engels, l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, où il est dit précisément qu'aussi démocratique soit-il, tout Etat où existe la propriété privée de la terre et des moyens de production, où règne le capital, est un Etat capitaliste, une machine aux mains des capitalistes pour maintenir dans la soumission la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Le suffrage universel, l'Assemblée constituante, le Parlement, ne sont que la forme, une sorte de lettre de change, qui ne changent rien au fond.

La forme que revêt la domination de l'Etat peut différer : le capital manifeste sa puissance d'une certaine façon là où existe une certaine forme, d'une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d'autant plus brutale, d'autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les Etats-Unis d'Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l'a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d'une poignée de milliardaires sur l'ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu'il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n'y change rien.

Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d'atteindre à ce degré d'union, de cohésion, qui est le sien aujourd'hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d'approchant, n'existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu'ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l'histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l'échelle mondiale. L'humanité s'était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d'elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d'organiser des millions d'ouvriers du monde entier en partis - les partis socialistes - qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme. sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d'importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l'Etat est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s'opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme. Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d'artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu'au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement: vous prétendez que votre Etat est libre ; mais en réalité, tant qu'existe la propriété privée, votre Etat, fût-il une république démocratique, n'est qu'une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d'autant plus clairement que l'Etat est plus libre. La Suisse en Europe, les Etats-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n'est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n'éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l'égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c'est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu'à ces derniers temps, l'Amérique n'avait pas d'armée permanente. C'est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s'arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n'est aussi férocement réprimé qu'en Suisse et en Amérique, nulle part l'influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s'ouvrent, plus l'idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.

Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c'est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l'esclavage salarié, autrement dit si l'on n'y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet Etat est une machine qui permet aux uns d'opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l'Etat, c'est l'égalité générale. Ce n'est qu'un leurre ; tant que l'exploitation subsiste, l'égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l'égal de l'ouvrier, ni l'affamé du repu. Cet appareil qu'on appelait l'Etat, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d'après lesquelles l'Etat, c'est le pouvoir du peuple entier, - le prolétariat le rejette et dit : c'est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l'avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d'exploiter autrui, qu'il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu'il n'y aura plus de gavés d'un côté et d'affamés de l'autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n'y aura plus d'Etat, plus d'exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J'espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d'une reprise.

 

Textes de Joseph Staline

 

Sommaire :

L'insurrection armée et notre tactique

Lénine

Sur l’antisémitisme

Thèses sur l'Impérialisme

Les questions du léninisme (Extrait)

Sur les élections en URSS et en démocratie bourgeoise

Au sujet du discours de M. Churchill à Fulton

Au sujet de l’arme atomique

Documents vidéo : Discours de Staline devant le VIème congrès du Parti ; Discours de Staline au Komintern

L'insurrection armée et notre tactique

La Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat] n° 10, 15 juillet 1905 - Traduit du géorgien.

Le mouvement révolutionnaire, "en est arrivé, à l'heure présente, à la nécessité d'une insurrection armée" : cette idée, formulée par le III° congrès de notre parti, se confirme chaque jour davantage. La flamme de la révolution est de plus en plus ardente, provoquant soit ici, soit là des insurrections locales. Trois jours de barricades et de combats de rue à Lodz, la grève de dizaines et de dizaines de milliers d'ouvriers à Ivanovo-Voznessensk conduisant aux inévitables et sanglantes échauffourées avec la troupe, l'insurrection d'Odessa, la "révolte" dans la flotte de la mer Noire et parmi les équipages de la flotte à Libau, la "semaine" de Tiflis : autant de signes avant-coureurs de l'orage imminent. Il se rapproche, il se rapproche irrésistiblement ; du jour au lendemain il éclatera sur la Russie, et de son puissant souffle purificateur il balaiera tout ce qui est caduc et pourri, il lavera le peuple russe de l'autocratie, cette honte plusieurs fois séculaire. Les dernières convulsions du tsarisme, — renforcement des diverses formes de la répression, proclamation de la loi martiale dans la moitié du pays, multiplication des potences et, en même temps, discours engageants aux libéraux et promesses fallacieuses de réformes, — ne le sauveront pas du sort que lui réserve l'histoire. Les jours de l'autocratie sont comptés, l'orage est inévitable. Un ordre nouveau est déjà en gestation, acclamé par le peuple tout entier, qui attend de lui une rénovation et une renaissance.

Quels sont donc les nouveaux problèmes que pose devant notre parti l'orage imminent ? Comment devons-nous adapter notre organisation et notre tactique aux nouvelles exigences de la vie, pour participer de façon plus active et plus organisée à l'insurrection, ce point de départ nécessaire de la révolution ? Détachement avancé de la classe qui est non seulement l'avant-garde, mais aussi la principale force motrice de la révolution, devons-nous, pour diriger l'insurrection, créer des appareils spéciaux, ou bien le mécanisme du parti, tel qu'il existe, suffit-il pour cela ? Depuis plusieurs mois déjà, ces questions se posent devant le parti et exigent d'urgence une solution. Pour ceux qui s'inclinent devant la "spontanéité" ; pour qui les buts du parti se réduisent à suivre simplement la marche de la vie ; pour ceux qui sont à la remorque au lieu de marcher en tête comme il sied à un détachement d'avant-garde conscient, ces questions n'existent pas. L'insurrection est spontanée, disent-ils, on ne peut l'organiser ni la préparer ; tout plan d'action élaboré d'avance est une utopie (ils sont hostiles à tout "plan", — car c'est là un phénomène "conscient" et non "spontané" !), une dépense de forces inutile : la vie sociale, qui suit des chemins inconnus, réduira à néant tous nos projets. Aussi devons-nous, à les entendre, nous contenter de diffuser par la propagande et l'agitation l'idée de l'insurrection, l'idée de "l'auto-armement" des masses, nous contenter d'assumer la "direction politique" : qui voudra dirigera "techniquement" le peuple insurgé.

N'avons-nous pas toujours assumé jusqu'ici cette direction ? répondent les adversaires de la "politique du suivisme". Il va sans dire qu'il est absolument nécessaire d'entreprendre un vaste travail d'agitation et de propagande, de diriger politiquement le prolétariat. Mais se limiter à des tâches générales comme celles-là revient à dire ou bien que nous esquivons toute réponse à une question directement posée par la vie, ou bien que nous nous révélons absolument incapables d'adapter notre tactique aux nécessités de la lutte révolutionnaire qui grandit impétueusement. De toute évidence, nous devons aujourd'hui décupler notre agitation politique ; nous devons nous efforcer de gagner à notre influence non seulement le prolétariat, mais aussi ces couches nombreuses du "peuple" qui se joignent peu à peu à la révolution ; nous devons nous efforcer de répandre dans toutes les classes de la population l'idée que l'insurrection est indispensable. Mais nous ne pouvons en rester là ! Pour que le prolétariat puisse utiliser la révolution qui vient dans le sens de sa lutte de classe ; pour qu'il puisse instaurer un régime démocratique qui favorise au maximum la lutte ultérieure pour le socialisme, il faut que le prolétariat, autour duquel se groupe l'opposition, se trouve non seulement au centre de la lutte, mais qu'il devienne le guide et le dirigeant de l'insurrection. La direction technique et la préparation concrète de l'insurrection dans toute la Russie ; telle est précisément la nouvelle tâche que la vie impose au prolétariat. Et si notre parti veut être le véritable dirigeant politique de la classe ouvrière, il ne peut ni ne doit se dérober à l'accomplissement de ces nouvelles tâches.

Ainsi, que devons-nous entreprendre pour atteindre cet objectif ? Quelles doivent être nos premières démarches ? Beaucoup de nos organisations ont déjà résolu pratiquement la question en consacrant une partie de leurs forces et de leurs moyens à armer le prolétariat. Notre lutte contre l'autocratie est entrée dans une phase où la nécessité de s'armer est reconnue de tous. Mais à elle seule la conscience de la nécessité de s'armer ne suffit pas : il faut poser clairement et nettement la tâche pratique devant le parti. Voilà pourquoi nos comités doivent tout de suite, sans délai, procéder à l'armement du peuple sur place, créer des groupes spéciaux qui s'en occuperont, organiser des groupes locaux pour se procurer des armes, organiser des ateliers pour fabriquer des explosifs, dresser un plan pour s'emparer des dépôts d'armes publics ou privée et des arsenaux. Noue ne devons pas seulement armer le peuple de "l'ardent désir de s'armer", comme nous le conseille la nouvelle Iskra ; nous devons aussi prendre pratiquement "les mesures les plus énergiques pour armer le prolétariat", comme le III° congrès du parti nous en a fait un devoir. Sur la solution de ce problème, il nous est plus facile d'arriver à un accord que sur n'importe quelle autre question, aussi bien avec la fraction dissidente du parti (si elle prend vraiment l'armement au sérieux et ne se borne pas à bavarder sur "l'ardent désir de s'armer") qu'avec les organisations social-démocrates nationales, comme par exemple les fédéralistes arméniens et autres, qui se proposent les mêmes buts. Une tentative de ce genre a déjà été faite à Bakou, où, après le massacre de février, notre comité, le groupe de Balakhany-Bibi-Eibat et le comité des gntchakistes (1) ont constitué une commission pour l'organisation de l'armement.

Cette importante et grave entreprise doit à tout prix être organisée en conjuguant les efforts, et nous pensons que les différends entre fractions ne doivent surtout pas empêcher l'union, sur cette base, de toutes les forces social-démocrates. Parallèlement à l'augmentation des stocka d'armes, à l'organisation de la recherche et de la fabrication de ces armes en usine, il faut aussi se préoccuper très sérieusement de former toutes sortes de groupes de combat, qui auront à se servir des armes ainsi obtenues. II ne faut en aucun cas permettre des actes comme la distribution des armes directement aux masses. Comme nous avons peu de ressources et qu'il est très difficile de soustraire les armes à la vigilance de la police, nous ne réussirons pas à armer des couches quelque peu importantes de la population, et nos efforts seront vains. Il en ira tout autrement si nous constituons une organisation spéciale de combat. Nos groupes de combat apprendront à manier les armes ; ils seront au cours de l'insurrection, — qu'elle commence spontanément ou qu'elle soit préparée d'avance, — les principaux détachements d'avant-garde, autour desquels se ralliera le peuple insurgé et sous la direction desquels il ira au combat. Grâce à leur expérience et à leur esprit d'organisation, grâce aussi à leur bon armement, il deviendra possible d'utiliser toutes les forces du peuple soulevé et d'atteindre ainsi notre but immédiat : armer le peuple entier et réaliser le plan d'action établi d'avance. Ils s'empareront rapidement des dépôts d'armes, des établissements publics et gouvernementaux, de la poste, du central téléphonique, etc..., de tout ce qui sera nécessaire aux progrès ultérieurs de la révolution. Mais ces groupes de combat ne sont pas seulement indispensables quand l'insurrection révolutionnaire a déjà gagné toute la ville : leur rôle n'est pas moins important à la veille de l'insurrection.

Nous avons acquis la conviction, depuis six mois, que l'autocratie, discréditée aux yeux de toutes les classes de la population, a consacré toute son énergie à mobiliser les forces ténébreuses du pays : voyous professionnels ou éléments fanatisés et peu conscients parmi les Tatars, pour combattre les révolutionnaires. Armés et protégés par la police, ils terrorisent la population et créent un climat difficile pour le mouvement de libération. Nos organisations de combat doivent toujours se tenir prêtes à riposter comme il convient à toutes les tentatives de ces forces ténébreuses et s'attacher à transformer en un mouvement antigouvernemental l'indignation et la riposte provoquées par leurs agissements. Les groupes de combat armés, prêts à tout instant à descendre dans la rue et à se mettre à la tête des masses populaires, peuvent facilement atteindre le but assigné par le III° congrès : "organiser la résistance armée aux Cent-Noirs et, d'une façon générale, à tous les éléments réactionnaires dirigés par le gouvernement" ("Résolution sur la conduite à tenir en face de la tactique du gouvernement à la veille de la révolution". Voir le Communiqué) (2). L'une des tâches essentielles de nos groupes de combat et, en général, de toute organisation militaire spéciale, doit être de dresser un plan d'insurrection pour chaque quartier et de le coordonner avec le plan élaboré par le centre du parti pour toute la Russie. Repérer les points faibles de l'adversaire, établir les points de départ de notre attaque, répartir les forces dans le quartier, étudier à fond la topographie de la ville : tout cela doit être fait d'avance pour qu'en aucune circonstance on ne soit pris au dépourvu.

Il n'y a pas lieu d'analyser ici en détail ces aspects de l'activité de nos organisations. Le strict secret dans l'établissement du plan d'action doit s'allier à la diffusion la plus large, dans le prolétariat, des connaissances militaires spéciales absolument nécessaires pour les combats de rue. A cet effet, nous devons faire appel aux militaires adhérant à notre organisation. Nous pouvons aussi faire appel dans ce but à bon nombre d'autres camarades qui, en raison de leurs aptitudes et dispositions naturelles, nous seront très utiles en l'occurrence. Seule une préparation aussi étendue de l'insurrection peut garantir le rôle dirigeant de la social-démocratie dans les batailles qui viennent entre le peuple et l'autocratie. Seule une préparation complète au combat permettra au prolétariat de transformer les engagements divers avec la police et l'armée en une insurrection générale du peuple pour substituer au gouvernement tsariste un gouvernement provisoire révolutionnaire. Le prolétariat organisé, en dépit des adeptes d'une "politique suiviste", mettra tout en oeuvre pour concentrer dans ses mains la direction tant technique que politique de l'insurrection. Condition indispensable qui nous permettra d'utiliser la révolution qui vient dans l'intérêt de notre lutte de classe.

J. Staline, Oeuvres complètes, vol. I, Ed. Sociales, 1953, pp. 118-122.

Notes : (1) Membres du parti petit-bourgeois arménien "Gntchak", fondé en 1887 à Genève sur l'initiative d'étudiants arméniens. En Transcaucasie, le parti "Gntchak", qui s'était intitulé Parti social-démocrate arménien, fit une politique scissionniste au sein du mouvement ouvrier. Après la révolution de 1905-1907, il dégénéra en un groupe nationaliste réactionnaire. (N. Réd.). (2) Voir Résolutions et décisions des congrès, conférences et assemblées plénières du Comité central du Parti communiste (bolchévik) de l'U.R.S.S., Ire partie, 6e éd. Russe, 1940, p. 45. (N. Réd.).

 

 

Lénine

 Discours prononcé à la soirée organisée par les élèves de l’école militaire du Kremlin le 28 janvier 1924.

Camarades, on m'a dit que vous organisiez ici une soirée consacrée à la mémoire de Lénine, et que j'étais un des rapporteurs invités à cette soirée. Point n'est besoin, j'estime, de vous présenter un rapport suivi sur l'activité de Lénine. Je pense qu'il vaudrait mieux me borner à vous communiquer une série de faits destinés à faire ressortir certains traits particuliers à Lénine, comme homme et militant. Il n'y aura peut-être pas de liaison interne entre ces faits, mais cela ne peut avoir une importance décisive pour qui voudra se faire de Lénine une idée d'ensemble. En tout cas, il ne m'est pas possible, pour l'instant, de vous en dire plus long que ce que je viens de promettre.

L’aigle des montagnes

Je fis la connaissance de Lénine en 1903. Ce fut, il est vrai, sans le voir par correspondance. Mais j'en gardai une impression ineffaçable, qui ne m'a jamais quitté pendant toute la durée de mon travail dans le Parti. J'étais alors en exil, en Sibérie. L'activité révolutionnaire de Lénine à la fin des années 90 et notamment après 1901, après la parution de l'Iskra (1) m'avait amené à cette conviction que nous avions en Lénine un homme extraordinaire. Il n'était point alors, à mes yeux, un simple dirigeant du Parti ; il en était le véritable créateur qui, seul, comprenait la nature intime et les besoins pressants de notre Parti. Lorsque je le comparais aux autres dirigeants de notre Parti, il me semblait toujours que les compagnons de lutte de Lénine - Plékhanov, Martov, Axelrod et les autres - étaient moins grands que lui d'une tête ; que Lénine, comparé à eux, n'était pas simplement un des dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, sans peur dans la lutte et menant hardiment le Parti en avant, dans les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe. Cette impression s'était si profondément ancrée dans mon âme que j'éprouvai le besoin d'écrire à ce sujet à un proche ami, alors dans l'émigration, pour lui demander son opinion. A quelque temps de là, déjà déporté en Sibérie, - c'était à la fin de 1903, - je reçus de mon ami une réponse enthousiaste, ainsi qu'une lettre simple mais riche de contenu, de Lénine, auquel mon ami, comme je le sus plus tard, avait montré ma lettre. La lettre de Lénine était relativement courte, mais elle contenait une critique hardie, intrépide de l'activité pratique de notre Parti, ainsi qu'un exposé remarquablement clair et concis du plan de travail du Parti pour la période à venir. Lénine seul savait traiter des choses les plus embrouillées avec tant de simplicité et de clarté, de concision et de hardiesse, quand chaque phrase ne parle pas, mais fait feu. Cette petite lettre simple et hardie affermit ma foi en ce sens que notre Parti possédait en Lénine un aigle des montagnes. Je ne puis me pardonner d'avoir brûlé cette lettre de Lénine, ainsi que beaucoup d'autres, par habitude de vieux militant clandestin. C'est de ce moment que datent mes relations avec Lénine.

La modestie

Je rencontrai pour la première fois Lénine en décembre 1905, à la conférence bolchévique de Tammerfors (Finlande). Je m'attendais à voir l'aigle des montagnes de notre Parti, le grand homme, grand non seulement au point de vue politique, mais aussi, si vous voulez, au point de vue physique ; car dans mon imagination Lénine m'apparaissait comme un géant à belle stature, l'air imposant. Quelle ne fut pas ma déception quand j'aperçus un homme des plus ordinaires, d'une taille au-dessous de la moyenne, ne différant en rien, mais absolument en rien, d'un simple mortel... L'usage veut qu'un "grand homme" arrive habituellement en retard aux réunions, afin que les membres de l'assemblée attendent sa venue, le souffle en suspens. Et puis les assistants avertissent de l'arrivée d'un "grand homme" par des "chut... silence... le voilà !" Ce cérémonial ne me semblait pas superflu, car il en imposait, il inspirait le respect. Quelle ne fut pas ma déception quand j'appris que Lénine s'était présenté à la réunion avant les délégués et que, dans un angle de la salle, il poursuivait le plus simplement du monde une conversation des plus ordinaires avec les plus ordinaires délégués de la conférence. Je ne vous cacherai pas que cela me parut à l'époque comme une certaine violation de certaines règles établies. Plus tard seulement je compris que cette simplicité et cette modestie de Lénine, ce désir de passer inaperçu ou tout au moins de ne pas se faire trop remarquer, de ne pas se prévaloir de sa haute position - que ce trait constitua un des côtés les plus forts de Lénine, nouveau chef des nouvelles masses, - masses simples et ordinaires qui forment les "basses couches" les plus profondes de l'humanité.

Puissance de logique

Lénine prononça à cette conférence deux discours remarquables : sur la situation politique et sur la question agraire. Malheureusement ils n'ont pas été retrouvés. Discours de haute inspiration qui déchaînèrent l'enthousiasme de la conférence. Force de conviction extraordinaire, simplicité et clarté dans l'argumentation, phrases brèves à portée de tout le monde, absence de pose, absence de gestes vertigineux et de phrases à effet visant à faire impression : tout cela distinguait avantageusement les discours de Lénine de ceux des orateurs "parlementaires" habituels. Mais ce qui me captiva alors, ce ne fut point ce côté de ses discours ; c'était la force irrésistible de la logique de Lénine, logique un peu sèche, mais qui, en revanche, s'empare à fond de l'auditoire, l'électrise peu à peu et, ensuite, le rend prisonnier, comme on dit, sans recours. Je me souviens que beaucoup de délégués disaient alors : "La logique des discours de Lénine, c'est comme des tentacules tout-puissants qui vous enserrent de tous côtés dans un étau dont il est impossible de briser l'étreinte : il faut ou se rendre ou se résoudre à un échec complet." Cette particularité des discours de Lénine est, je pense, le côté le plus fort de son talent d'orateur.

Sans pleurnicherie

Je rencontrai Lénine pour la deuxième fois en 1906, à Stockholm, au Congrès de notre Parti. On sait qu'à ce congrès les bolchéviks restèrent en minorité, qu'ils essuyèrent une défaite. Je voyais pour la première fois Lénine dans le rôle de vaincu. Il ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs qui, après une défaite, se lamentent et se découragent. Au contraire, la défaite avait galvanisé en Lénine toutes ses énergies, qui incitaient ses partisans à de nouvelles batailles en vue de la victoire future. J'ai dit : défaite de Lénine. Mais qu'était-ce que cette défaite ? Il fallait voir les adversaires de Lénine, les vainqueurs du congrès de Stockholm - Plékhanov, Axelrod, Martov et les autres : ils ressemblaient bien peu à des vainqueurs véritables, Lénine, par sa critique implacable du menchévisme, les ayant comme on dit, démolis à fond. Je me souviens que nous, délégués bolchéviks, massés en tas, nous regardions Lénine, lui demandant conseil. Dans les propos de certains délégués perçaient la lassitude, l'accablement. Il me souvient que Lénine, en réponse à ces propos, murmura entre les dents, d'un ton âpre : "Ne pleurnichez pas, camarades, nous vaincrons à coup sûr parce que nous avons raison." La haine des intellectuels pleurnichards, la foi en nos forces, la foi en la victoire, voilà ce dont nous parlait alors Lénine. On sentait bien que la défaite des bolchéviks était momentanée, qu'ils allaient vaincre prochainement. "Ne pas pleurnicher à l'occasion d'une défaite", voilà le trait particulier de l'activité de Lénine, qui lui a permis de rassembler autour de lui une armée entièrement dévouée et confiante en ses forces.

Sans présomption

Au Congrès suivant, en 1907, à Londres, ce furent les bolchéviks qui remportèrent la victoire. Je voyais Lénine pour la première fois dans le rôle de vainqueur. D'ordinaire, la victoire grise certains chefs, les rend hautains et présomptueux. Dès lors un commence le plus souvent à chanter victoire, on s'endort sur ses lauriers. Mais Lénine ne ressemblait pas le montrait particulièrement vigilant, l'esprit en éveil. Je me souviens que Lénine répétait avec insistance aux délégués : "Premièrement, ne pas se laisser griser par la victoire, ni en tirer vanité ; deuxièmement, consolider sa victoire ; troisièmement, achever l'ennemi, car il n'est que battu et il s'en faut qu'il soit achevé." Il raillait âprement les délégués qui affirmaient à la légère que "désormais c'en était fait des menchéviks". Il ne lui fut pas difficile de démontrer que les menchéviks avaient encore des racines dans le mouvement ouvrier, qu'il fallait savoir les combattre en évitant avec soin de surestimer ses propres forces et, surtout, de sous-estimer les forces adverses. "Ne pas tirer vanité de sa victoire", voilà le trait de caractère de Lénine qui lui a permis d'évaluer avec lucidité les forces de l'ennemi et de mettre le Parti à l'abri des surprises éventuelles.

L’attachement aux principes

Les chefs d'un parti ne peuvent pas ne pas faire cas de l'opinion de la majorité de leur parti. La majorité est une force avec laquelle un chef est tenu de compter. Cela, Lénine le comprenait aussi bien que tout autre dirigeant du Parti. Mais Lénine ne fut jamais prisonnier de la majorité, surtout quand cette majorité manquait de base doctrinale. L'histoire de notre Parti a connu des moments où l'opinion de la majorité ou bien les intérêts momentanés du Parti entraient en conflit avec les intérêts fondamentaux du prolétariat. En pareils cas Lénine, sans hésiter, se mettait résolument du côté des principes contre la majorité du Parti. Bien plus, il ne craignait point alors de s'élever littéralement seul contre tous, estimant, comme il le disait souvent, qu'"une politique fidèle aux principes est la seule juste". Les deux faits suivants sont particulièrement caractéristiques à cet égard.

Premier fait. C'était pendant la période de 1909 à 1911, où le Parti, écrasé par la contre-révolution, était en pleine décomposition. Période où l'on avait perdu la foi dans le Parti ; où non seulement les intellectuels, mais aussi, dans une certaine mesure, les ouvriers abandonnaient en masse le Parti ; période de désaveu de l'action clandestine ; période de liquidation et de débâcle. Non seulement les menchéviks, mais aussi les bolchéviks représentaient alors une série de fractions et de courants détachés, pour la plupart, du mouvement ouvrier. C'est précisément en cette période, on le sait, que naquit l'idée de liquider entièrement l'action clandestine du Parti et d'organiser les ouvriers au sein d'un parti légal, libéral, stolypinien. Lénine fut seul, à l'époque, à ne pas se laisser gagner par la contagion générale et à tenir haut le drapeau du Parti ; c'est avec une patience étonnante, avec une obstination inouïe qu'il rassemblait les forces dispersées et écrasées du Parti ; il luttait contre toutes les tendances hostiles au Parti qui se faisaient jour dans le mouvement ouvrier ; il défendait les principes du Parti avec un courage sans analogue et une persévérance sans précédent. On sait que plus tard Lénine est sorti vainqueur de cette lutte pour le maintien du Parti.

Deuxième fait. C'était pendant la période de 1914 à 1917, où la guerre impérialiste battait son plein, où tous les partis social-démocrates ou socialistes, tous ou presque, emportés par le délire patriotique général, s'étaient mis au service de l'impérialisme de leur pays. Période où la II° Internationale mettait pavillon bas devant le Capital ; où même des hommes comme Plékhanov, Kautsky, Guesde et d'autres encore ne purent résister à la vague de chauvinisme. Lénine fut seul ou presque seul à engager résolument la lutte contre le social-chauvinisme et le social-pacifisme, à dénoncer la trahison des Guesde et des Kautsky et à stigmatiser l'esprit d'indécision des "révolutionnaires" nageant entre deux eaux. Lénine comprenait qu'il n'avait derrière lui qu'une infime minorité, mais pour lui cela n'avait pas une importance décisive ; il savait que la seule politique juste ayant pour elle l'avenir, c'est la politique de l'internationalisme conséquent ; il savait qu'une politique fidèle aux principes est la seule juste. On sait que Lénine est sorti également vainqueur de cette lutte pour une nouvelle Internationale. "La politique fidèle aux principes est la seule juste", c'est à l'aide de cette formule que Lénine a pris d'assaut de nouvelles positions "imprenables", et gagné au marxisme révolutionnaire les meilleurs éléments du prolétariat.

La foi dans les masses

Les théoriciens et les chefs de parti, qui savent l'histoire des peuples, qui ont étudié d'un bout à l'autre l'histoire des révolutions sont parfois affligés d'une maladie inconvenante. Cette maladie s'appelle la peur des masses, le manque de foi dans leurs facultés créatrices. Elle engendre parfois chez les chefs un certain aristocratisme à l'égard des masses peu initiées à l'histoire des révolutions, mais appelées à démolir ce qui est vieux et à bâtir du neuf. La peur que les éléments ne se déchaînent, que les masses ne "démolissent beaucoup trop", le désir de jouer le rôle de gouvernante qui prétend instruire les masses par les livres, sans vouloir s'instruire elle-même auprès de ces masses : telle est la source de cette espèce d'aristocratisme. Lénine était tout l'opposé de ces chefs. Je ne connais pas d'autre révolutionnaire qui ait, comme Lénine, possédé une foi aussi profonde dans les forces créatrices du prolétariat et en la justesse révolutionnaire de son instinct de classe. Je ne connais pas d'autre révolutionnaire qui ait su, comme Lénine, flageller aussi impitoyablement les infatués critiques du "chaos de la révolution" et de la "bacchanale de l'action spontanée des masses". Je me souviens qu'au cours d'un entretien, en réponse à la remarque d'un camarade que, "après la révolution, doit s'établir un ordre de choses normal" Lénine répliqua, sarcastique : "Il est malheureux que des hommes désireux d'être des révolutionnaires oublient que l'ordre de choses le plus normal dans l'histoire est celui de la révolution." De là ce dédain de Lénine pour tous ceux qui voulaient regarder de haut les masses et les instruire par les livres. De là l'effort constant de Lénine, disant qu'il fallait s'instruire auprès des masses, saisir leur action, étudier à fond l'expérience pratique de la lutte des masses. La foi dans les forces créatrices des masses est ce trait particulier de l'activité de Lénine, qui lui a permis de saisir la signification du mouvement spontané des masses et de l'orienter dans la voie de la révolution prolétarienne.

Le génie de la révolution

Lénine était né pour la révolution. Il fut véritablement le génie des explosions révolutionnaires et le plus grand maître dans l'art de diriger la révolution. Jamais il ne se sentait si à son aise, si joyeux qu'aux époques de secousses révolutionnaires. Je ne veux point dire par là que Lénine approuvât indifféremment toute secousse révolutionnaire, ni qu'il fût toujours et en toute circonstance partisan des explosions révolutionnaires. Pas du tout. Je veux dire simplement que la clairvoyance géniale de Lénine ne s'est jamais manifestée avec autant de plénitude et de netteté que pendant les explosions révolutionnaires. Aux tournants révolutionnaires, il s'épanouissait littéralement, il acquérait le don de double vue, il devinait le mouvement des classes et les zigzags probables de la révolution, comme s'il les lisait dans le creux de la main. Ce n'est pas sans raison que l'on disait dans notre Parti : "Ilitch sait nager dans les vagues de la révolution comme un poisson dans l'eau." D'où la clarté "surprenante" des mots d'ordre tactiques de Lénine et l'audace "vertigineuse" de ses plans révolutionnaires. Il me revient en mémoire deux faits éminemment caractéristiques et qui soulignent ce trait particulier de Lénine.

Premier fait. C'était à la veille de la Révolution d'Octobre, alors que des millions d'ouvriers, de paysans et de soldats, talonnés par la crise à l'arrière et au front, réclamaient la paix et la liberté ; que les généraux et la bourgeoisie préparaient la dictature militaire, en vue de mener la "guerre jusqu'au bout" ; que la prétendue "opinion publique", tous les prétendus "partis socialistes" étaient hostiles aux bolchéviks et les traitaient d'"espions allemands" ; que Kérenski tentait de rejeter le Parti bolchévik dans l'illégalité et y avait partiellement réussi ; que les armées encore puissantes et disciplinées de la coalition austro-allemande se dressaient face à nos armées fatiguées et en décomposition, et que les "socialistes" de l'Europe occidentale faisaient tranquillement bloc avec leurs gouvernements, en vue de mener "la guerre jusqu'à la victoire complète"... Que signifiait déclencher une insurrection en un pareil moment ? Déclencher une insurrection dans de telles conditions c'était jouer son va-tout. Cependant Lénine ne craignait pas de courir ce risque ; il savait, il voyait d'un oeil lucide que l'insurrection était inévitable ; que l'insurrection triompherait ; que l'insurrection en Russie préparerait la fin de la guerre impérialiste ; que l'insurrection en Russie mettrait en branle les masses épuisées des pays d'Occident ; que l'insurrection en Russie transformerait la guerre impérialiste en guerre civile ; que de cette insurrection naîtrait la République des Soviets ; que la République des Soviets servirait de rempart au mouvement révolutionnaire dans le monde entier. On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine s'est accomplie avec une précision sans exemple.

Deuxième fait. C'était aux premiers jours qui suivirent la Révolution d'Octobre, quand le Conseil des commissaires du peuple voulut contraindre le général rebelle Doukhonine, commandant en chef des armées russes, à faire cesser les opérations militaires et entamer des pourparlers d'armistice avec les Allemands. Je me souviens que Lénine, Krylenko (le futur commandant en chef) et moi, nous nous rendîmes à l'Etat-major de Pétrograd pour nous entretenir par fil direct avec Doukhonine. Moment terrible. Doukhonine et le G.Q.G. refusèrent net d'exécuter l'ordre du Conseil des commissaires du peuple. Le personnel de commandement de l'armée se trouvait entièrement aux mains du G.Q.G. Quant aux soldats, on ignorait ce que dirait cette armée de quatorze millions d'hommes, soumise à ce qu'on appelait les organisations d'armée, hostiles au pouvoir des Soviets. On sait qu'une rébellion des élèves-officiers couvait à Pétrograd. En outre, Kérenski marchait sur la capitale. Il me souvient qu'après un court silence devant l'appareil, le visage de Lénine s'éclaira d'une flamme intérieure. Visiblement Lénine avait pris une décision. "Allons à la T.S.F., dit-il, elle nous rendra service : nous destituerons par un ordre spécial le général Doukhonine, à sa place nous nommerons le camarade Krylenko commandant en chef, et nous adresserons aux soldats, par-dessus la tête de leurs chefs, cet appel : isoler les généraux, cesser les opérations militaires, nouer contact avec les soldats austro-allemands et prendre en mains propres la cause de la paix." C'était faire un "saut dans l'inconnu". Mais Lénine ne craignit pas de l'effectuer. Au contraire, il alla au-devant de lui, sachant que l'armée voulait la paix et qu'elle la conquerrait en balayant sur sa route tous les obstacles ; il savait que ce moyen d'affirmer la paix ne manquerait pas d'influer sur les soldats austro-allemands et donnerait libre cours à la volonté de paix sur tous les fronts sans exception. On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine devait également s'accomplir en tous points. Une clairvoyance géniale, la faculté de saisir et de deviner rapidement le sens intime des événements en marche : tel est le trait de Lénine qui lui a permis d'élaborer une stratégie juste et une ligne de conduite bien nette, aux tournants du mouvement révolutionnaire.

Pravda, n° 34, 12 février 1924. (J. Staline : Oeuvres, t. 6, pp. 52-64.)

Notes : (1) L'Iskra (L'Etincelle), fondée par Lénine à la fin de 1900, est le premier journal des marxistes révolutionnaires de Russie, paru à l'étranger et diffusé à travers le pays. L'Iskra léniniste de 1900-1903 a joué un rôle historique énorme : elle a préparé la création d'un Parti prolétarien russe indépendant. En novembre 1903, peu après le II° congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, le journal passe aux menchéviks. Lénine se retire du comité de rédaction. Dès lors, on commence à distinguer dans le Parti l'ancienne Iskra, léniniste, bolchévik, et la nouvelle Iskra, menchévik, opportuniste.

 

 

 

(Sur l’antisémitisme, Réponse à une question de l'Agence télégraphique juive d'Amérique, le 12 janvier 1931.)

« Je réponds à votre question. Le chauvinisme national et racial est une survivance des moeurs misanthropiques propres à la période du cannibalisme. L'antisémitisme, comme forme extrême du chauvinisme racial, est la survivance la plus dangereuse du cannibalisme. L'antisémitisme profite aux exploiteurs, comme paratonnerre pour que le capitalisme échappe aux coups des travailleurs. L'antisémitisme est un danger pour les travailleurs, car c'est une fausse route qui les égare hors du droit chemin et les conduit dans la jungle. Aussi les communistes, en tant qu'internationalistes conséquents, ne peuvent être que les ennemis jurés et intransigeants de l'antisémitisme. En URSS la loi punit avec la plus grande sévérité l'antisémitisme comme phénomène profondément opposé au régime soviétique. Selon les lois de l'URSS les antisémites actifs sont condamnés à la peine de mort.

 

 

Thèses sur l'Impérialisme

« PREMIERE THESE. La domination du capital financier dans les pays capitalistes avancés ; l'émission de valeurs comme une des principales opérations du capital financier ; l'exportation des capitaux vers les sources de matières premières, qui est un des fondements de l'impérialisme ; la toute-puissance de l'oligarchie financière, comme résultat de la domination du capital financier tout cela révèle le caractère brutalement parasitaire du capitalisme monopoliste, rend cent fois plus sensible le joug des trusts et consortiums capitalistes, accroît l'indignation de la classe ouvrière contre les fondements du capitalisme, amène les masses à la révolution prolétarienne, unique moyen de salut. (Voir L'impérialisme de Lénine.)

De là une première conclusion : aggravation de la crise révolutionnaire dans les pays capitalistes, éléments d'explosion de plus en plus nombreux sur le front intérieur, prolétarien dans les "métropoles".

DEUXIEME THESE. L'exportation accrue des capitaux dans les pays coloniaux et dépendants ; l'extension des "sphères d'influence" et des possessions coloniales à l'ensemble du globe ; la transformation du capitalisme en un système mondial d’asservissement financier et d'oppression coloniale de l'immense majorité de la population du globe par une poignée de pays "avancés" ; — tout cela a, d'une part, fait des diverses économies nationales et des divers territoires nationaux les anneaux d'une chaîne unique, appelée économie mondiale, et, d'autre part, scindé la population du globe en deux camps: une poignée de pays capitalistes "avancés", qui exploitent et oppriment de vastes colonies et pays dépendants, et une majorité énorme de pays coloniaux et dépendants, obligés de mener la lutte pour s'affranchir du joug impérialiste. (Voir L'impérialisme.)

De là une deuxième conclusion : aggravation de la crise révolutionnaire dans les pays coloniaux, éléments de révolte de plus en plus nombreux contre l'impérialisme sur le front extérieur, colonial.

TROISIEME THESE. La possession monopolisée des "sphères d'influence" et des colonies ; le développement inégal des pays capitalistes, qui conduit à une lutte forcenée pour un nouveau partage du monde entre les pays ayant déjà accaparé des territoires et ceux qui désirent recevoir leur "part" ; les guerres impérialistes, comme unique moyen de rétablir l' "équilibre" compromis ; — tout cela conduit à l'intensification de la lutte sur le troisième front, entre les puissances capitalistes, ce qui affaiblit l'impérialisme et facilite l'union des deux premiers fronts contre l'impérialisme : le front prolétarien révolutionnaire et le front de l'affranchissement colonial. (Voir L'impérialisme.)

De là une troisième conclusion : l'inéluctabilité des guerres sous l'impérialisme, et la coalition inévitable de la révolution prolétarienne en Europe avec la révolution coloniale en Orient formant un front unique mondial de la révolution contre le front mondial de l’impérialisme.

Toutes ces conclusions, chez Lénine, sont réunies en cette conclusion générale que "l'impérialisme est la veille de la révolution socialiste". »

 

 

 

Les questions du léninisme (Extrait)

RAPPORT SUR L'ACTIVITE DU COMITE CENTRAL PRESENTE AU XVIIe CONGRES DU PARTI COMMUNISTE (BOLCHEVIK) DE L'U.R.S.S. (LE 26 JANVIER 1934) [...]

VOLUME DE LA PRODUCTION INDUSTRIELLE (En pourcentages par rapport au niveau d'avant-guerre)

 

1913

1929

1930

1931

1932

1933

U.R.S.S.

100

194.3

252.1

314.7

359.0

391.9

Etats-Unis

100

170.2

137.3

115.9

91.4

110.2

Angleterre

100

99.1

91.5

83.0

82.5

85.2

Allemagne

100

113.0

99.8

81.0

67.6

75.4

France

100

139.0

140.0

124.0

96.1

107.6

[...] 2. Aggravation de la situation politique dans les pays capitalistes. 

Cette crise économique prolongée a eu pour résultat d'aggraver comme jamais la situation politique des pays capitalistes, tant sur le plan intérieur qu'à l'échelle internationale.

L'accentuation de la lutte pour les marchés extérieurs, la suppression des derniers vestiges du commerce libre, les tarifs douaniers prohibitifs, la guerre commerciale, la guerre des changes, le dumping et beaucoup d'autres mesures analogues, affirmant un nationalisme à outrance dans la politique économique, ont aggravé à l'extrême les rapports entre pays, créé un terrain propice aux conflits militaires et mis la guerre à l'ordre du jour, comme moyen d'un nouveau partage du monde et des zones d'influence au profit des Etats plus forts.

La guerre du Japon contre la Chine, l'occupation de la Mandchourie, l'abandon de la Société des Nations par le Japon et son avance en Chine du Nord, ont encore aggravé la situation. Résultat : accentuation de la lutte pour l'océan Pacifique et accroissement des armements navals du Japon, des Etats-Unis, de l'Angleterre et de la France.

L'abandon de la Société des Nations par l'Allemagne et le spectre de la revanche ont imprimé une poussée nouvelle aux armements et aggravé encore la situation en Europe.

Rien d'étonnant que le pacifisme bourgeois végète aujourd'hui misérablement, et que le bavardage sur le désarmement soit remplacé par des conversations d’ «affaires» sur les armements et les réarmements.

De même qu'en 1914, réapparaissent au premier plan les partis de l'impérialisme le plus agressif, partis de guerre et de revanche.

Les choses s'orientent manifestement vers une nouvelle guerre.

Le jeu de ces mêmes facteurs aggrave encore plus la situation intérieure des pays capitalistes. Quatre années de crise industrielle ont épuisé et poussé au désespoir la classe ouvrière. Quatre années de crise agricole ont ruiné à fond les couches déshéritées de la paysannerie non seulement dans les principaux pays capitalistes, mais encore et surtout dans les pays coloniaux et dépendants. C'est un fait que, malgré toutes les ruses de la statistique, ayant pour but de diminuer le chiffre des chômeurs, leur nombre atteint d'après les données officielles des institutions bourgeoises, 3 millions en Angleterre, 5 millions en Allemagne, 10 millions aux Etats-Unis, sans compter les autres pays d'Europe. Ajoutez à ce chiffre les chômeurs partiels, dont le nombre dépasse une dizaine de millions ; ajoutez-y les millions de paysans ruinés, et vous aurez un tableau approximatif de la misère et du désespoir des masses laborieuses. Les masses populaires n'en sont pas encore au point de livrer assaut au capitalisme ; mais que l'idée de cet assaut mûrisse dans la conscience des masses, il n'est guère possible d'en douter. Nous en trouvons un témoignage éloquent, par exemple dans des faits tels que la révolution espagnole, qui a renversé le régime fasciste, et l'accroissement des territoires soviétiques en Chine, que la contre-révolution conjuguée de la bourgeoisie chinoise et étrangère est impuissante à arrêter.

C'est ce qui explique, à proprement parler, que les classes dominantes des pays capitalistes s'appliquent à détruire ou ramènent à zéro les derniers vestiges du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise, vestiges pouvant être utilisés par la classe ouvrière dans sa lutte contre les oppresseurs ; qu'elles jettent les partis communistes dans l'illégalité et passent aux méthodes terroristes déclarées, afin de maintenir leur dictature.

Le chauvinisme et la préparation de la guerre, principaux éléments de la politique extérieure ; la répression exercée sur la classe ouvrière et la terreur en politique intérieure, comme moyen indispensable pour renforcer l'arrière des futurs fronts de guerre, voilà ce qui préoccupe surtout les politiciens impérialistes d'aujourd'hui.

Rien d'étonnant que le fascisme soit devenu maintenant l'article le plus à la mode parmi les politiciens les plus agressifs de la bourgeoisie. Je ne parle pas seulement du fascisme en général, mais avant tout, du fascisme de type allemand, que l'on nomme à tort national-socialisme puisque l'examen même le plus minutieux ne permet pas d'y découvrir le moindre atome de socialisme.

A cet égard, la victoire du fascisme en Allemagne, il ne faut pas la considérer simplement comme un signe de faiblesse de la classe ouvrière et comme le résultat des trahisons perpétrées contre elle par la social-démocratie qui a frayé la route au fascisme. Il faut la considérer aussi comme un signe de faiblesse de la bourgeoisie, comme un signe montrant que la bourgeoisie n'est plus en mesure d'exercer le pouvoir par les vieilles méthodes du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise, ce qui l'oblige à recourir, dans sa politique intérieure, aux méthodes terroristes de gouvernement; comme un signe attestant qu'elle n'a plus la force de trouver une issue à la situation actuelle sur la base d'une politique extérieure de paix, ce qui l'oblige à recourir à une politique de guerre.

Telle est la situation.

Ainsi, vous le voyez, les choses s'orientent vers une nouvelle guerre impérialiste, comme issue à la situation actuelle.

Il n'y a évidemment pas de raison de supposer que la guerre puisse conduire à une issue véritable. Elle doit, au contraire, embrouiller encore plus la situation. Bien mieux : elle déclenchera à coup sûr la révolution et mettra en péril l'existence même du capitalisme dans une série de pays, comme ce fut le cas pendant la première guerre impérialiste. Et si, malgré l'expérience de cette première guerre impérialiste, les politiciens bourgeois s'accrochent néanmoins à la guerre, comme un naufragé à un fétu de paille, c'est qu'ils se sont empêtrés définitivement, qu'ils sont acculés dans une impasse, et prêts à se jeter la tête la première dans l'abîme.

Il n'est donc pas inutile d'examiner brièvement les plans d'organisation de la guerre, qui s'élaborent actuellement dans les milieux politiques bourgeois.

Les uns pensent que la guerre doit être organisée contre l'une des grandes puissances. Ils pensent lui infliger une défaite écrasante et rétablir leurs affaires à ses dépens. Admettons qu'ils aient organisé cette guerre. Que peut-il en résulter ? Comme on sait, au cours de la première guerre impérialiste, on voulait de même anéantir l'une des grandes puissances, l'Allemagne, et s'enrichir à ses dépens. Qu'en est-il résulté ? Ils n'ont pas anéanti l'Allemagne, mais ils y ont semé une telle haine contre les vainqueurs et créé un terrain si propice à la revanche, que, jusqu'à présent, ils ne peuvent encore, et je pense qu'ils ne pourront de longtemps encore se tirer de cet ignoble pétrin dont ils ont eux-mêmes pétri la pâte. »

 

 

 

Sur les élections en URSS et en démocratie bourgeoise

DISCOURS PRONONCÉ DEVANT LES ÉLECTEURS DE LA CIRCONSCRIPTION STALINE DE MOSCOU LE 11 DÉCEMBRE 1937, AU GRAND THEATRE (Extrait)

« Les élections générales se font également dans un certain nombre de pays capitalistes, dits démocratiques. Mais dans quelles conditions s'y font-elles ? Au milieu des collisions de classes, de l'hostilité des classes, cependant que les capitalistes, les grands propriétaires fonciers, les banquiers et autres requins du capitalisme exercent une pression sur les électeurs. De telles élections, fussent-elles générales, égales, secrètes et directes, on ne saurait les dire parfaitement libres, parfaitement démocratiques.

Chez nous, dans notre pays, les élections se font au contraire dans des circonstances absolument différentes. Ici point de capitalistes, point de grands propriétaires fonciers ; par conséquent, point de pression exercée par tes classes possédantes sur les non-possédantes. Les élections se font chez nous dans une atmosphère de collaboration entre ouvriers, paysans, intellectuels, dans une atmosphère de confiance réciproque, je dirais même d'amitié réciproque, parce que nous n'avons pas de capitalistes, ni de grands propriétaires fonciers, ni d'exploitation, et il n'est personne à proprement dire pour faire pression sur le peuple, pour fausser sa volonté.

Voilà pourquoi nos élections sont les seules au monde qui soient véritablement libres et véritablement démocratiques. (Vifs applaudissements.)

De telles élections libres et véritablement démocratiques n'ont pu naître que du triomphe de l'ordre socialiste ; que du socialisme qui, chez nous, n'est plus simplement en construction, mais est déjà entré dans les habitudes, dans la vie quotidienne du peuple. Il y a quelque dix ans, on pouvait encore discuter sur la question de savoir si l'on peut ou non édifier chez nous le socialisme. Maintenant cette question ne se discute plus. Maintenant, c'est une question de faits, une question de la vie vivante, des us et coutumes qui pénètrent toute la vie du peuple. Nos fabriques et nos usines marchent sans les capitalistes. La direction du travail est assurée par des hommes issus du peuple. C'est ce que l'on appelle chez nous le socialisme en action. Nos champs sont cultivés par les travailleurs de la terre, sans les grands propriétaires fonciers, sans les koulaks. La direction du travail est assurée par des hommes issus du peuple. C'est ce que l'on appelle chez nous le socialisme dans la vie ; c'est ce que l'on appelle chez nous la vie libre, socialiste.

Et c'est sur cette base justement que sont nées les nouvelles élections, véritablement libres et véritablement démocratiques, sans précédent dans l'histoire de l'humanité.

Dès lors comment ne pas vous féliciter à l'occasion de la fête du peuple, à l'occasion des élections au Soviet suprême de l'Union soviétique ! (Ovation enthousiaste de toute la salle.)

Je voudrais ensuite, camarades, vous donner un conseil, un conseil de candidat-député à ses électeurs. Si l'on prend les pays capitalistes, on y voit s'exercer entre députés et électeurs des relations originales, je dirais même- assez singulières. Tant que dure la campagne électorale, les députés flirtent avec les électeurs, sont aux petits soins pour eux, leur jurent fidélité, leur prodiguent une foule de promesses. C'est à croire que les députés dépendent entièrement des électeurs. Sitôt les élections terminées et les candidats devenus députés, les relations changent du tout au tout. Au lieu de la dépendance des députés vis-à-vis des électeurs, c'est leur entière indépendance. Pendant quatre ou cinq ans, c'est-à-dire jusqu'aux nouvelles élections, le député se sent absolument libre et indépendant du peuple, de ses électeurs. Il peut passer d'un camp à l'autre, il peut dévier du droit chemin dans le mauvais ; il peut même s'empêtrer dans des machinations pas tout à fait recommandables ; il peut faire toutes les culbutes qu'il veut : il est indépendant.

Ces relations, peut-on les regarder comme normales ? Pas du tout, camarades. Tenant compte de ce fait, notre Constitution a promulgué une loi conférant aux électeurs le droit de rappeler avant terme ceux de leurs députés qui commencent à biaiser, à dévier de la bonne voie, à oublier leur dépendance vis-à-vis du peuple, vis-à-vis des électeurs.

Loi remarquable que celle-là, camarades. Le député doit savoir qu'il est le serviteur du peuple, son délégué envoyé au Soviet suprême, et il doit s'en tenir à la ligne qui lui a été tracée dans son mandat par le peuple. Si le député a dévié de son chemin, ses mandants ont le droit de demander de nouvelles élections et de blackbouler le député fourvoyé. (Rires, applaudissements.) Loi remarquable que celle-là. Mon conseil, conseil de candidat-député à ses électeurs, est qu'ils n'oublient pas ce droit, le droit qu'ils ont de rappeler avant terme les députés, de surveiller leurs députés, de les contrôler et, s'ils s'avisent de dévier de la bonne route, de les secouer de leurs épaules, d'exiger de nouvelles élections. Le gouvernement a le devoir de fixer de nouvelles élections. Mon conseil est de ne pas oublier cette loi et de s'en servir à l'occasion. »

 

 

Au sujet du discours de M. Churchill à Fulton

 Mars 1946. Réponses aux questions d'un correspondant de la Pravda

QUESTION. - Comment jugez-vous le dernier discours prononcé par M. Churchill aux Etats- Unis ?

RÉPONSE. - J'estime que ce discours est un acte dangereux, qui vise à semer des germes de discorde entre les Etats alliés et à rendre plus difficile leur collaboration.

QUESTION. - Peut-on estimer que le discours de M. Churchill compromet la paix et la sécurité mondiale ?

RÉPONSE. - Sans contredit, oui. En fait, M. Churchill se trouve actuellement dans la position d'un fauteur de guerre. Et il ne s'y trouve pas seul. Il a des amis, non seulement en Angleterre, mais également aux Etats-Unis. Il est à remarquer que, sous ce rapport, M. Churchill et ses amis rappellent d'une façon étonnante Hitler et ses amis. Hitler a commencé la préparation à la guerre par sa proclamation d'une théorie raciale, où il déclarait que seules les personnes de langue allemande représentaient une nation "véritable" au sens complet du mot. M. Churchill, également, commence la préparation à la guerre par une théorie raciale, en affirmant que seules les nations de langue anglaise sont des nations - dans toute l'acception du mot - appelées à diriger les destinées du monde entier. La théorie raciale allemande amena Hitler et ses amis à conclure que les Allemands, en tant qu'unique nation "véritable", devaient commander aux autres nations. La théorie raciale anglaise amène M. Churchill et ses amis à cette conclusion que les nations de langue anglaise, en tant que seules "véritables", doivent régner sur les autres nations du monde. En fait, M. Churchill et ses amis, en Angleterre et aux Etats-Unis, présentent aux nations ne parlant pas anglais quelque chose comme un ultimatum : "Reconnaissez de bon gré notre domination, et tout alors ira bien ; dans le cas contraire, la guerre est inévitable." Mais, si les nations ont versé leur sang au cours de cinq années d'une terrible guerre, c'est pour la liberté et l'indépendance de leur pays et non pas pour remplacer la domination des Hitler par celle des Churchill. Il est donc tout à fait probable que les nations qui ne parlent pas l'anglais, et qui représentent l'énorme majorité de la population du globe, n'accepteront pas de retourner à un nouvel esclavage.

La tragédie de M. Churchill consiste dans le fait qu'il ne comprend pas, en " tory " endurci, cette vérité simple et évidente. Il n'y a aucun doute que la position prise par M. Churchill est une position qui mène à la guerre, un appel à la guerre contre l'URSS. Il est clair aussi que cette position de M. Churchill est incompatible avec le traité d'alliance qui existe actuellement entre l'Angleterre et l'URSS. Il est vrai que, pour embrouiller ses auditeurs, il déclare en passant que le traité anglo-soviétique d'aide mutuelle et de coopération pourrait être facilement prolongé pour une période de cinquante ans. Mais comment peut-on concilier une telle déclaration de M. Churchill avec sa position qui mène à la guerre contre l'URSS, avec son prêche en faveur de la guerre contre l'URSS ? Il est clair que ces faits sont absolument inconciliables. Et, si M. Churchill, invitant à la guerre contre l'URSS, estime cependant que le traité anglo-soviétique peut être prolongé et voir sa durée portée jusqu'à cinquante ans, cela montre qu'il considère ce traité comme un papier sans importance, qui ne lui sert qu'à couvrir et masquer sa position antisoviétique. C'est pourquoi l'on ne peut pas considérer sérieusement les fausses déclarations des amis de M. Churchill en Grande-Bretagne relatives à une prolongation du traité anglo-soviétique jusqu'à cinquante ans et plus. La prolongation du traité ne répond à rien si l'une des parties viole le traité et le transforme en un papier vide de sens.

QUESTION. - Que pensez-vous de la partie du discours dans laquelle M. Churchill attaque le régime démocratique des Etats européens voisins de l'Union soviétique, et où il critique les relations de bon voisinage établies entre ces Etats et l'URSS ?

RÉPONSE. - Cette partie du discours de M. Churchill présente un mélange d'éléments de calomnie avec des éléments de grossièreté et de manque de tact. M. Churchill affirme que "Varsovie, Berlin, Prague, Vienne, Budapest, Belgrade, Bucarest, Sofia, toutes ces villes célèbres, avec la population d'alentour, se trouvent dans la sphère soviétique et subissent toutes, sous une forme ou une autre, non seulement l'influence soviétique, mais encore le contrôle toujours grandissant de Moscou". M. Churchill qualifie tout cela de "tendances expansionnistes" sans limites de l'URSS. Il n'est pas nécessaire de faire un gros effort pour démontrer que M. Churchill calomnie grossièrement et sans pudeur aussi bien Moscou que les Etats voisins de l'URSS dont il est question plus haut. Premièrement, il est tout à fait absurde de parler de contrôle exclusif de l'URSS à Vienne et à Berlin, où se trouvent également des Conseils de contrôle alliés composés de représentants des quatre puissances, et où l'URSS n'a qu'un quart des voix. Il arrive que certaines gens ne puissent pas faire autrement que de calomnier, mais il faut cependant garder la mesure. Deuxièmement, il ne faut pas oublier les circonstances suivantes : les Allemands ont envahi l'URSS à travers la Finlande, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie. Ils ont pu exécuter leur agression à travers ces pays parce que, dans ces derniers, existaient alors des gouvernements hostiles à l'Union soviétique. Par suite de l'invasion allemande, l'Union soviétique a perdu sans retour, dans les combats avec les Allemands, pendant l'occupation et par l'envoi d'hommes soviétiques dans les bagnes allemands, près de dix-sept millions de personnes. Autrement dit, les pertes de l'Union soviétique dépassent de plusieurs fois celles de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis pris ensemble.

Il est possible qu'en certains lieux on soit enclin à oublier ces pertes colossales du peuple soviétique, qui ont rendu possible la libération de l'Europe du joug hitlérien. Mais l'Union soviétique ne peut oublier ces pertes. On se demande ce qu'il peut bien y avoir d'étonnant dans le fait que l'Union soviétique, voulant garantir sa sécurité dans l'avenir, s'efforce d'obtenir que ces pays aient des gouvernements qui observent une attitude loyale envers l'URSS. Comment peut-on, si l'on a tout son bon sens, qualifier ces intentions pacifiques de l'Union soviétique de tendances expansionnistes de notre Etat ? M. Churchill affirme, plus loin, que "le gouvernement polonais, se trouvant sous la domination des Russes, a été encouragé à formuler, vis-à-vis de l'Allemagne, des exigences énormes et injustifiées". Chacun de ses mots est une calomnie grossière et insultante. La Pologne démocratique actuelle est dirigée par des hommes éminents. Ils ont montré par leurs actes qu'ils savent défendre les intérêts et la dignité de leur patrie mieux que n'ont pu le faire leurs prédécesseurs. Quelles raisons peut invoquer M. Churchill pour affirmer que les dirigeants de la Pologne contemporaine peuvent tolérer dans leur pays la " domination " de représentants de quelque Etat étranger que ce soit ? Les calomnies de M. Churchill contre les "Russes" ne sont-elles pas dictées par l'intention de semer des germes de discorde dans les relations entre la Pologne et l'Union soviétique ? M. Churchill n'est pas content que la Pologne ait effectué un tournant dans sa politique en faveur de l'amitié et de l'alliance avec l'URSS. Il fut un temps où, dans les relations entre la Pologne et l'URSS, prédominaient des éléments de discorde et de contradictions. Cela donnait la possibilité, à des hommes d'Etat du genre de M. Churchill, de jouer de ces contradictions, de chercher à mettre la main sur la Pologne sous prétexte de la protéger des Russes, d'agiter le spectre de la guerre entre l'URSS et la Pologne et de conserver la position d'arbitre. Mais cette époque est révolue, car l'hostilité entre la Pologne et la Russie a fait place à l'amitié polono-soviétique.

La Pologne actuelle, démocratique, ne veut plus être un "ballon de jeu" aux mains d'étrangers. Il me semble que c'est précisément cette circonstance qui irrite M. Churchill et le pousse à des sorties grossières, dépourvues de tact, contre la Pologne. Pensez donc : on ne le laisse pas jouer aux dépens d'autrui... En ce qui concerne les attaques de M. Churchill contre l'Union soviétique, à propos de l'extension des frontières occidentales de la Pologne, grâce à la reprise de territoires anciennement pris par l'Allemagne à la Pologne, il me semble que M. Churchill pipe ouvertement les dés. Comme on le sait, la décision relative aux frontières occidentales de la Pologne a été adoptée à la conférence de Berlin des trois puissances sur la base des demandes polonaises. L'Union soviétique a déclaré à plusieurs reprises qu'elle considérait ces demandes comme justes et équitables. Il est tout à fait probable que M. Churchill n'est pas content de cette décision. Mais pourquoi M. Churchill, sans ménager ses flèches contre la position des Russes dans cette question, cache-t-il à ses auditeurs le fait que cette décision a été prise à l'unanimité à la conférence de Berlin et qu'elle a été votée non seulement par les Russes, mais également par les Britanniques et les Américains ?

Pourquoi M. Churchill a-t-il eu besoin d'induire en erreur ses auditeurs ? M. Churchill affirme plus loin que "les Partis communistes étaient très faibles dans tous ces Etats d'Europe orientale, qu'ils ont acquis une force extraordinaire dépassant de beaucoup leur importance en effectifs et qu'ils s'efforcent d'instaurer partout un contrôle totalitaire", que "des gouvernements policiers dominent dans presque tous ces pays et que, à l'heure actuelle, il n'y existe aucune démocratie véritable, exception faite pour la Tchécoslovaquie". Comme on le sait, en Angleterre, un seul parti dirige maintenant l'Etat : le Parti travailliste, alors que les partis d'opposition sont privés du droit de participer au gouvernement anglais. Chez M. Churchill, cela s'appelle le véritable esprit démocratique. En Pologne, en Roumanie, en Yougoslavie, en Bulgarie, en Hongrie, c'est un bloc de plusieurs partis qui gouverne, un bloc de quatre à six partis, et l'opposition, si elle est à peu près loyale, se voit assurer le droit de participer au gouvernement. Chez M. Churchill, cela s'appelle du totalitarisme, de la tyrannie, de la dictature policière. Pourquoi ? Pour quel motif ? N'attendez pas de réponse de la part de M. Churchill. M. Churchill ne comprend pas dans quelle position comique il se met avec ses discours criards sur le totalitarisme, la tyrannie et la dictature policière. M. Churchill voudrait que la Pologne soit gouvernée par Sosnkowski et Anders, la Yougoslavie par Mikhaïlovitch et Pavélitch, la Roumanie par le prince stirbey et Radescu, la Hongrie et l'Autriche par n'importe quel roi de la maison des Habsbourg, et ainsi de suite. Il voudrait nous convaincre que ces messieurs de la fourrière fasciste peuvent garantir "un ordre vraiment démocratique".

Tel est "l'esprit démocratique" de M. Churchill. M. Churchill n'est pas loin de la vérité quand il parle de l'influence accrue des Partis communistes en Europe orientale. Il convient cependant de noter qu'il n'est pas tout à fait précis. L'influence des Partis communistes a augmenté non seulement en Europe orientale, mais aussi dans tous les pays où avait auparavant dominé le fascisme (Italie, Allemagne, Hongrie, Bulgarie, Roumanie, Finlande), ou bien où avait eu lieu l'occupation allemande, italienne ou hongroise (France, Belgique, Hollande, Norvège, Danemark, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Grèce, Union soviétique, etc.). L'accroissement de l'influence des communistes ne peut pas être considéré comme un fait du hasard, mais comme un phénomène entièrement légitime. L'influence des communistes s'est accrue parce que, pendant les dures années de la domination fasciste en Europe, les communistes se sont montrés des combattants sûrs, audacieux, pleins d'abnégation, contre le régime fasciste et pour la liberté des peuples. M. Churchill rappelle quelquefois, dans ses discours, "les petites gens qui vivent dans des maisons modestes". Il leur donne, en grand seigneur, des tapes amicales sur l'épaule et se dit leur ami. Mais ces hommes ne sont pas aussi simples qu'on pourrait le croire à première vue. Ces " petites gens " ont leur point de vue, leur politique, et ils savent se défendre. Ce sont eux, les millions de ces "petites gens", qui ont battu M. Churchill et son parti en Angleterre, donnant leurs voix aux travaillistes. Ce sont eux, les millions de ces "petites gens", qui ont isolé en Europe les réactionnaires et les partisans de la collaboration avec le fascisme, et ont donné leur préférence aux partis démocratiques de gauche. Ce sont eux, les millions de ces "petites gens" qui, après avoir éprouvé les communistes dans le feu de la lutte et de la résistance au fascisme, ont décidé que les communistes méritaient pleinement la confiance du peuple. C'est ainsi que l'influence des communistes a augmenté en Europe. Telle est la loi du développement historique. Naturellement, M. Churchill n'est pas satisfait par un tel développement des événements, et il sonne l'alarme, faisant appel à la force.

Mais M. Churchill n'était pas non plus satisfait de l'apparition du régime soviétique en Russie, après la Première Guerre mondiale. A cette époque, il sonnait également l'alarme et organisa la campagne militaire " des quatorze Etats " contre la Russie, se proposant de faire tourner en arrière la roue de l'Histoire. Mais l'Histoire s'est avérée plus forte que l'intervention churchillienne et le donquichottisme de M. Churchill l'a amené à subir à l'époque une défaite complète. Je ne sais si M. Churchill et ses amis réussiront à organiser, après la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle campagne militaire contre " l'Europe orientale ". Mais s'ils y réussissent, ce qui est peu probable, car des millions de "petites gens" montent la garde pour défendre la cause de la paix, on peut dire avec assurance qu'ils seront battus, de même qu'ils ont été battus autrefois, il y a de cela vingt-six ans. »  

 

 

Au sujet de l’arme atomique

 Réponse à une question d'un correspondant de la Pravda, le 6 octobre 1951

« QUESTION. - Que pensez-vous du bruit soulevé ces jours-ci dans la presse étrangère à l'occasion de l'essai d'une bombe atomique en Union soviétique ?

RÉPONSE. - En effet, il a été procédé récemment chez nous à l'essai d'un des types de la bombe atomique. L'expérimentation de bombes atomiques de différents calibres se poursuivra également à l'avenir d'après le plan de défense de notre pays contre une attaque de la part du bloc agressif anglo-américain.

QUESTION. - Diverses personnalités des Etats-Unis d'Amérique sonnent l'alarme à propos de l'essai d'une bombe atomique et clament que la sécurité des Etats-Unis d'Amérique est menacée. Y a-t-il un fondement quelconque à cette alarme ?

RÉPONSE. - Cette alarme est dépourvue de tout fondement. Les personnalités des Etats-Unis d'Amérique ne peuvent ignorer que l'Union soviétique est non seulement contre l'emploi de l'arme atomique, mais encore pour son interdiction, pour la cessation de sa fabrication. Comme on le sait, l'Union soviétique a exigé à plusieurs reprises l'interdiction de l'arme atomique mais elle s'est heurtée, chaque fois, à un refus de la part des puissances du bloc Atlantique. Cela signifie qu'en cas d'agression des Etats-Unis contre notre pays les milieux gouvernants des Etats-Unis d'Amérique feront usage de la bombe atomique. C'est précisément cette circonstance qui a contraint l'Union soviétique à avoir l'arme atomique afin de recevoir les agresseurs dans la plénitude de ses moyens. Naturellement, les agresseurs voudraient que l'Union soviétique se trouve désarmée en cas d'agression de leur part contre elle. Mais l'Union soviétique n'est pas de cet avis et pense que c'est dans la plénitude de ses moyens qu'elle doit recevoir l'agresseur. Par conséquent, si les Etats-Unis ne pensent pas attaquer l'Union soviétique, il faut considérer l'alarme des personnalités des Etats-Unis d'Amérique comme sans objet et simulée, car l'Union soviétique ne pense pas attaquer les Etats-Unis d'Amérique ou quelque autre pays à quelque moment que ce soit. Les personnalités des Etats-Unis d'Amérique sont mécontentes de ce que le secret de l'arme atomique soit détenu non seulement par les Etats-Unis d'Amérique mais par d'autres pays également et, en premier lieu, par l'Union soviétique. Elles voudraient que les Etats-Unis d'Amérique aient le monopole de la fabrication de la bombe atomique, que les Etats-Unis d'Amérique aient la possibilité illimitée d'intimider les autres pays et d'user de chantage à leur égard. Mais quelle raison ont-elles, en somme, de penser ainsi, et quel droit ? L'intérêt du maintien de la paix exige-t-il un tel monopole ? Ne serait-il pas plus exact de dire que le contraire est vrai, que c'est précisément l'intérêt du maintien de la paix qui exige en premier lieu la liquidation de ce monopole et, ensuite, l'interdiction absolue de l'arme atomique ? Je pense que les partisans de la bombe atomique ne pourront consentir à l'interdiction de l'arme atomique que dans le cas où ils verront qu'ils n'en détiennent plus le monopole.

QUESTIONS. - Que pensez-vous du contrôle international de l'arme atomique ?

RÉPONSE. - L'Union soviétique est pour l'interdiction de l'arme atomique et pour la cessation de sa fabrication. L'Union soviétique est pour l'établissement d'un contrôle international afin que la décision sur l'interdiction de l'arme atomique, sur la cessation de la fabrication de cette arme et sur l'emploi exclusivement à des fins civiles des bombes atomiques déjà fabriquées soit observée de la façon la plus stricte et la plus consciencieuse. L'Union soviétique est précisément pour un tel contrôle international. Les personnalités américaines parlent également de "contrôle", mais leur "contrôle" entend non la cessation de la fabrication de l'arme atomique mais la continuation de cette fabrication, et cela en des quantités correspondant à la quantité de matières premières dont disposent tels ou tels pays. Par conséquent, le " contrôle " américain entend non l'interdiction de l'arme atomique mais sa légalisation et sa légitimation. Par là même se trouve légalisé le droit des fauteurs de guerre d'exterminer au moyen de l'arme atomique des dizaines et des centaines de milliers d'habitants paisibles. Il n'est pas difficile de comprendre que ce n'est pas un contrôle mais une parodie de contrôle, que c'est là tromper les aspirations pacifiques des peuples. On comprend que ce "contrôle" ne peut satisfaire les peuples attachés à la paix, qui exigent l'interdiction de l'arme atomique et la cessation de sa fabrication. »

 

Textes d'Enver Hoxha

Sommaire des extraits :

Rapport présenté au Comité central du Parti du Travail d'Albanie, le 13 février 1957 (Sur le révisionnisme titiste.)

Discours prononcé à la réunion des 81 partis communistes et ouvriers à Moscou le 16 novembre 1960 (Déclaration de guerre au révisionnisme khrouchtchévien.)

Discours, entretiens et articles (1969-1970) (Sur le caractère des "réformes" économiques et politiques des khrouchtchéviens.)

Les superpuissances (A propos des divergeances franco-américaines - 1970)

Les khrouchtchéviens - Souvenirs (Sur la succession de Staline.)

Rapport d'activité du C.C. du P.T.A. présenté au VIIe Congrès du PTA le 1er novembre 1976 (Sur les partis marxistes-léninistes en occident.)

Rapport d'activité du C.C. du P.T.A. présenté au VIIIe Congrès du PTA le 1er novembre 1981 (Sur l'auto-gestion titiste ; la restauration capitaliste en URSS ; les révoltes contre l'impérialisme au Moyen Orient.)

Réflexions sur la Chine (Tome II) (Sur le caractère de la révolution chinoise.)

 

La situation internationale et les tâches du Parti

Rapport présenté au Comité central du Parti du Travail d'Albanie, le 13 février 1957.

« Toute la campagne rageuse que les impérialistes et les révisionnistes ont déclenchée contre le communisme est menée dans son ensemble sous le couvert de la lutte contre le « stalinisme ». Aussitôt après le XXe Congrès du parti communiste de l'Union soviétique, les ennemis ont gonflé sans mesure les « erreurs » de Staline. Ils les ont claironnées à tout vent afin de discréditer les États socialistes, les partis communistes et leurs dirigeants ; pour semer le désarroi idéologique et la discorde dans le mouvement communiste international. A la faveur de cette campagne, les éléments droitiers et centristes ont partout relevé la tête. Ils ont engagé le combat avec ardeur contre les partis ouvriers sous des mots d'ordre trompeurs et antimarxistes. Ils ont appelé par exemple à la « démocratisation », à la « déstalinisation », à « l'indépendance nationale » au « bien-être du peuple », etc. Il s'agit en fait de combattre les directions marxistes-léninistes des partis et leur juste ligne.

(...)

Nous ne sommes pas d'accord avec tous ceux qui renient l'activité révolutionnaire de Staline dans son ensemble et le dépeignent sous les couleurs les plus sombres. Nous estimons qu'il doit être mis à sa véritable place. Staline, comme on sait, est un grand marxiste. Après Lénine, il a défendu le marxisme-léninisme contre tous ses ennemis, contre les révisionnistes. Il a apporté une contribution importante au développement de cette science. Il a eu de grands mérites dans la préparation et dans le développement de la révolution d'Octobre, dans la construction du premier État socialiste, dans la victoire historique sur les envahisseurs fascistes, dans la marche en avant du mouvement communiste et ouvrier international. Pour toutes ces raisons, Staline jouissait d'une grande autorité non seulement en Union soviétique mais aussi dans le monde entier. Sur les questions décisives, dans la défense des intérêts de la classe ouvrière et dans le combat pour la théorie marxiste-léniniste, dans la bataille contre l'impérialisme et les autres ennemis du socialisme, il a constamment mené une juste lutte. Il était et demeure un exemple.

Je tiens à souligner que les dirigeants yougoslaves mènent un grand tapage contre Staline à propos du culte de la personnalité, mais ils le pratiquent chez eux, et de la façon la plus criante. Bakaric, membre du Comité exécutif de la Ligue des communistes de Yougoslavie [Le Comité exécutif de la Ligue des communistes yougoslaves correspond à peu près au Bureau politique du parti communiste français ou, chez les Italiens, à la Direction du Comité central.], dans un article écrit à l'occasion de l'anniversaire de Tito, est allé jusqu'à dire que les œuvres « marxistes » de Tito, dans leur ensemble, peuvent seulement être comparées aux meilleurs écrits de Marx, Engels et Lénine. En d'autres termes, Tito se situe au-dessus de Marx, Engels et Lénine ! Les dirigeants et la presse yougoslaves attaquent bruyamment le « culte de la personnalité » de Staline, non pour défendre les principes marxistes-léninistes, mais pour discréditer le système socialiste et les dirigeants authentiques des partis communistes, pour réviser le marxisme-léninisme et frayer la voie au « socialisme yougoslave ».

La question de l'œuvre de Staline est importante : après Lénine, il a été durant trente ans à la tête du Comité central du parti communiste de l'Union soviétique. Il a été le guide politique de l'U.R.S.S. et du mouvement ouvrier international. Les ennemis, en le couvrant de boue, ne visent pas tant sa personne que l'Union soviétique. Ils cherchent à la discréditer comme le système socialiste et le mouvement communiste international, et, par conséquent, à saper la foi des travailleurs dans la révolution.

Dans le discours prononcé à Pula en novembre 1956, Tito a déclaré :

« Nous avons dit dès le début qu'il ne s'agit pas seulement du culte de la personnalité, mais du système qui a permis l'apparition de ce culte. C'est en lui que se trouvent les racines du mal, c'est lui qu'il faut frapper avec le plus de persévérance et de force. »

Ainsi donc, selon les dirigeants yougoslaves, le culte de la personnalité a été engendré par le système soviétique. Par conséquent, ce système doit être révisé (sinon renversé) pour être remplacé par le régime « démocratique yougoslave ». On sait à quel moulin va cette eau : les idéologues de la bourgeoisie n'ont rien épargné pour montrer que les « erreurs » de Staline sont le produit nécessaire du système soviétique, que ce système est une « erreur », une « expérience manquée » et que les travailleurs doivent par conséquent renoncer au socialisme et œuvrer pour le « capitalisme populaire ». [« Le capitalisme populaire » était alors l'idéologie de collaboration de classes la plus répandue aux États-Unis. Elle prêchait l'extinction de la lutte des classes, la diffusion d'actions, c'est-à-dire de valeurs cotées en Bourse, parmi les ouvriers. Le Vatican a vanté cette doctrine réactionnaire dans des Encycliques comme Mater et magistra.] Ces prétentions mensongères ont été rejetées par toute l'histoire du développement du système soviétique. C'est lui qui a assuré à l'U.R.S.S. des succès colossaux. C'est lui qui a surmonté victorieusement les épreuves les plus dures de l'histoire. C'est lui qui apparaît comme un éclatant exemple du bon combat aux yeux de tous les travailleurs en lutte pour se libérer et construire une vie meilleure.

Les dirigeants yougoslaves et tous les révisionnistes s'abritent derrière le drapeau de la lutte contre le « stalinisme » pour mieux régler leur compte à tous leurs adversaires. Leur méthode est simple : ils qualifient les justes thèses marxistes-léninistes de « dogmatisme stalinien ». Les partis communistes et leurs dirigeants fidèles au marxisme-léninisme sont déclarés « staliniens ». La structure de l'État et le régime économique de nos pays sont traités de « bureaucratisme stalinien ». Bien entendu, tout ce qui est « stalinien » doit être liquidé et remplacé par ce qui est « antistalinien ». La division des partis et des communistes en « staliniens » et « antistaliniens », comme la guerre aux « staliniens » menée par les dirigeants yougoslaves, ont un but : la scission du mouvement ouvrier.

Se fondant sur les erreurs et les insuffisances qu'ils attribuent à Staline, les titistes nient tous les succès remportés par l'Union soviétique, les démocraties populaires et les partis communistes au cours de ces dernières années. Ils disent que les États socialistes et le mouvement communiste international sont en crise parce qu'ils souffrent du « stalinisme ». Ils proposent comme issue « la voie yougoslave d'édification du socialisme ». Ils affirment que la Yougoslavie, parce qu'elle s'est détachée en 1948 du camp socialiste, a échappé au « stalinisme ». Et ils expliquent par là qu'elle seule ait trouvé la « juste voie » de construction du socialisme, qui doit maintenant servir d'exemple à tous les pays. On fait grand bruit autour du « socialisme yougoslave » pour le présenter comme pur de toute erreur et comme le seul modèle acceptable et même possible de construction du socialisme dans tous les pays.

Mais qu'en est-il en réalité ? La voie « yougoslave » a-t-elle montré quelque supériorité ? Au contraire, les dirigeants yougoslaves eux-mêmes admettent les sérieuses faiblesses du régime social et surtout de l'économie du pays. Nous savons bien quel type de « démocratie » l'U.D.B. [Police politique secrète yougoslave.] assure aux travailleurs yougoslaves. Les dirigeants de Belgrade eux-mêmes ont reconnu que la Ligue des communistes de Yougoslavie présente de sérieux symptômes de désagrégation depuis la directive qui tend à limiter le Parti à un rôle purement éducatif.

D'autre part, ils posent la question décisive de la réorganisation de la production, base sur laquelle repose l'ensemble de la société. Les titistes parlent beaucoup de la réforme de l'économie yougoslave. Mais quels résultats celle-ci a-t-elle donnés ? Selon les informations officielles de Belgrade, la productivité du travail en Yougoslavie est inférieure à celle de 1939. L'indice des prix de détail s'est élevé de 27 % par rapport à 1952. Dans la campagne, l'économie individuelle prédomine. La réorganisation des coopératives agricoles, réalisée de 1953 à 1955, n'en a laissé que 896 sur 4192. En 1952-53, 358 000 hectares de terres seulement sont restés en friche, en 1955-56, cette étendue s'est élevée à 575 000 hectares. La production de céréales n'atteint pas le niveau d'avant-guerre. Il en manque 600 à 650 000 tonnes par an pour faire face aux besoins de la population. L'économie yougoslave dépend dans une grande mesure des secours accordés par les États-Unis d'Amérique, soit une aide importante d'un milliard deux cent millions de dollars. Si les impérialistes américains ont accordé ces subventions considérables à la Yougoslavie, ce n'est assurément pas pour participer à la construction du socialisme. Peut-on penser, en effet, que l'impérialisme puisse contribuer à édifier un régime nouveau donc à creuser plus vite sa propre tombe ? Ou qu'entre plusieurs voies du socialisme, il choisisse de soutenir la meilleure ?

 

« Si quelqu'un considère notre lutte contre le révisionnisme comme du dogmatisme ou du sectarisme, nous lui conseillerons d'ôter ses lunettes révisionnistes pour voir plus clair. » (Enver Hoxha, Discours à la Conférence des Partis communistes et ouvriers, Moscou, 1960.)

 

JETONS PAR-DESSUS BORD LES THESES REVISIONNISTES DU XXe CONGRES DU  PARTI COMMUNISTE DE L'UNION SOVIETIQUE ET LES POSITIONS ANTIMARXISTES DU GROUPE DE KHROUCHTCHEV ! DEFENDONS LE MARXISME-LENINISME !

  Discours prononcé à la réunion des 81 partis communistes et ouvriers à Moscou

Le 16 novembre 1960

  

« Notre point de vue est que l'impéria­lisme, l'impérialisme américain en tête, doit être démasqué sans merci, politique­ment et idéologiquement, et qu'en aucun cas les flatteries, les cajoleries à l'égard de l'impérialisme ne sont admissibles. Nous ne pouvons lui faire aucune conces­sion de principe. Les tactiques et les com­promis de notre part doivent, pour être admissibles, aider notre cause et non pas celle de l'ennemi.

Devant un ennemi féroce, la garantie de la victoire de notre cause réside dans notre unité parfaite, qui sera assurée en éliminant les profondes divergences idéo­logiques surgies et en basant cette unité sur les fondements du marxisme-léninis­me, sur l'égalité, la fraternité, l'esprit de camaraderie et d'internationalisme prolé­tarien. Notre Parti estime que non seule­ment aucune faille idéologique ne doit nous diviser, mais que nous devons au con­traire avoir une attitude politique unique sur toutes les questions. Notre tactique et notre stratégie, à l'encontre de nos enne­mis, doivent être élaborées par tous nos partis et se fonder sur les principes mar­xistes-léninistes, sur de justes critères po­litiques adaptés aux situations concrètes et réelles.

Le camp socialiste, ayant à sa tête la glorieuse Union Soviétique, est devenu une force colossale sous tous les aspects, par son potentiel économique et culturel, comme par son potentiel militaire. Nos succès, la force de notre camp, ont pour fondement la puissance morale, politique, économique, culturelle et militaire colos­sale de l'Union Soviétique. L'Union So­viétique a enregistré d'immenses succès dans l'industrie, l'agriculture, l'enseigne­ment et la culture, dans les domaines scientifique et militaire. Ces succès cons­tituent pour les autres pays du camp so­cialiste un appoint incommensurable qui les aide à remporter à leur tour de grands succès.

Le projet de déclaration élaboré sou­ligne à juste titre que la force immense et inépuisable du camp socialiste, l'Union Soviétique en tête, constitue le facteur dé­cisif du triomphe de la paix dans le monde, que c'est une force morale, politique et idéologique qui inspire les peuples du monde luttant pour s'affranchir du joug des colonisateurs buveurs de sang, des griffes de l'impérialisme et du capitalisme, et qui par la grande force de son exemple et de l'appui économique qu'elle leur prête, aide et inspire les autres peuples à gagner la bataille pour s'affranchir com­plètement du capitalisme exploiteur.

C'est pour cette grande raison que l'Union Soviétique et le camp socialiste sont devenus le coeur des peuples du monde entier et la source de leurs espé­rances, leur force, leur soutien moral, po­litique et économique, leurs défenseurs sûrs et dévoués contre les menaces des agresseurs fauteurs de guerre, américains, anglais, français, et de leurs alliés.

Tous les peuples du monde aspirent à la liberté, à l'indépendance, à la souve­raineté nationale, à la justice sociale, à la culture, à la paix, et ils luttent pour se les assurer. Ces aspirations sacrées ont été et sont étouffées par les capitalistes, les féo­daux et les impérialistes; aussi est-il na­turel que ces peuples mènent une lutte des plus âpres contre les capitalistes, contre les féodaux, contre les impérialistes. Il est également naturel que les peuples du monde se cherchent des alliés dans cette lutte pour l'existence qu'ils livrent à leurs bourreaux. Leurs grands, puissants et fi­dèles alliés sont seuls l'Union Soviétique et le camp socialiste.

(...)

Des traîtres au marxisme-léninisme, des agents de l'impérialisme et des intri­gants du type de Josip Broz Tito, s'effor­cent de mille manières, en ourdissant des plans diaboliques, tels que la création d'une troisième force, de désorienter les peuples et les jeunes Etats, de les détacher de leurs alliés naturels, de les lier directe­ment à l'impérialisme américain. Nous de­vons tendre toutes nos forces pour réduire à néant les plans de ces valets de l'impé­rialisme.

Nous assistons actuellement à la désa­grégation de l'impérialisme, à sa décompo­sition, à son agonie. Nous vivons et nous luttons à une époque caractérisée par le passage irrésistible du capitalisme au so­cialisme. On voit se confirmer tous les en­seignements géniaux de Marx et de Léni­ne, enseignements qui ne sont nullement surannés comme le prétendent les révision­nistes.

(...)

Qui nie, qui minimise notre grande force économique, politique, militaire, morale, qui n'a pas foi en elle, celui-là est un défaitiste et ne mé­rite pas de porter le nom de communiste. Mais de même, qui est grisé par notre force, qui sous-estime l'adversaire, qui s'i­magine, que l'ennemi a perdu tout espoir, qu'il est devenu inoffensif et entièrement à notre merci, celui-là n'est pas réaliste et ne fait que duper, endormir les gens, en­dormir les peuples, face à ces situations complexes et pleines de dangers, qui exi­gent de tous une très grande vigilance, qui exigent la montée du mouvement ré­volutionnaire des masses et non pas son déclin, son relâchement, sa désagrégation, et sa décomposition. Notre peuple fort expérimenté dit bien : «L’eau dort, mais l'ennemi est toujours en éveil.»

Regardons les faits bien en face. L'im­périalisme mondial, avec à sa tête son dé­tachement le plus agressif, l'impérialisme américain, oriente soi. économie vers la pré­paration de la guerre. Il s'arme jusqu'aux dents. L'impérialisme américain équipe l'Allemagne de Bonn. le Japon et tous ses alliés et satellites de toutes les armes exis­tantes. Il a organisé et il perfectionne les organisations militaires d'agression, il a créé et il crée des bases militaires aux quatre coins du monde, tout autour du camp socialiste. Il augmente ses stocks d'armes nucléaires., il refuse de dé­sarmer, il refuse de cesser les essais d'ar­mes nucléaires, il travaille fébrilement à inventer de nouveaux moyens d'extermi­nation massive. Et pourquoi fait-il tout cela? Pour préparer une partie de plaisir? Non! pour nous faire la guerre, pour ané­antir le socialisme et le communisme, pour asservir les peuples.

Le Parti du Travail d'Albanie estime que s'exprimer et juger différemment si­gnifie se leurrer soi-même et duper les autres.

(...)

Quelles conclusions devons-nous en ti­rer? Le Parti du Travail d'Albanie estime que l'impérialisme et, au premier chef, l'impérialisme américain n'a changé ni de peau, ni de nature. Il est agressif et il de­meurera tel même s'il ne lui reste qu'une dent dans la gueule. Agressif par nature, il est capable de précipiter le monde dans une guerre. Aussi, pour notre part, ainsi que nous l'avons souligné à la commission de rédaction, nous insistons pour qu'il soit bien expliqué aux peuples qu'il n'y aura de garantie absolue contre une guerre mondiale que lorsque le socialisme aura triomphé dans le monde entier ou pour le moins dans la plupart des pays du monde. Les Américains ne cachent pas leur jeu; loin d'accepter de désarmer, ils inten­sifient leur armement, ils préparent la guerre, aussi devons-nous être vigilants.

(...)

On discute beaucoup de la question de la coexistence pacifique, et d'aucuns disent à ce sujet de telles absurdités qu'ils vont même jusqu'à prétendre que la Chine Po­pulaire et l'Albanie sont contre la coexis­tence pacifique. J'estime qu'il convient de réfuter une bonne fois de tels points de vue nuisibles et erronés.

(...)

La coexistence pacifique entre les deux systèmes opposés, ne signifie pas, comme le prétendent les révisionnistes modernes, qu'il convient de renoncer à la lutte de classes. Au contraire, la lutte de classes doit se poursuivre, la lutte politique et idéologique contre l'impérialisme, contre l'idéologie bourgeoise et l'idéologie révi­sionnistes, doit s'intensifier toujours da­vantage. Tout en luttant conséquemment pour l'instauration de la coexistence pa­cifique léniniste, sans faire aucune con­cession de principe à l'impérialisme, il convient de développer plus avant la lutte de classes dans les pays capitalistes, ainsi que le mouvement de libération nationale des peuples des pays coloniaux et dépen­dants.

Selon notre point de vue, les partis communistes et ouvriers des pays capita­listes doivent lutter pour que s'instaure la coexistence pacifique entre leurs pays, en­core dominés par le système capitaliste, et nos pays socialistes. Une telle action ren­force les positions de la paix, affaiblit les positions du capitalisme dans chacun de leur pays et apporte plus généralement un soutien à la lutte de classe dans ces pays. Mais ce n'est pas là leur seule tâche. Il faut que dans ces pays se développe, croisse et se renforce la lutte de classe et que les masses travailleuses, guidées par le prolétariat de chaque pays, leur parti communiste en tête, et en alliance avec tout le prolétariat mondial, rendent l'existence impossible à l'impérialisme, sa­pent les bases de son appareil de guerre et de son économie, lui arrachent de vive force le pouvoir 'économique et politique pour s'acheminer vers la destruction de l'ancien pouvoir et instaurer le nouveau pouvoir du peuple. Cela le feront-elles par la violence ou par la voie pacifique et parlementaire?

Cette question était claire et il était inutile que le camarade Khrouchtchev vien­ne l'embrouiller au XXe Congrès comme il l'a fait pour la plus grande satisfaction des opportunistes. Pourquoi fallait-il pa­rodier de la sorte les thèses si claires de Lénine et de la Révolution socialiste d'Oc­tobre? Le Parti du Travail d'Albanie a toujours eu une claire compréhension des enseignements de Lénine à ce sujet et il leur est toujours resté fidèle. Jusqu'à pré­sent, aucun peuple, aucun prolétariat ni aucun parti communiste ou ouvrier, ne s'est emparé du pouvoir sans violence et sans effusion de sang.

Certains camarades s'écartent en fait de la réalité lorsqu'ils prétendent qu'ils ont pris le pouvoir sans effusion de sang; ils oublient que la glorieuse Armée Sovié­tique a versé des flots de sang pour eux durant la Seconde Guerre mondiale.

Notre Parti estime qu'en cette ma­tière nous devons nous préparer, et .nous préparer avec soin pour les deux voies, mais surtout pour la prise du pouvoir par la violence, car si nous nous préparons bien pour cette éventualité, nous renfor­çons nos chances de succès pour l'autre. La bourgeoisie vous permet bien de discourir, mais elle monte ensuite un coup de force fasciste et vous écrase, du fait qu'on n'a préparé ni les cadres de choc, ni le travail dans la clandestinité, ni les lieux où se mettre à l'abri et travailler, ni les moyens de combat. Nous devons prévenir cette tragique éventualité.

(...)

Nous avons été aidés par nos amis et en premier lieu par l'Union Soviétique. Nous avons été aidés par l'octroi de crédits et l'envoi de spécialistes sans lesquels il eût été fort difficile à notre pays et à notre économie de se développer à des rythmes aussi rapides.

De cette aide généreuse de l'Union So­viétique et des autres pays de démocratie populaire, le Parti du Travail d'Albanie et le Gouvernement de la République Po­pulaire d'Albanie ont tiré le meilleur pro­fit pour le plus grand avantage du peuple albanais. Notre peuple sera à jamais re­connaissant de cette aide aux peuples so­viétiques, au Parti Communiste de l'Union Soviétique et au Gouvernement Soviéti­que, aux peuples, aux partis et aux gou­vernements des pays de démocratie po­pulaire. Cette aide, nous l'avons conçue, nous la concevons et la concevrons non pas comme une aumône, mais comme une aide fraternelle, comme une aide interna­tionaliste.

Notre peuple, en tant que peuple qui a connu un extrême dénuement, qui a combattu avec héroïsme, qui a été mas­sacré et spolié, avait pleinement le droit de solliciter l'aide de ses amis et de ses frères, plus grands et économiquement plus riches que lui. Et ses amis avaient le devoir internationaliste de lui venir en aide. Aussi faut-il réfuter toute concep­tion ténébreuse et antimarxiste qui pour­rait éventuellement se manifester quant au caractère et aux fins de cette aide. Les pressions économiques sur le Parti du Tra­vail d'Albanie, sur notre Gouvernement et sur notre peuple sont vouées à l'échec.

(...)

Nous demandons pourquoi la Chine communiste ne devrait pas avoir la bombe atomique. Nous estimons qu'elle doit la posséder et lorsque la Chine disposera de la bombe atomique et de fusées on verra bien alors quel sera le langage de l'im­périalisme américain, on verra bien si l'on continuera à dénier à la Chine ses droits dans l'arène internationale, on verra bien si les impérialistes américains oseront brandir leurs armes comme ils le font aujourd'hui.

On pourra demander si la possession et la possibilité de se servir de la bombe permettraient à la Chine d'acquérir ces droits en dépit de l'action contraire des Etats-Unis. Non, la Chine, tout comme l'Union Soviétique, ne fera jamais usage de cette arme, si nous ne sommes pas at­taqués par ceux qui ont l'agression et la guerre dans le sang. Si l'Union Soviéti­que ne possédait pas la bombe atomique, l'impérialisme nous tiendrait un autre langage. Nous ne serons jamais les pre­miers à employer les armes atomiques, nous sommes contre la guerre, nous som­mes pour la destruction des armes nucléai­res, mais nous avons besoin de la bombe pour nous défendre. «La crainte est la meilleure gardienne des vignes», dit un adage de notre peuple. Les impérialistes doivent nous craindre et même nous crain­dre beaucoup.

(...)

Comme on le sait, le 24 juin dernier,  à l'occasion du Congrès du Parti des Tra­vailleurs de Roumanie, inopinément et sans le moindre préavis, du moins en ce qui concerne notre Parti, sur l'initiative des camarades de la direction du Parti Communiste de l'Union Soviétique, fut organisée la Rencontre de Bucarest. Celle­ci, au lieu de servir, conformément à l'ac­cord conclu par les lettres du 2 et du 7 juin,4 à un «échange d'idées» et à fixer la date de l'actuelle conférence, s'occupa d'une tout autre question, de l'accusation idéologique et politique lancée contre le Parti Communiste Chinois, sur la base de la «lettre d'information soviétique». Sur la base de cette lettre, totalement ignorée d'eux quelques heures avant la réunion, les délégués des partis communistes et ouvriers frères qui se trouvaient à Buca­rest pour une autre question et qui n'é­taient pourvus d'aucun mandat (du moins en ce qui concerne la délégation da notre Parti) de leurs partis pour discuter, et en­core moins pour décider, d'une question si importante du communisme internatio­nal, ces délégués, donc, devaient se pro­noncer en faveur des points de vue du CC du PCUS. Il ne pouvait même être ques­tion d'une discussion sérieuse de cette let­tre qui contenait de si graves accusations contre un autre parti marxiste-léniniste, alors qu'il n'était pas permis non seule­ment aux délégués, mais encore et surtout aux directions des partis communistes et ouvriers de l'étudier sous tous les aspects et qu'il n'était pas donné à la partie ac­cusée le temps voulu pour présenter, elle aussi, sous les mêmes formes que la partie accusatrice, ses points de vue. Le fait est que la direction soviétique avait pour pre­mière préoccupation de faire rapidement approuver ses accusations à l'encontre du Parti Communiste Chinois et de le faire condamner à tout prix.

(...)

En octobre de l'année en cours, le ca­marade Khrouchtchev, avec le plus grand sérieux, a déclaré aux camarades chinois que «nous traiterons l'Albanie comme la Yougoslavie». Nous faisons part de ces déclarations à cette réunion du communis­me international, afin de montrer jusqu'à quel point on a poussé les choses, de quel­le manière on se comporte à l'égard d'un petit pays socialiste. Quel est le crime commis par le Parti du Travail d'Albanie pour que notre pays soit traité comme la Yougoslavie titiste? Aurions-nous trahi le marxisme-léninisme, comme l'a fait la clique de Tito? Ou bien aurions-nous quitté le camp socialiste pour nous mette à la remorque de l'impérialisme américain comme s'y est mis le révisionnisme yougoslave? Non, et tout le mouvement com­muniste international en témoigne, en fait foi aussi toute l'activité concrète, politique, idéologique et économique, de notre Parti et de notre Etat tout au long de la Lutte de libération nationale et des seize années qui se sont écoulées depuis la libération de notre patrie, en témoigne le Comité Central du Parti Communiste de l'Union Soviétique lui-même, qui déclare dans sa lettre en date du 13 août 1960, adressée au Comité Central du Parti du Travail d'Albanie : «Les rapports entre le Parti du Travail d'Albanie et le Parti Communiste de l'Union Soviétique, fondés sur les principes de l'internationalisme proléta­rien, ont toujours été véritablement fra­ternels. L'amitié qui unit nos partis et nos peuples n'a jamais été assombrie par aucun désaccord ou écart. Les positions du Parti du Travail d'Albanie et du Parti Communiste de l'Union Soviétique sur toutes les questions les plus importantes du mouvement communiste et ouvrier in­ternational et de politique extérieure ont toujours coïncidé».

Alors en quoi consiste notre faute? Notre seul «rime» est de ne pas avoir accepté, à Bucarest, que soit injustement blâmé un parti communiste frère comme l'est le Parti Communiste Chinois, notre seul «crime» est d'avoir ouvertement, dans une réunion communis­te internationale (et non pas en le criant sur les toits), osé nous opposer à l'action injustifiée du camarade Khrouchtchev, notre seul «crime» est d'être un petit parti, le parti d'un petit pays, d'un pays pauvre, qui, selon les conceptions du camarade Khrouchtchev doit se contenter d'applau­dir, d'approuver, mais ne pas exprimer son opinion. Or cette conception n'est pas marxiste, et elle est inadmissible. Le droit de dire notre mot nous a été conféré par le marxisme-léninisme et ce droit, person­ne ne peut nous en priver, quelles que soient les pressions politiques ou écono­miques exercées contre nous, quelles que soient les menaces qu'on nous lance ou les épithètes dont on nous gratifie. A cette occasion nous aimerions demander au ca­marade Khrouchtchev: «Pourquoi cette déclaration, ne nous l'a-t-il pas faite à nous, mais à un représentant d'un parti tiers? Ou bien le camarade Khrouchtchev pense-t-il que le Parti du Travail d'Al­banie n'a pas ses propres points de vue, qu'il a fait cause commune avec le Parti Communiste Chinois au mépris des princi­pes et que, de ce fait, on peut discuter des affaires de notre parti avec les camarades chinois? Non, camarade Khrouchtchev, vous persistez dans vos erreurs et vous avez une très mauvaise opinion de notre Parti. Le Parti du Travail d'Albanie a ses points de vue et il en répond devant son propre peuple, comme devant le mouve­ment communiste et ouvrier international.

Nous sommes contraints d'informer cette réunion que la direction soviétique est passée, en fait, des menaces de traiter l'Albanie comme la Yougoslavie titiste à des actions concrètes. Cette année, notre pays a été frappé d'une série de calamités naturelles. Ce fut d'abord un violent trem­blement de terre, puis, en octobre, de graves inondations, mais surtout, par la suite, une terrible sécheresse, pas une goutte de pluie n'étant tombée sur l'Albanie pendant quatre mois. La population était menacée de famine. Les faibles réserves du pays furent consommées. Notre Gouvernement demanda d'urgence à l'Union  Soviétique de lui acheter du blé en lui exposant la très grave situation du pays. Cela se produisit après la Rencontre de Bucarest. Nous dûmes attendre 45 jours pour recevoir une réponse de l'Union Soviétique, alors que nous n'avions de vivres que pour deux se­maines. Au bout de 45 jours, et à la suite de nos sollicitations réitérées, le Gouver­nement soviétique, au lieu des 50.000 ton­nes de blé que nous lui avions demandées, ne nous en accorda que 10.000; ce qui équivalait aux besoins de la population pour quinze jours, et encore cette quantité ne devait nous être livrée qu'en septembre-octobre. C'était là une pression ouverte exercée contre notre Parti pour le plier à la volonté des camarades soviétiques.

En ces journées difficiles, nous pûmes constater bien des choses. Comment l'U­nion Soviétique qui vend du blé au monde entier, n'en avait-elle pas 50.000 tonnes pour les fournir au peuple albanais, un peuple frère, fidèle au peuple soviétique, au marxisme-léninisme et au camp socia­liste, en un temps où, pour des raisons qui ne lui étaient pas imputables, il était me­nacé de famine? Le camarade Khroucht­chev nous avait dit un jour: «Ne vous in­quiétez pas à propos de votre pain, chez nous les rats seuls, mangent autant de blé que vous en consommez». En Union So­viétique, les rats, donc, continuaient de se nourrir, mais le peuple albanais, lui, de­vait mourir de faim tant que la direction du Parti du Travail d'Albanie ne se serait pas soumise à la volonté de la direction soviétique. Cela est terrible, camarades, mais vrai. Le peuple soviétique ne pardon­nera jamais, s'il l'apprend, cette façon ,d'agir de ses dirigeants, car ce comporte­ment n'est ni marxiste, ni internationaliste, ni amical. Il n'est guère amical non plus de la part de ceux-ci de refuser un accord de clearing pour cet achat de blé, et de nous obliger à sortir de notre banque nationale notre petite réserve d'or pour acheter en Union Soviétique le maïs nécessaire à la subsistance de notre population.

Ces actions sont liées entre elles; elles ne sont pas fortuites. Ces jours der­niers en particulier, les attaques du cama­rade Khrouchtchev contre notre Parti du Travail ont atteint leur paroxysme. Vous, camarade Khrouchtchev, déclariez le 6 no­vembre que «les Albanais se comportent avec nous comme Tito». Vous avez dit aux camarades chinois: «Nous avons perdu l'Albanie, et vous, Chinois, l'avez gagnée». Et vous avez finalement affirmé que le Parti du Travail d'Albanie était un maillon faible du mouvement communiste.

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Que l'Albanie avance dans la voie du socialisme et qu'elle fasse partie du camp du socialisme, ce n'est pas vous, camarade Khrouchtchev, qui en décidez, cela ne dé­pend pas de votre bon vouloir. Cela, c'est le peuple albanais, avec à sa tête son Parti du Travail, qui l'a décidé, par sa lutte, et il n'est' pas de force au monde qui puisse l'écarter de cette voie.

Quant à votre jugement selon lequel notre Parti du Travail serait le maillon le plus faible du camp socialiste et du mou­vement communiste international, nous ré­pondons que les vingt années d'histoire de notre Parti, la lutte héroïque de notre peu­ple et de notre Parti contre les occupants fascistes, les seize années qui se sont écou­lées depuis la Libération et au cours des­quelles notre Parti et notre petit peuple ont tenu tête à toutes les tempêtes, prou­vent bien le contraire. Entourée d'ennemis, comme une île au milieu des flots, la Ré­publique Populaire d'Albanie a résisté vail­lamment à toutes les attaques et provoca­tions des impérialistes et de leurs valets. Tel un roc de granit, elle a tenu et elle tient haut levé le drapeau du socialisme sur les arrières de l'ennemi. Camarade Khrouch­tchev, vous avez levé la main contre notre petit peuple et son Parti, mais nous som­mes convaincus que le peuple soviétique qui a versé son sang pour la liberté de notre peuple également, que le grand Parti de Lénine, n'approuveront pas votre action. Nous avons pleinement foi dans le marxisme-léninisme, nous sommes certains que les partis frères, qui ont envoyé leurs représentants à cette réunion, considére­ront et jugeront cette question dans un parfait esprit de justice marxiste-léniniste.

Notre Parti a toujours considéré le Parti Communiste de l'Union Soviétique comme le parti père, parce que c'est le parti le plus ancien, le glorieux parti des bolchéviks, il l'a tenu pour tel à cause de son expérience universelle, de sa grande maturité. Mais notre Parti n'a jamais ac­cepté et il n'acceptera jamais qu'un diri­geant soviétique, quel qu'il soit, lui impose ses propres conceptions, des conceptions que, pour sa part, il juge erronées.

La direction soviétique a regardé cette importante question de principe de façon erronée, idéaliste et métaphysique; elle s'est monté la tête à la suite des succès co­lossaux remportés par les peuples soviéti­ques et le Parti Communiste de l'Union Soviétique, et elle enfreint les principes marxistes-léninistes, elle se juge infaillible, elle estime parfaits et immuables toute décision, toute action, tout propos et tout geste de sa part. Les autres, eux, peuvent se tromper, les autres sont blâmables, elle pas. «Nos décisions sont sacrées,elles sont inviolables.» «Nous ne pouvons faire au­cune concession au Parti Communiste Chi­nois, aucun compromis avec lui», disaient les dirigeants du Parti Communiste de l'Union Soviétique à nos représentants. Alors pourquoi nous ont-ils convoqués à Bucarest? Assurément afin de nous faim voter les yeux fermés les points de vue de la direction soviétique. Et une telle ma­nière d'agir serait marxiste? Une telle at­titude serait normale?

Peut-on admettre des actes de diver­sion de la part d'un parti contre un autre parti pour briser l'unité de celui-ci, ren­verser sa direction ou celle d'un autre Etat ? Jamais de la vie ! Les dirigeants soviéti­ques ont accusé le camarade Staline d'être soi-disant intervenu auprès des autres par­tis pour leur imposer les points de vue du Parti bolchévik; nous pouvons témoi­gner que jamais le camarade Staline n'a agi de la sorte envers nous, qu'il s'est comporté en toute occasion à l'égard du peuple albanais et du Parti du Travail d'Albanie comme un grand marxiste, comme un in­ternationaliste éminent, comme an cama­rade, un frère et un ami sincère du peuple albanais. En 1945, lorsque notre peuple était menacé de famine, le camarade Sta­line dérouta les navires chargés de céréales destinées au peuple soviétique, qui souffrait pourtant lui-même à l'époque d'une pénurie de vivres, pour les envoyer aussitôt au peuple albanais. Tout au con­traire, la direction soviétique actuelle s'est permis des actions indignes.

De telles pressions économiques sont­elles admissibles? Est-il admissible que le peuple albanais soit menacé comme il l'a été par la direction soviétique après la Rencontre de Bucarest ? En aucune manière.

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La Déclaration de 1957 souligne à juste titre que la source intérieure du révisionnisme est la persis­tance de l'influence bourgeoise, alors que la capitulation face à la pression de l'impé­rialisme constitue sa source extérieure. La vie a pleinement confirmé que le révi­sionnisme moderne, camouflé de slogans pseudo-marxistes et révolutionnaires, s'est employé de toutes les manières à discré­diter notre grande doctrine, le marxis­me-léninisme, qu'il a proclamée «suran­née» et ne répondant plus à l'évolution so­ciale. Sous le couvert du slogan du mar­xisme créateur, de prétendues conditions nouvelles, les révisionnistes ont tenté, d'une part, de dépouiller le marxisme-lé­ninisme de son esprit révolutionnaire et de saper la confiance de la classe ouvrière et du peuple travailleur dans le socialisme, et, d'autre part, et de mille façons, d'enjo­liver l'impérialisme, de faire croire qu'il s'est adouci, qu'il est devenu pacifique. Les trois années qui se sont écoulées de­puis la Conférence de Moscou, ont pleine­ment confirmé que les révisionnistes mo­dernes ne sont que des scissionnistes du mouvement communiste et du camp so­cialiste. des laquais fidèles de l'impéria­lisme, des ennemis jurés du socialisme et de la classe ouvrière.

L'expérience même â montré jusqu'à présent que le révisionnisme moderne a dans les révisionnistes yougoslaves, dans la clique traîtresse de Tito et Cie, ses porte-drapeau, ses représentants les plus agressifs et les plus dangereux. A l'époque où fut approuvée la Déclaration de Moscou, bien que, à notre sens, il existât alors déjà des données et des faits suffisants pour le faire, ce groupe hostile, agence de l'impérialisme américain, ne fut pas dénoncé publiquement. De surcroît, par la suite, lorsque le danger qu'il présentait ap­parut plus clairement, la lutte contre le révisionnisme yougoslave, la lutte consé­quente et ininterrompue pour son déman­tèlement idéologique et politique, ne fut pas menée avec la vigueur voulue. Au contraire. Et ce fut là l'origine de bien des maux et de torts enregistrés dans notre mouvement communiste et ouvrier inter­national. De l'avis de notre Parti, si le groupe de Tito n'a pas été totalement démasqué, si l'on a entretenu des «espérances  mensongères  d'une soi-disant «amélioration» et d'un «tournant» positifs de ce groupe de traîtres, c'est parce qu'ont joué dans ce sens la tendance conciliatrice, la conception erronée et le jugement faus­sé du camarade Khrouchtchev et die cer­tains autres dirigeants soviétiques à l'é­gard du dangereux groupe révisionniste titiste.

Il a été dit que J. V. Staline s'était trompé dans le jugement qu'il avait porté sur les révisionnistes yougoslaves et en exacerbant l'attitude adoptée à leur en­contre. Notre Parti n'a jamais été d'ac­cord avec un tel point de vue, car le temps et la pratique ont précisément démontré le contraire. Staline avait fait une très juste appréciation du danger que présen­taient les révisionnistes yougoslaves, et il a cherché à résoudre cette question en temps voulu et par la voie marxiste. Le Bureau d'Information en tant qu'organe collégial, se réunit à l'époque, et, le groupe titiste ayant été démasqué, une lutte sans merci fut engagée contre lui. Et le temps a démontré et il continue de démontrer qu'une telle action était juste et indispen­sable.

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Quant aux décisions prises contre le groupe renégat de Tito par le Bureau d'Information, le Parti du Travail d'Alba­nie ne les considère pas comme ayant été arrêtées personnellement par le camarade Staline, mais par tous les partis qui fai­saient partie du Bureau d'Information. Et non seulement par les partis membres du Bureau d'Information, mais aussi par les partis communistes et ouvriers qui n'en faisaient pas partie. Cette question con­cernant tous les partis communistes et ouvriers, touchait par conséquent aussi le Parti du Travail d'Albanie, lequel, ayant reçu et étudié la lettre adressée par Sta­line et Molotov au Comité Central du Par­ti Communiste de Yougoslavie, se montra pleinement solidaire de cette lettre et des décisions du Bureau d'Information.

Pourquoi alors le «tournant» opéré par le camarade Khrouchtchev et le Co­mité Central du Parti Communiste de l'U­nion Soviétique en 1955 à l'égard des ré­visionnistes yougoslaves, ne donna-t-il pas lieu à une consultation régulière avec les autres partis communistes et ouvriers, mais fut-il conçu et mis en application si ra­pidement et unilatéralement? C'était là une question qui nous concernait tous. Ou bien les révisionnistes yougoslaves s'é­taient dressés contre le marxisme-léninis­me et les partis communistes et ouvriers du monde, ou bien ils ne l'avaient pas fait; ou bien c'est eux qui avaient commis une faute, ou bien c'est nous qui en avions commis une à leur égard, et pas seulement Staline. Et ce point, le camarade Khrouch­tchev ne pouvait ni ne devait le résoudre seul, à sa guise. C'est pourtant ce qu'il fit et il rattacha le tournant dans les rap­ports avec les révisionnistes yougoslaves à son voyage à Belgrade. Cette initiative fit l'effet d'une bombe au Parti du Tra­vail d'Albanie et il s'y opposa immédiate­ment de façon catégorique. Avant le dé­part, en mai 1955, du camarade Khrouch­tchev pour Belgrade, le Comité Central du Parti du Travail d'Albanie adressa au Comité Central du Parti Communiste de l'Union Soviétique une lettre dans laquel­le il exprimait l'opposition de notre Parti à ce voyage à Belgrade, en soulignant que la question yougoslave ne pouvait être résolue unilatéralement, mais qu'elle de­vait être discutée par une réunion du Bu­reau d'Information, à laquelle le Parti du Travail d'Albanie demandait à être invité. C'est là que cette question devait être décidée après un long et juste débat.

Certes, du point dé vue de la forme, il ne nous appartenait pas de décider si le camarade Khrouchtchev devait faire ou non ce voyage à Belgrade, mais, dans le fond, nous avions raison et le temps a con­firmé que la question yougoslave ne de­vait pas être réglée ainsi au pied levé.

On lança le slogan des «superposi­tions», on annula rapidement la seconde résolution du Bureau d'Information, on inaugura «l'époque de la réconciliation» avec «les camarades yougoslaves», on révisa les cas des comploteurs, qui furent réhabilités, on ne fit plus que parler avec chaleur des «camarades yougoslaves», et les «camarades yougoslaves» se dressèrent sur leurs ergots, se mirent à clamer que leur «juste cause» avait triomphé, que c'était « Staline, ce criminel», qui avait ourdi toutes ces accusations contre eux, et il se créa ainsi une situation où quiconque refusait de marcher droit dans ce sens était traité de «stalinien» et devait être éliminé.

Notre Parti s'opposa à l'adoption d'une telle voie conciliatrice et opportuniste. Il se maintint sur de justes positions idéolo­giques, marxistes-léninistes, sur les posi­tions de la lutte idéologique et politique contre les révisionnistes yougoslaves. Le Parti du Travail demeura inébranlable­ment attaché à son point de vue que le groupe titiste était un groupe de traîtres, de renégats, de trotskistes, un groupe de diversion et à la solde des Américains, et que le Parti du Travail d'Albanie ne s'était pas trompé à leur égard.

Le Parti du Travail d'Albanie s'en tint fermement au point de vue selon le­quel le camarade Staline ne s'était pas trompé sur ces questions, que les révision­nistes, suivant leur ligne de trahison, avaient tenté d'asservir l'Albanie, de dé­truire le Parti du Travail d'Albanie, et qu'en tramant contre notre pays une série de complots internationaux en collusion avec les impérialistes anglo-américains, ils cherchaient à le plonger dans des conflits internationaux.

Par ailleurs, le Parti du Travail d'Al­banie était d'accord pour établir avec la République Fédérative Populaire de You­goslavie des rapports d'Etat à Ftat de bon voisinage, des relations commerciales et culturelles, si les normes de la coexisten­ce pacifique entre Etats à régimes diffé­rents étaient respectées, car pour le Parti du Travail d'Albanie, la Yougoslavie titis­te n'a jamais été, elle n'est et elle ne sera jamais un pays socialiste, tant qu'elle au­ra à sa tête un groupe renégat et agent de l'impérialisme.

Aucune tentative ouverte ou camou­flée ne put écarter le Parti du Travail d'Albanie de ces justes positions. Vaine­ment, le Comité Central du Parti Commu­niste de l'Union Soviétique, par le truche­ment du camarade Souslov, s'employa à nous convaincre de ne pas évoquer la ques­tion de Koçi Xoxe au rapport d'activité que nous devions présenter à notre 3e Congrès, en mai 1956, ce qui eut signifié de notre part le reniement de notre lutte et de nos positions de principe.

Avec l'Albanie, les titistes tombèrent sur un os, ou comme le dit Tito, «l'Albanie lui devint une épine au pied» et le groupe des traîtres titistes poursuivit naturelle­ment sa lutte contre le Parti du Travail d'Albanie, croyant nous démasquer en nous qualifiant de «staliniens».

Le groupe de Belgrade ne se borna pas à nous combattre par la propagande, mais il continua ses menées d'espionnage, ses actes de diversion, ses complots, il envoya der bandes armées dans notre pays et se montra encore plus agissant qu'avant 1948. Tout cela est établi par des faits. Mais la tragédie réside en ce que d'une part le Parti du Travail d'Albanie devait se défendre contre les dures et incessan­tes attaques des révisionnistes yougosla­ves, et que d'autre part, la position iné­branlable, de principe, marxiste-léninis­te, de notre Parti était en opposition avec l'attitude conciliatrice adoptée à l'égard des révisionnistes yougoslaves par les di­rigeants soviétiques et ceux de certains autres partis communistes et ouvriers.

On clamait et écrivait alors partout que «la Yougoslavie, est de fait un pays socialiste», que «les communistes yougosla­ves ont une grande expérience et de grands mérites», que «l'expérience yougoslave est digne d'un grand intérêt et mérite une étude attentive», que «la période des querelles et des malentendus n'avait pas été suscitée par la Yougoslavie et que celle-ci avait été victime d'une grande injustice» etc. etc. Bien entendu, ces attitudes encouragèrent la clique de Tito, qui crut avoir totalement gagné la partie, à part «l'épine» qui lui était restée «au pied» et qu'elle comptait bien isoler et finalement liquider. Mais non seulement elle ne put isoler et encore moins liquider notre Parti, mais le temps est au contraire venu confirmer le bien-fondé des points de vue de notre Parti.

A cause de cette position qu'il a adop­tée, notre Parti a été l'objet de pressions multiples. La direction albanaise fut jugée «emportée», «entêtée», on l'accusa de «gon­fler» l'importance -de ses litiges avec la Yougoslavie, d'exciter injustement les Yougoslaves, etc. Sur ce plan, notre Parti fut attaqué au premier chef par le cama­rade Khrouchtchev.

J'ai brièvement évoqué plus haut les agissements des révisionnistes yougoslaves contre notre Parti et notre pays durant la guerre, après la guerre, et après 1948, mais je m'arrêterai aussi un peu sur la période antérieure à la contre-révolution en Hongrie, contre-révolution qui fut l'oeuvre des agents yougoslaves. Le groupe de traîtres de Belgrade entreprit d'orga­niser une contre-révolution en Albanie également. Si notre Parti avait commis l'erreur d'entrer dans la «danse de la ré­conciliation» avec les révisionnistes yougo­slaves, comme on le lui conseillait après 1955, la démocratie populaire en Albanie aurait été perdue. Nous Albanais, ne se­rions pas aujourd'hui dans cette salle, mais en train de combattre encore dans nos montagnes.

Notre Parti et notre peuple, fondus en une unité d'acier, constamment en éveil, découvrirent et démasquèrent les espions de Tito infiltrés dans notre Comité Cen­tral, qui travaillaient en collusion avec la Légation de Yougoslavie à Tirana. Tito fit savoir à ces traîtres qu'ils s'étaient trop hâtés et qu'ils devaient attendre ses ins­tructions. Ces espions et traîtres écrivi­rent aussi au camarade Khrouchtchev, lui demandant d'intervenir contre le Comité Central du Parti du Travail d'Albanie. Ce sont là des faits établis. Le dessein de Tito était de coordonner la contre-révolution en Albanie avec la contre-révolution hon­groise.

Quelque temps après le 20e Congrès du Parti Communiste de l'Union Soviéti­que, devait se tenir notre 3e Congrès. L'a­gence yougoslave jugea le moment vertu de renverser la direction albanaise «obsti­née et stalinienne» et organisa le complot qui fut découvert et écrasé à la conférence du Parti à Tirana, en avril 1956. Les com­ploteurs reçurent le châtiment sévère qu'ils méritaient.

D'autres agents dangereux de Tito en Albanie, Dali Ndreu et Liri Gega, reçurent de lui l'ordre de s'enfuir en Yougoslavie, car «ils étaient en péril -et les actions» contre notre Parti «devaient être organi­sées sur le territoire yougoslave». Le Parti avait pleinement connaissance de l'acti­vité et de l'ordre secret de Tito. Il veillait et se saisit des traîtres sur la fron­tière, alors qu'ils tentaient de s'enfuir. Ceux-ci furent jugés et fusillés. L'agence yougoslave qui préparait la contre-révolution en Albanie fut découverte et com­plètement anéantie. Chose curieuse, le ca­marade Khrouchtchev se posa devant nous en défenseur de ces traîtres et agents yougoslaves : il nous accusa d'avoir fait fusiller l'agent yougoslave Liri Gega, alors qu'elle était soi-disant «en état de grosses­se, ce qui n'avait pas de précédent même à l'époque du tsar, et avait produit une très mauvaise impression dans l'opinion publique mondiale.» C'étaient là des ca­lomnies des Yougoslaves, en qui le cama­rade Khrouchtchev avait plus confiance qu'en nous. Bien entendu, nous réfutâmes ses insinuations.

Mais dans son attitude injuste, con­traire aux principes et inamicale à l'égard de notre Parti et de sa direction, le cama­rade Khrouchtchev ne s'en tint pas là. Panajot Plaku, un autre agent yougoslave, traître au Parti du Travail d'Albanie et au peuple albanais, s'enfuit en Yougosla­vie et se mit au service des Yougoslaves. Il organisait les émissions hostiles de la station dite «l'Albanie socialiste». Ce traî­tre écrivit au bandit Tito et au camarade Khrouchtchev, demandant notamment à ce dernier de se prévaloir de son autorité pour éliminer la direction albanaise, Enver Hoxha en tête, parce que nous serions «antimarxistes, staliniens». Le camarade Khrouchtchev, loin de s'indigner de la let­tre de ce traître, estimait au contraire que celui-ci devait pouvoir rentrer en Albanie sans y être inquiété ou, sinon, qu'il pour­rait trouver asile politique en Union So­viétique. En entendant ces propos, nous eûmes l'impression que les murs du Krem­lin s'écroulaient sur nous, car nous n'au­rions jamais pu imaginer que le premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste de l'Union Soviétique en ar­riverait au point de soutenir les agents de Tito et les traîtres à notre Parti, contre notre Parti et notre peuple.

Mais nos divergences de principe avec le camarade Khrouchtchev sur la question yougoslave atteignirent leur point culminant lorsque, devant notre insis­tance de principe à démasquer l'agence titiste de Belgrade, il s'indigna à tel point, qu'au cours des entretiens officiels d'avril 1957 entre nos deux délégations, il nous dit, en colère ; «arrêtons là nos discussions, nous ne pouvons pas nous entendre avec vous. Vous cherchez à nous ramener sur la voie de Staline.»

Nous étions, pour notre part, outrés d'une telle attitude inamicale de la part du camarade Khrouchtchev, qui cherchait à rompre les conversations, en d'autres ter­mes à envenimer ses rapports avec le Parti et l'Etat albanais sur la question des traîtres au marxisme-léninisme, du groupe de Tito. Nous ne pouvions en aucune ma­nière souscrire à cette attitude, et pour­tant, bien qu'accusés d'emportement, nous gardâmes notre sang-froid, car nous étions convaincus que c'était nous et non le cama­rade Khrouchtchev qui étions dans le vrai, que c'était la ligne que nous suivions et non pas celle du camarade Khrouchtchev qui était juste, que le bien-fondé de notre ligne serait démontré une fois de plus par la vie, comme il le fut effectivement.

Selon nous, la contre-révolution en Hongrie fut principalement l'oeuvre des titistes. Les impérialistes américains avaient, au premier chef en Tito et dans les renégats de Belgrade, la meilleure ar­me pour saper la démocratie populaire en Hongrie.

Après le voyage du camarade Khrou­chtchev à Belgrade, en 1955, la question de l'activité de sape de Tito fut négligée.. La contre-révolution en Hongrie n'éclata pas inopinément, elle fut préparée quasi ouvertement et personne ne réussirait à nous convaincre que cette révolution a été préparée dans le plus grand secret. La contre-révolution fut préparée par l'a­gence de la bande Tito, en collusion avec le traître Imre Nagy, en collusion avec les fascistes hongrois, qui, tous ensemble, agis­saient ouvertement sous la direction des américains.

Les titistes, principaux fauteurs de la contre-révolution hongroise, projetaient de détacher la Hongrie de notre camp socia­liste, de la transformer en une seconde Yougoslavie, de l'allier à l'OTAN par l'in­termédiaire de la Yougoslavie, de la Grèce et de la Turquie, de l'assujettir à l'aide de l'Amérique et de lui faire poursuivre la lutte, de concert avec la Yougoslavie, et sous la direction de l'impérialisme, contre le camp socialiste.

Les contre-révolutionnaires en Hon­grie oeuvraient au grand jour. Comment leurs agissements ne furent-ils remarqués par personne? Nous ne pouvons conce­voir que dans une démocratie soeur comme la Hongrie, où le Parti est au pouvoir et dispose des armes de la dictature du pro­létariat, où étaient stationnées des troupes soviétiques, Tito et les bandes horthystes aient pu oeuvrer aussi librement qu'ils le firent.

Nous estimons que les positions du ca­marade Khrouchtchev et des autres cama­rades soviétiques à l'égard de la Hongrie n'ont pas été claires, du fait que leurs points de vue tout à fait erronés sur la bande de Belgrade les empêchaient d'avoir une juste vision de ces questions.

Les camarades soviétiques avaient confiance en Imre Nagy, l'homme de Tito. Et ce que nous disons là n'est pas un vain propos. Avant que n'éclate la contre­ révolution et quand la chaudière bouillait au cercle «Petöfi», j'étais de passage à Moscou et au cours d'un entretien que j'eus avec le camarade Souslov, je lui fis part de ce que j'avais vu en passant par Budapest, je lui dis aussi que le révision­niste Imre Nagy se dressait et qu'il orga­nisait la contre-révolution au cercle «Pe­töfi». Le camarade Souslov rejeta catégo­riquement mon point de vue et pour me prouver les bons sentiments d'Imre Nagy, il me sortit d'un tiroir «l'autocritique toute fraîche d'Imre Nagy». Néanmoins, je répétai au camarade Suslov qu'Imre Nagy était un traître.

Nous avons un autre sujet d'éton­nement et nous posons cette question lé­gitime: pourquoi le camarade Khrouch­tchev et les camarades soviétiques sont-ils allés plusieurs fois à Brioni pour y con­verser avec le renégat Tito sur l'affaire hongroise? Du moment que- les camara­des dirigeants soviétiques étaient informés que les titistes préparaient la contre-révo­lution dans un pays de notre camp, leur était-il permis d'aller s'entretenir avec un ennemi qui fomente des complots et des contre-révolutions dans les pays socia­listes?

Il est naturel que nous demandions au camarade Khrouchtchev et aux cama­rades soviétiques, en parti communiste, en Etat de démocratie populaire, en membre du Traité de Varsovie et du camp socia­liste que nous sommes, pourquoi ils ont jugé opportunes ces rencontres répétées à Brioni en 1956 avec Tito, avec ce traître au marxisme-léninisme et n'ont pas estimé utile de se réunir une seule fois avec les représentants de nos pays, ni d'organiser une seule réunion des pays membres du Traité de Varsovie. Quand donc se réuni­ront les pays membres du Traité de Var­sovie? Faudra-t-il attendre pour cela qu'un de nos pays soit en danger?

Nous estimons que le fait d'intervenir ou non par les armes en Hongrie est une question qui ne doit pas relever du juge­ment d'une seule personne; du moment que nous avons mis sur pied, le Traité de Varsovie, nous devons prendre les déci­sions qui nous concernent en commun, sinon il est vain de parler d'alliance, de collégialité et de coopération entre les par­tis. La contre-révolution hongroise a coûté du sang à notre camp, elle a coûté du sang à la Hongrie et à l'Union Sovié­tique.

Comment a-t-on permis cette effusion de sang et n'a-t-on pas pris de mesures pour la prévenir? Nous estimons qu'au­cune mesure préalable ne pouvait être prise, dès lors que le camarade Khrouch­tchev et les camarades soviétiques avaient confiance dans l'organisateur de la contre­révolution hongroise, dans le traître Tito, et qu'ils faisaient si bon marché des réu­nions régulières indispensables avec leurs amis, avec leurs alliés, qu'ils jugeaient seules justes leurs propres décisions sur des questions qui nous touchent tous, sans faire le moindre cas du travail et des dé­cisions collégiales.

Le Parti du Travail d'Albanie n'a pas une idée claire de la manière dont les choses se sont déroulées ni de la façon dont les décisions ont été prises sur cette affaire. En un temps où les titistes d'une part, s'entretiennent à Brioni avec les camarades soviétiques et, d'autre part, organisent fébrilement la contre-révolution en Hongrie et en Alba­nie, les camarades soviétiques ne se don­nent même pas la peine de mettre notre direction au courant, ne fût-ce que de fa­çon purement formelle, par égard pour les alliés que nous sommes, de ce qui se passe, des mesures qu'ils entendent prendre. Les camarades soviétiques savent fort bien quels étaient les vues et les desseins de Belgrade à l'égard de l'Albanie. En fait, l'attitude des camarades soviétiques est non seulement blâmable mais même in­compréhensible.

L'affaire hongroise nous a servi de précieuse leçon, par ce qui s'y est passé, sur la scène comme dans les coulisses. Nous pensions que la contre-révolution hongroise était plus que suffisante pour prouver la trahison de Tito et de sa bande. Nous savons que de nombreux documents sont conservés dans las tiroirs et ne sont pas révélés, des documents qui démasquent l'activité barbare du groupe de Tito dans l'affaire hongroise. Nous ne comprenons pas pourquoi l'on agit ainsi. Quels sont les intérêts qui se cachent derrière ces docu­ments, lesquels ne sont pas révélés mais soigneusement conservés dans des clas­seurs? On a recherché et découvert les moindres documents pour condamner après sa mort le camarade Staline et on serre dans les tiroirs les documents qui dé­masqueraient le vil traître qu'est Tito.

Toutefois même après la contre-révolution hongroise la lutte politique et idéologique contre la bande titiste, au lieu d'al­ler crescendo, comme le requiert le mar­xisme-léninisme, est allée s'éteignant, vers la réconciliation, les sourires, les contacts, l'adoucissement, pour aboutir presque à des embrassades. En fait, les titistes, grâce à cette attitude opportuniste observée à leur égard, réussirent à franchir égale­ment ce fossé.

Le Parti du Travail d'Albanie était op­posé à la ligne suivie par le camarade Khrouchtchev et les autres camarades à l'égard des révisionnistes yougoslaves. Notre parti poursuivit sa lutte contre les révisionnistes avec encore plus de force. Nombre d'amis et de camarades, et en pre­mier lieu les camarades soviétiques et les camarades bulgares, incapables d'attaquer notre juste ligne, nous raillaient, avaient un sourire ironique à notre adresse et, par leurs contacts amicaux avec les titistes, iso­laient partout nos représentants.

Nous espérions qu'après le 7e Congrès titiste, même les aveugles, sans parler des marxistes, verraient à qui ils avaient af­faire et comment ils devaient agir. Par malheur, il n'en fut rien. Peu de temps après le 7e Congrès titiste, la dénonciation du révisionnisme s'émoussa. Les revues théoriques soviétiques parlaient de toutes sortes de révisionnisme, même du révision­nisme d'Honolulu, mais ne disaient que fort peu de chose du révisionnisme yougo­slave. C'était ne pas voir le loup qu'on avait devant soi et chercher ses traces. On vit lancer les slogans «Ne parlons plus de Tito et de son groupe, car cela ne fait qu'alimenter leur vanité», «Ne parlons plus de Tito et de son groupe, car nous faisons du tort au peuple yougoslave», «Ne parlons pas des renégats titistes, car Tito tire parti de nos propos pour mobiliser le peuple yougoslave contre notre camp.» etc. Un bon nombre de partis firent leurs ces slogans, mais notre parti ne les suivit pas dans cette voie et nous estimons avoir agi judicieusement.

Il se créa ainsi une situation telle que la presse des pays amis n'acceptait d'insé­rer des articles de collaborateurs albanais qu'à condition qu'il n'y fût pas fait men­tion des révisionnistes yougoslaves. Dans tous les pays de démocratie populaire eu­ropéens, à l'exception de la Tchécoslova­quie, où les camarades tchécoslovaques, jugèrent dans l'ensemble nos actions ju­dicieuses, nos ambassadeurs furent indi­rectement isolés, car les diplomates des pays amis préféraient converser avec les diplomates titistes; ils détestaient les nôtres et ne voulaient pas les voir.

Et les choses en arrivèrent au point que le camarade Khrouchtchev fit de la question yougoslave une condition de sa venue en Albanie, à la tête d'une -déléga­tion du Parti et du Gouvernement soviéti­que, au mois de mai 1959. Les premiers mots du camarade Khrouchtchev, au début des entretiens à Tirana, furent pour aver­tir les assistants qu'il ne parlerait pas contre les révisionnistes yougoslaves, ce que personne du reste ne l'obligeait à faire, mais cette déclaration signifiait claire­ment son désaccord avec le Parti du Tra­vail d'Albanie sur cette question.

Nous respectâmes son désir, comme étant celui d'un ami, tant qu'il séjourna en Albanie, indépendamment du fait que la presse titiste, qui se réjouit outre me­sure de cette attitude, ne manqua pas de dire que Khrouchtchev avait cloué le bec aux Albanais. En fait, cela ne correspondait pas exactement à la réalité, car le ca­marade Khrouchtchev était fort loin de nous rallier à ses vues sur cette question et les titistes apprirent clairement, après le départ de notre hôte, que le Parti du Travail d'Albanie n'était plus lié aux con­ditions que Khrouchtchev lui avait posées et qu'il poursuivait sa propre voie mar­xiste-léniniste.

Le camarade Khrouchtchev, dans ses entretiens avec Vukmanovié Tempo, a, entre autres, jugé nos prises de position, quant au ton, similaires à celles des You­goslaves et a désapprouvé le ton des Al­banais. Nous considérons erronés et ré­préhensibles les propos du camarade Khrouchtchev tenus à Vukmanovic Tempo, ennemi du marxisme, du camp du socia­lisme et de l'Albanie. Nous disons que chacun doit être traité comme il le mérite et, pour notre part, nous ne sommes pas d'accord avec le ton conciliant de Khrou­chtchev à l'égard des révisionnistes, car notre peuple dit bien qu'on doit parler durement à l'ennemi et avoir les paroles les plus douces pour ceux qu'on aime.

Certains camarades, dont le jugement sur ce point est erroné, prétendent que nous observons cette attitude à l'égard des titistes, parce que nous tiendrions, préten­dument, à porter le drapeau de la lutte contre le révisionnisme ou parce que nous avons une manière étroite, strictement na­tionale, de considérer ce problème, et que de ce fait nous nous sommes engagés, si­non dans une voie «chauvine», tout au moins dans la voie d'un «nationalisme étroit». Le Parti du Travail d'Albanie a jugé et juge la question du révisionnisme yougoslave à travers le prisme du mar­xisme-léninisme, il l'a regardé comme le principal danger pour le mouvement com­muniste international, comme un danger pour l'unité du camp socialiste, et il le combat en tant que tel.

Mais tout en étant internationalistes, nous n'en sommes pas moins des commu­nistes d'un pays donné, de l'Albanie. Nous, communistes albanais, ne nous con­sidérerions pas comme des communistes, si nous ne défendions pas avec esprit de suite et détermination la liberté de notre chère patrie contre les complots et les at­taques de diversion de la clique révisionniste de Tito, qui visent à envahir l'Alba­nie et dont tout le monde a désormais par­faitement connaissance. Est-il possible et permis que nous, communistes albanais, laissions notre pays devenir la proie de Tito, des Américains, des Grecs ou des Ita­liens? Non, jamais!

D'autres nous conseillent de ne pas nous en prendre aux Yougoslaves. «Que craignez-vous? nous dit-on, vous avez la protection de l'Union Soviétique». Nous avons dit et nous répétons à ces camara­des que nous ne craignons ni les trotskis­tes yougoslaves, ni personne au monde. Nous avons toujours -dit et nous répétons que l'Union Soviétique nous a défendus, qu'elle nous défend et qu'elle nous dé­fendra, mais nous sommes marxistes-lé­ninistes, et nous ne relâcherons jamais un seul moment notre lutte contre les révi­sionnistes et les impérialistes, avant de les avoir liquidés. Car pour être protégé par l'Union Soviétique, il faut d'abord être capable de se défendre soi-même.

Les Yougoslaves nous accusent d'être soi-disant «chauvins», de nous «ingérer dans leurs affaires intérieures et de re­chercher une rectification de frontières avec la Yougoslavie.» Nombre de nos amis pensent et laissent entendre que nous, communistes albanais, inclinons dans ce sens. Nous déclarons à ceux de nos amis qui ont cette opinion qu'ils se trompent lourdement. Nous ne sommes pas chauvins, nous n'avons demandé ni ne demandons aucune rectification de frontière. Mais ce que nous demandons et que nous deman­derons constamment aux titistes, c'est de mettre fin à leurs crimes de génocide con­tre la minorité albanaise de Kosovë et de Metohi, à la terreur blanche contre les Al­banais de Kosovë, à l'expulsion des Alba­nais de leurs territoires et à leur envoi en masse en Turquie, nous demandons que, conformément à la Constitution de la Ré­publique Populaire de Yougoslavie, la mi­norité albanaise en Yougoslavie se voie reconnaître ses droits, et nous dénonce­rons les Yougoslaves jusqu'au bout sur tous ces points. Cette attitude est-elle chauvine ou marxiste?

C'est là notre position sur cette ques­tion. Mais si les titistes parlent de coexis­tence, de paix, de rapports de bon voisi­nage, et s'ils organisent par ailleurs des complots, des troupes de mercenaires et de fascistes en Yougoslavie pour violer nos frontières et démembrer,, de concert avec la Grèce monarcho-fasciste, notre Albanie socialiste, alors soyez certains que non seulement le peuple albanais de l'Albanie nouvelle se dressera les armes à la main, mais que se dresseront aussi, les armes à la main, un million d'Albanais qui vivent sous la servitude de Tito pour arrêter la main du criminel. Et il n'y a rien là que de marxiste, et c'est bien ce qui survien­dra, si une action de ce genre est entre­prise. Le Parti , du Travail d'Albanie ne permet à personne de jouer ou de faire de la politique avec les droits du peuple al­banais.

Nous n'intervenons pas dans les affai­res intérieures d'autrui, mais lorsque, du fait de l'atténuation de la lutte contre les révisionnistes yougoslaves, les choses en arrivent au point que dans un pays ami comme la Bulgarie on publie une carte des Balkans qui englobe l'Albanie à l'intérieur des frontières de la Yougoslavie, nous ne pouvons rester coi. On nous dit que cela est imputable à une erreur technique d'un employé, mais comment se fait-il que rien de tel ne se soit produit auparavant?

Et ce n'est pas là un cas isolé. A un meeting, à Sremska Mitrovica, le bandit Rankovic s'en est pris comme d'habitude à l'Albanie, la qualifiant «d'enfer, où règnent les barbelés et les bottes des gar­des-frontières» et prétendant que la démo­cratie des néo-fascistes italiens est plus avancée que la nôtre.

Les propos de Rankovic ne seraient d'aucune importance pour nous, mais ces propos ont été écoutés avec la plus grande sérénité, et sans la moindre protestation par l'ambassadeur soviétique et l'ambas­sadeur bulgare à Belgrade qui assistaient à ce meeting. Nous avons pour notre part protesté amicalement contre cette attitude auprès des comités centraux du Parti Communiste de l'Union Soviétique et du Parti Communiste Bulgare.

Le camarade Jivkov, dans sa lettre de réponse adressée au Comité Central du Parti du Travail d'Albanie, a eu le front de rejeter notre protestation et de définir le discours du bandit Rankovic de positif.

Nous n'aurions jamais pu imaginer que le premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste Bulgare aurait quali­fié de positif le discours d'un bandit com­me Rankovic qui outrage si gravement l'Albanie socialiste en la décrivant comme un enfer: Non seulement nous rejetons avec mépris cet outrage intolérable qui nous est fait par le premier secrétaire du Comité Central du Parti Communiste Bul­gare, mais nous sommes pleinement con­vaincus que le Parti Communiste Bulgare et l'héroïque peuple bulgare eux-mêmes se révolteraient s'ils apprenaient cela. Si nous permettons que de si graves fautes soient commises dans les attitudes que nous observons les uns à l'égard des autres, les choses n'iront pas bien.

Nous ne pouvons en aucune façon être d'accord avec le camarade Khrouch­tchev, et nous avons protesté auprès de lui en temps utile, sur les entretiens qu'il a eus avec Sophocle Venizelos, à propos de la minorité grecque d'Albanie. Le ca­marade Khrouchtchev sait bien que les frontières de l'Albanie sont inviolables et sacrées, que qui les touche est un agres­seur.

Le peuple albanais versera son sang si on touche à ses frontières. Le camarade Khrouchtchev a commis une grave erreur, en disant à Venizélos qu'il avait vu à Kor­çë des Grecs et des Albanais travaillant côte à côte en frères. Il n'existe pas à Korçë la moindre minorité grecque, mais ce qui existe, ce sont les convoitises sécu­laires des Grecs sur la région de Korçë, comme sur toute l'Albanie. Il existe une toute petite minorité grecque à Gjirokas­tër. Le camarade Khrouchtchev sait bien qu'il est reconnu à cette minorité tous les droits et l'usage de la langue grecque, qu'elle a ses églises, ses écoles et qu'en fait ses membres jouissent exactement des mêmes droits que tous les autres citoyens albanais.

Les revendications des Grecs et no­tamment celles formulées par Sophocle Vénizélos, le fils d'Eleutherios Venizélos, l'assassin des Albanais, l'incendiaire des régions albanaises du Sud, le chauvin grec le plus enragé et le père de la «mégaliidhea» grecque, le fauteur du démembre­ment de l'Albanie et de son annexion sous le couvert du slogan de l'autonomie, sont bien connus. Le camarade Khrouchtchev connaît bien l'attitude du Parti du Travail d'Albanie, du Gouvernement et du peuple albanais sur cette question. Dans ces con­ditions, ne pas donner la réponse qu'il mé­rite, laisser des espérances et des illu­sions à un agent anglais, à un chauvin, à un ennemi du communisme et de l'Alba­nie, et lui dire qu'on transmettra ses voeux aux camarades albanais, cela, pour nous, est inadmissible et blâmable.

Nous avons donné, camarade Khrou­chtchev, notre réponse à Sophocle Vénizé­los, et nous pensons que vous devez en avoir pris connaissance parla presse. Nous n'avons aucune objection à ce que vous fassiez votre politique avec Sophocle Vé­nizélos, mais vous ne devez pas faire de po­litique avec nos frontières et avec nos droits, car cela nous ne l'avons jamais permis et nous ne le permettrons jamais à personne. Et en cela nous ne sommes pas nationalistes, mais internationalistes.

Quelqu'un pourra considérer mes pro­pos comme déplacés, comme des déclara­tions qui ne sont pas à la hauteur de la réunion. Il ne me serait pas difficile de composer un discours au ton soi-disant théorique, d'aligner des phrases et des ci­tations de caractère général, de vous pré­senter un rapport général, de vous faire plaisir et de passer mon tour.

Mais le Parti du Travail d'Albanie es­time qu'il n'y a pas lieu d'agir ainsi, et quelqu'un jugera peut-être mes propos comme des attaques, mais ce sont là des critiques qui ont été faites par la voie nor­male, qui ont déjà été formulées en lieu et en temps voulus, conformément aux normes léninistes, mais devant les erreurs qui s'aggravent, ce serait une erreur que de se taire, car les prises de position, les actes, la pratique, confirment, enrichissent et créent la théorie.

Comme on eut tôt fait d'organiser la conférence de Bucarest et de blâmer le Parti Communiste Chinois pour «dogmatisme»! Pourquoi donc n'a-t-on pas aussi organisé rapidement une conférence pour dénoncer le révisionnisme?

Mais le révisionnisme serait-il totale­ment démasqué comme le prétendent les camarades soviétiques? Aucunement. Le révisionnisme a été et continue d'être le

principal danger, le révisionnisme yougo­slave n'est pas liquidé et, par la manière dont nous nous comportons à son égard, nous lui laissons un vaste champ d'action sous toutes les formes.

Et dans les autres partis n'y aurait-il aucun signe inquiétant de révisionnisme moderne? Qui le nie, ne fait que fermer les yeux devant ce péril, et risque un beau matin d'avoir de mauvaises surprises. Nous sommes marxistes, et il nous faut analy­ser notre travail comme nous l'enseignait Lénine et comme il le faisait lui-même en pratique. Il ne redoutait pas les erreurs, les regardait en face et les corrigeait. C'est ainsi que s'est trempé le Parti Bolchévik, c'est ainsi que se sont trempés nos partis également.

Que se passe-t-il au sein de nos partis? Que se passe-t-il dans notre camp depuis le 20e Congrès? Le camarade Souslov peut être très optimiste à cet égard. Cet opti­misme, il l'a manifesté à la commission réunie au mois d'octobre dernier, accu­sant le camarade Hysni Kapo, délégué du Parti du Travail d'Albanie, de pessimisme dans la vision des événements. Nous com­munistes albanais, n'avons pas été pessi­mistes même dans les temps les plus som­bres de l'histoire de notre Parti et de notre peuple et nous ne le deviendrons jamais, mais nous sommes et nous serons toujours réalistes.

On parle beaucoup de notre unité. Cette unité est indispensable et nous devons tout mettre en oeuvre pour la renforcer, pour la cimenter. Mais il est de fait que sur maintes importantes questions de principe, cette unité n'existe pas.

Le Parti du Travail d'Albanie estime que les choses doivent être revues à la lumière d'une analyse marxiste-léniniste et que les erreurs doivent être corrigées. Prenons la question de la critique à l'en­contre de Staline et de son oeuvre. Notre Parti, en tant que parti marxiste-léniniste, est pleinement conscient que le culte de la personnalité est une manifestation étrangère et néfaste pour nos partis et pour le mouvement communiste lui-même. Les partis marxistes ne doivent pas se bor­ner à empêcher le développement du culte de la personnalité en ce qu'il freine l'acti­vité des masses, dénie leur rôle et s'oppose au développement de la vie même. du Parti et des lois qui la régissent, mais ils doi­vent aussi lutter de toutes leurs forces pour extirper ce culte, dès qu'il commence à se manifester ou lorsqu'il est déjà ap­paru dans un pays. Dans cette optique, nous sommes entièrement d'accord qu'il convient de critiquer le culte de la person­nalité de Staline comme une manifesta­tion néfaste dans la vie du Parti. A notre avis, le 20e Congrès et en particulier le rapport secret du camarade Khrouchtchev, n'ont pas posé la question du camarade Staline de façon correcte et objective, dans un esprit marxiste-léniniste. A cet égard, Staline a été gravement et injustement condamné par le camarade Khrouchtchev et le 20e Congrès. Le ca­marade Staline et son activité n'appartien­nent pas seulement au Parti Communiste de l'Union Soviétique et au peuple sovié­tique, mais ils nous appartiennent à tous. De même que le camarade Khrouchtchev a précisé à Bucarest que les divergences existantes n'opposent pas le Parti Commu­niste de l'Union Soviétique et le Parti Communiste Chinois, mais le Parti Com­muniste Chinois et le communisme interna­tional, de même qu'il se complaît à dire que les décisions du 20e et du 21e Congrès ont été adoptées par tous les partis communistes et ouvriers du monde, de même il devait se montrer plus large et conséquent et faire juger les actes de Staline en toute conscience par les partis communistes et ouvriers du monde entier.

Il ne peut y avoir deux poids et deux mesures sur ces questions. Alors pourquoi le camarade Staline a-t-il été condamné au 20e Congrès sans que les autres partis communistes et ouvriers du monde entier eussent été préalablement consultés? Com­ment se fait-il que soudainement l'ana­thème ait été jeté sur Staline devant les partis communistes et ouvriers du monde entier et que bien des partis frères n'aient appris cette dénonciation que lorsque les impérialistes firent répandre le rapport secret du camarade Khrouchtchev à tous les vents.

Le monde communiste et le monde progressiste se virent imposer, par le ca­marade Khrouchtchev la condamnation du camarade Staline. Que pouvaient bien faire nos partis dans ces conditions, quand, su­bitement, usant de la grande autorité de l'Union Soviétique, on leur imposait ainsi en bloc une pareille question?

Le Parti du Travail d'Albanie se trou­va dans un grand dilemme. Il n'était pas, comme il ne le sera du reste jamais, per­suadé du bien-fondé de la condamnation du camarade Staline, de la manière et sous les formes empruntées par le camara­de Khrouchtchev. Mais si notre Parti sous­crivit globalement aux formulations du 20e Congrès sur cette question, il ne s'en tint pas strictement aux limitations fixées par ce Congrès, il ne s'inclina pas devant les menées de chantage et d'intimidation dirigées du dehors contre notre pays.

Sur la question de Staline, le Parti du Travail d'Albanie se montrait réaliste, il se montrait juste et reconnaissant à l'égard de ce glorieux marxiste, que, de son vi­vant, personne de nous n'eut la «bravoure» de critiquer, et qu'on couvre de boue après sa mort. Il s'est ainsi créé une situation intolérable. Toute une époque glorieuse de l'histoire de l'Union Soviéti­que, une époque qui vit s'ériger le premier Etat socialiste au monde, qui vit l'Union Soviétique se renforcer, venir victorieusement à bout des complots impérialistes, écraser les trotskistes, les boukha­riniens, les koulaks en tant que classe, mettre triomphalement sur pied son in­dustrie lourde, et collectiviser son agri­culture, en un mot, une époque qui vit l'Union Soviétique devenir une puissance colossale, édifier avec succès le socialisme et, durant la Seconde Guerre mondiale, se battre avec un héroïsme légendaire, mettre à bas le fascisme et libérer les peuples, une époque qui vit se créer le puissant camp socialiste, etc. etc., cette glorieuse époque, donc, de l'histoire de l'Union So­viétique est ainsi privée de tête, de guide.

Le Parti du Travail d'Albanie estime qu'il n'est ni juste, ni naturel, ni marxiste, que, de toute cette époque, soient effacés le nom et la grande oeuvre de Staline, com­me ils le sont à présent. L'oeuvre féconde et immortelle de Staline, il nous incombe à tous de la défendre; qui ne la défend pas est un opportuniste et un lâche.

Le camarade Staline, par son rôle personnel et en tant que dirigeant du Parti Communiste bolchévik, fut également le guide le plus éminent du communisme in­ternational après la mort de Lénine; il influa de façon très positive et avec la plus grande autorité sur la consolidation et le développement des conquêtes du communisme dans le monde entier. Toutes les oeuvres théoriques du camarade Sta­line s'ont un ardent témoignage de sa fi­délité à son maître génial, au grand Lé­nine et au léninisme.

Staline lutta pour les droits de la classe ouvrière et des travailleurs dans le monde entier, il lutta avec un grand es­prit de suite jusqu'au bout pour la liberté des peuples de nos pays de démocratie populaire.

Ne fût-ce que sous ces aspects, Staline appartient au monde communiste tout entier et pas seulement aux communistes soviétiques, il appartient à tous les travail­leurs du monde et pas seulement aux tra­vailleurs soviétiques.

Si le camarade Khrouchtchev et les camarades soviétiques avaient regardé cet­te question dans cet esprit, les grandes erreurs commises auraient été évitées. Mais ils considérèrent la question de Sta­line superficiellement, uniquement du point de vue intérieur de l'Union Sovié­tique. Mais, de l'avis du Parti du Travail d'Albanie, ils ont, même de ce point de vue, considéré la question de façon unila­térale, n'ont vu que ses erreurs, ont pres­que totalement ignoré son immense acti­vité, sa grande contribution au renforce­ment de l'Union Soviétique, à la trempe du Parti Communiste de l'Union Sovié­tique, à la mise sur pied de l'économie, de l'industrie soviétiques, de l'agriculture kolkhozienne, à la conduite du peuple so­viétique dans la grande lutte victorieuse contre le fascisme allemand.

Staline a-t-il commis des erreurs? Assurément oui. Il était inévitable qu'une si longue période, remplie d'actes héroïques, de combats, de victoires, comportât aussi des erreurs, non seulement personnelles de Joseph Staline, mais aussi de la direc­tion en tant qu'organe collectif. Est-il un parti ou un dirigeant qui se considère exempt de toute erreur dans son travail? Lorsque des critiques sont soulevées à l'égard de la direction soviétique actuel­le, les camarades soviétiques nous conseil­lent de regarder en avant, de ne pas re­venir sur le passé et de mettre un terme à la polémique, mais lorsqu'il s'agit de Sta­line, non seulement ils ne regardent pas en avant, mais ils reviennent en arrière, très en arrière, pour ne fouiller que dans les faiblesses de l'oeuvre de Staline.

Le culte de la personnalité de Staline devait, certes, être critiqué. Mais peut-on dire, comme on l'a dit, que Staline était lui-même l'artisan de ce culte de la person­nalité? Le culte de la personnalité doit as­surément être réprouvé, mais pour cela était-il nécessaire et juste que quiconque mentionne le nom de Staline soit immé­diatement mis à l'index, montré du doigt, que quiconque fait une citation de Staline soit regardé de travers. Certains s'empres­sèrent avec zèle de briser les statues de Staline, de changer le nom des villes baptisées de son nom. Mais est-il besoin d'en dire plus long? A Bucarest, le camarade Khrouchtchev dit aux camarades chinois «Vous vous accrochez à un cheval mort», «Si vous en avez envie, vous pouvez même venir prendre ses restes.» Et ces propos étaient tenus à l'adresse de Staline.

Le Parti du Travail d'Albanie déclare solennellement qu'il est opposé à ces actes et à ces appréciations sur l'oeuvre et la personne de Joseph Staline.

Mais pourquoi, camarades Soviétiques, ces questions ont-elles été posées de cette manière et sous des formes faussées, alors qu'il était possible de faire ressortir com­me il convient et les erreurs de Staline, et celles de la direction, de corriger ces er­reurs, et de ne pas susciter un tel choc au coeur des communistes du monde en­tier, que seuls leur sens de la discipline et l'autorité de l'Union Soviétique retinrent d'élever vigoureusement leur voix?

Le camarade Mikoyan nous a dit que nous n'osions pas critiquer le camarade Staline de son vivant, car il nous aurait supprimés. Nous sommes certains que le camarade Khrouchtchev ne nous fera rien de tel si nous lui adressons de justes criti­ques.

Le 20e Congrès fut suivi d'une succes­sion d'événements ; ce furent d'abord les faits que l'on sait en Pologne, puis la contre-révolution en Hongrie, ensuite le système soviétique commença à être mis en cause, de nombreux partis communistes et ouvriers furent en proie au désarroi, et finalement voilà cette dernière secousse.

Nous demandons qu'on éclaircisse pourquoi ces choses-là se sont produites au sein du mouvement communiste interna­tional, au sein de notre camp après le 20e Congrès? Serait-ce parce que la direc­tion du Parti du Travail d'Albanie est soi-disant sectaire, dogmatique et pessimiste?

Un tel état de choses doit nous préoc­cuper à l'extrême; nous devons déceler l'origine de la maladie et la guérir. As­surément, la maladie ne peut être guérie ni en donnant des tapes sur l'épaule du renégat Tito, ni en affirmant dans la décla­ration que le révisionnisme moderne est définitivement liquidé, comme le préten­dent les camarades soviétiques.

L'autorité du léninisme a été et demeu­re déterminante. Elle doit être instaurée de manière à balayer partout et totalement toutes les conceptions erronées. Pour les communistes, il n'est pas d'autre voie. Si l'on peut et si l'on doit parler juste, dire les choses telles qu'elles sont, il faut le faire dès à présent, tant qu'il n'est pas trop tard, à cette conférence même. A notre sens, les communistes doivent avoir la conscience nette, renforcer leur unité marxiste, mais sans nourrir en eux ni ré­serves, ni préférences malsaines, ni ran­cunes. Un communiste doit dire ouverte­ment ce qu'il a sur le coeur et les choses ,doivent être sainement jugées.

Il se peut que la position de notre petit Parti ne soit pas du goût de certains, il se peut que notre petit Parti soit isolé, que des pressions économiques soient exercées sur notre pays pour soi-disant démontrer à notre peuple l'incapacité de ceux, qui le guident, il se peut que notre Parti soit l'objet d'attaques et il l'est en fait; Mihail Souslov compare en effet le Parti du Travail d'Albanie aux partis bourgeois et ses dirigeants à Kerensky. Mais cela ne nous effraye pas. Nous som­mes habitués à ces attitudes à notre égard. Rankovic n'a rien dit de plus sur le Parti du Travail d'Albanie, Tito nous a traités de Goebbels; nous n'en demeurons pas moins des léninistes et ce sont eux qui sont des trotskistes, des traîtres, des valets et des agents de l'impérialisme.

Je tiens à souligner que le Parti du Travail d'Albanie et le peuple albanais ont prouvé par leurs actes à quel point ils sont attachés et fidèles à l'Union Soviétique et au Parti Communiste de l'Union Soviéti­que, à quel point ils les respectent, et lorsque le Parti du Travail d'Albanie cri­tique les actions erronées de certains di­rigeants soviétiques, cela ne signifie pas qu'il y ait quelque chose de changé dans nos vues et notre attitude. Nous, Albanais, avons le courage marxiste de critiquer ces camarades, non pas par animosité contre eux, mais au contraire parce que nous les aimons et parce que nous aimons par-des­sus tout le Parti Communiste de l'Union Soviétique et les peuples soviétiques.

C'est de cette manière que nous aimons l'Union Soviétique, le Parti Com­muniste de l'Union Soviétique et la direction soviétique. Avec une rigueur mar­xiste, nous leur disons amicalement et en toute franchise ce que nous pensons, car nous n'avons jamais été hypocrites et nous ne le serons jamais.

Le Parti Communiste de l'Union Soviétique nous conservera son amitié, en dépit de notre sévérité et même si nous nous trompons. Quoi qu'il en soit, il est une chose dont le Parti Communiste de l'Union Soviétique et les partis communis­tes et ouvriers du monde ne nous blâmeront pas, c'est notre franchise et le fait que nous ne disons pas de mal des gens der­rière leur dos, ou encore que nous n'avons pas cent drapeaux.

J'aimerais, pour finir, dire quelques mots du projet de déclaration qui nous à été présenté par la commission de rédac­tion. Notre délégation a pris connaissance de ce projet et l'a étudié attentivement. Le nouveau document qui nous est soumis comporte pas mal de modifications, par rapport au premier texte proposé par la délégation de l'Union Soviétique, et qui a servi de base au travail de la commission de rédaction. Avec les amendements qui lui ont été apportés, le nouveau projet est sensiblement amélioré, nombre d'idées im­portantes y sont soulignées avec plus de force, bien des thèses y sont formulées plus correctement, presque toutes les allu­sions hostiles au Parti Communiste Chi­nois y ont été supprimées.

La délégation de notre Parti a fait, à la commission de rédaction, maintes obser­vations, dont il a été partiellement tenu compte. Notre délégation, quoique n'étant pas d'accord sur le maintien de certains points importants et de principe dans le projet, a consenti que ce document soit présenté à cette réunion, en se réservant le droit d'exprimer son opinion une nouvelle fois sur tous les points qu'elle n'approuvait pas. Avant tout, nous estimons qu'il con­vient de régler, d'une manière qui soit ac­ceptable pour tous, les cinq questions sur lesquelles l'accord n'a pas été fait, afin qu'il soit publié un document approuvé à l'unanimité.

Nous jugeons nécessaire que la décla­ration fasse nettement ressortir l'idée de Lénine, exprimée ces temps derniers par le camarade Maurice Thorez ainsi que par le camarade Souslov dans son discours à la réunion de la commission de rédaction, selon laquelle le danger de guerre ne sera définitivement conjuré que lorsque le so­cialisme l'aura emporté dans le monde en­tier, ou du moins dans un certain nombre de grands pays impérialistes. De même, il convient de supprimer de la déclaration le paragraphe qui fait mention d'activités fractionnelles et d'esprit de groupe au sein du mouvement communiste interna­tional, cela, comme nous l'avons égale­ment expliqué à la réunion de la commis­sion, ne servant pas l'unité mais au con­traire la sapant. Nous sommes également d'avis qu'il convient de supprimer les pas­sages faisant état de l'élimination des con­séquences néfastes du culte de la person­nalité, ou d'y ajouter les mots «qui se manifestait dans plusieurs partis» ce qui cor­respond mieux à la réalité.

Je ne veux pas trop occuper le temps de la conférence avec cette question et les autres observations que nous avons à faire sur le projet de déclaration. Notre déléga­tion présentera ses observations concrètes lorsque sera examiné le projet même de déclaration.

Il serait très salutaire qu'à cette con­férence nous regardions nos erreurs cou­rageusement en face et que nous pansions nous blessures, partout où elles apparais­sent, car elles risquent de s'envenimer et de devenir dangereuses. Nous ne nous considérons pas offensés des critiques que nous font les camarades, quand celles-ci sont justes et fondées sur des faits, mais nous n'admettrons jamais d'être traités gratuitement de «dogmatiques», de «sec­taires», de «nationalistes étroits», rien que parce que nous luttons opiniâtrement con­tre le révisionnisme moderne et en parti­culier contre le révisionnisme yougoslave. Si quelqu'un considère notre lutte contre le révisionnisme comme du dogmatisme ou du sectarisme, nous lui conseillerons d'ôter ses lunettes révisionnistes pour y voir clair.

Le Parti du Travail d'Albanie estime que cette conférence demeurera historique, du fait qu'elle se rangera dans la tradition des conférences léninistes organisées par le Parti Bolchévik pour dénoncer et extirper les points de vue erronés, renforcer et ci­menter, sur la base du marxisme-léninis­me, l'unité de notre mouvement commu­niste et ouvrier international. Notre Parti du Travail luttera résolument dans l'ave­nir également pour souder notre unité, nos liens fraternels, et renforcer l'action commune des partis communistes et ouvriers, car dans cette unité et dans cette action commune il faut voir la garantie de la victoire de la cause de la paix et du socialisme. L'unité du camp socialiste, l'Union Soviétique en tête, l'unité du mouvement communiste et -ouvrier inter­national, ayant pour centre le glorieux Parti Communiste de l'Union Soviétique. est le bien le plus sacré, que notre Parti préservera comme la prunelle de ses yeux et qu'il renforcera de jour en jour.

(Extrait de «Documents principaux du Parti du Travail d'Albanie». tome III).

 

 

La démagogie des révisionnistes soviétiques ne peut couvrir leur visage de traître

Article publié dans le «Zëri i popullit»

9 janvier 1969

La démagogie a été de tout temps l'arme favorite des traîtres. C'est une pratique fort typique des révisionnistes modernes, et de la direction révisionniste soviétique en particulier. Cette clique de renégats, qui poursuit dans sa voie de trahison a utilisé, selon les circonstances, différents masques pour cacher son vrai visage.

Le prétendu retour à la juste politique de Staline, vile hypocrisie et manoeuvre désespérée des révisionnistes soviétiques

Le révisionnisme khrouchtchévien d'Union soviétique a traversé plusieurs étapes, en fonction desquelles il a également modifié ses formes, ses méthodes et ses tactiques de lutte et d'action pour mettre en oeuvre, tout en le camouflant, son cours antimarxiste et de trahison.

La première étape fut celle de l'organisation et de la consolidation de la trahison, le tout accompagné d'un vacarme scandaleux et d'un «optimisme» feint, en vue de désorienter les esprits. Elle fut marquée par une campagne effrénée d'attaques contre la personne de J. Staline, tendant à répudier les idées du marxisme-léninisme et l'oeuvre du Parti bolchevik, sous le fallacieux prétexte de la «lutte contre le culte de la personnalité et ses séquelles».

Mais quelle était la ligne du Parti bolchevik, la ligne de Staline, contre laquelle les révisionnistes khrouchtchéviens se sont furieusement rués et quels en furent les effets sur l'évolution de l'Union soviétique et du mouvement communiste et révolutionnaire international?

Sur le plan idéologique, la ligne suivie par le Parti bolchevik guidé par Staline était la ligne de la défense conséquente et du développement créateur du marxisme-léninisme dans une lutte sans merci contre les ennemis et les déformateurs du léninisme en Union soviétique et à l'étranger — trotskistes, boukhariniens, sociaux-démocrates, titistes, etc., la ligne de la lutte contre la pression et les influences de l'idéologie et de la culture bourgeoises, afin d'enraciner et de développer l'idéologie et la culture socialistes, la ligne de l'esprit élevé de parti prolétarien dans tous les domaines de la vie spirituelle, en vue de l'éducation communiste des travailleurs.

Sur le plan politique et social, c'était la ligne du raffermissement incessant du parti prolétarien et de son rôle dirigeant dans toute la vie du pays, du renforcement et de la consolidation de la dictature du prolétariat, de l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, de l'amitié entre les peuples de l'Union soviétique, de l'unité de tout le peuple soviétique autour du Parti et du pouvoir des Soviets, à travers une lutte de classe acharnée contre les classes exploiteuses renversées et leurs vestiges en dehors du Parti et dans ses rangs, la ligne du renforcement constant de la puissance défensive du pays afin de faire face à toute agression impérialiste éventuelle.

Sur le plan économique, c'était la ligne de la construction du socialisme par les propres forces du peuple et à des rythmes accélérés dans les conditions de l'encerclement total capitaliste et dans une lutte à mort contre le courant du spontanéisme petit-bourgeois, la ligne de l'industrialisation socialiste et de la collectivisation de l'agriculture, du perfectionnement continu des rapports de production socialistes, du développement impétueux de la production socialiste et de l'amélioration incessante du bien-être des travailleurs.

Dans le domaine des rapports internationaux, c'était la ligne de l'opposition résolue à l'impérialisme, à sa politique de guerre et d'agression, et, à la fois, de la mise à profit des contradictions dans le camp impérialiste pour l'affaiblir et consolider les positions du socialisme, la ligne internationaliste du soutien puissant et sans réserve au mouvement révolutionnaire et de libération mondiale, la ligne des relations amicales, de l'entraide avec les pays socialistes et les partis communistes et ouvriers frères, et de l'appui à ces pays et à ces partis, la ligne du raffermissement continu de l'unité de combat du camp socialiste et du mouvement communiste international sur la base des principes du marxisme-léninisme et de l'internationalisme prolétarien, dans la lutte commune pour la victoire de la cause du socialisme dans le monde entier.

A la suite de l'application de la juste ligne révolutionnaire marxiste-léniniste du Parti bolchevik guidé par Staline, les transformations socialistes ont été réalisées avec succès dans tout le pays; le retard hérité du régime tsariste a été rattrapé en un bref laps de temps, et l'Union soviétique s'est transformée en un puissant Etat socialiste, doté d'une industrie moderne, d'une grande agriculture collectivisée, d'une technique et d'une science des plus avancées, avec un potentiel économique et militaire colossal ; une grande victoire historique sur le fascisme a été remportée dans la Seconde Guerre mondiale ; le rôle et l'influence du pays des Soviets dans la vie internationale se sont énormément accrus. C'est à la ligne révolutionnaire internationaliste appliquée avec esprit de suite par J. Staline, que sont dus, dans une importante mesure, la consolidation et la croissance de l'influence du mouvement communiste mondial, la création et le renforcement du camp socialiste après la Seconde Guerre mondiale, l'affaiblissement général des positions de l'impérialisme international et les grands succès dans le développement de la révolution (prolétarienne mondiale.

Les révisionnistes modernes khrouchtchéviens, après avoir pris en main la direction du Parti et de l'Etat, se sont fondés sur les grands résultats de l'époque stalinienne et les ont utilisés pour propager et consolider leur cours révisionniste de trahison, ils ont battu en brèche tous les principes marxistes-léninistes qui guidaient la politique de Staline et qui étaient à la base de la force colossale de l'Union soviétique, cette force qu'ils ont usurpée.

Sur le plan idéologique, les révisionnistes ont substitué aux idées et à la ligne marxistes-léninistes conséquentes de Staline sur toutes les questions fondamentales, les idées et la ligne antimarxistes du révisionnisme moderne. Les opportunistes et les divers ennemis, trotskistes, boukhariniens, zinoviévistes, nationalistes et autres, furent proclamés en Union soviétique «victimes de Staline» et hissés sur le piédestal des «martyrs» et des «héros». La clique renégate de Tito en Yougoslavie fut réhabilitée et le titisme proclamé une variante du «marxisme-léninisme créateur» et du «socialisme». Dans les divers pays anciennement socialistes, les traîtres condamnés ont été réhabilités et des cliques révisionnistes qui sont à la remorque de Khrouchtchev ont été portées au pouvoir. On a vu lancer le slogan de l'unité avec les sociaux-démocrates à l'échelle nationale et internationale, «dans la lutte commune pour le socialisme» et la voie a été frayée au rapprochement et à la complète fusion idéologique, politique et organisationnelle des partis communistes avec les partis sociaux-démocrates. Le principe de l'esprit de parti prolétarien a été jeté par-dessus bord, et sous le mot d'ordre de la libéralisation et de «la liberté de la pensée créatrice» l'activation de toutes sortes de courants décadents et antisocialistes a été encouragée dans le domaine de la culture, de la littérature et des arts.

Sur le plan politique, Khrouchtchev et son groupe ont dénaturé et répudié la théorie et la pratique marxistes-léninistes de la lutte de classes et de la dictature du prolétariat, les considérant comme une «déformation stalinienne» et définissant toute la période historique de la direction de Staline comme une «période obscure, antidémocratique, de violations de la légalité socialiste, une période de terreur et d'assassinats, de prisons et de camps de concentration». C'est ainsi que fut frayée la voie à la liquidation de la dictature du prolétariat et à son remplacement par la dictature bureaucratique et contre-révolutionnaire de la nouvelle aristocratie «socialiste» qui avait vu le jour et grandissait, le tout étant camouflé sous des slogans mensongers de «démocratisation» et de «rétablissement de la liberté et de la justice socialiste» soi-disant perdues et maintenant recouvrées.

Sur le plan économique, les khrouchtchéviens ont proclamé erronées et fausses la ligne et les méthodes staliniennes de développement et de direction de l'économie socialiste dans toutes les branches, particulièrement dans celle de l'agriculture ; ils ont rejeté les orientations staliniennes sur le perfectionnement et le développement des rapports de production socialistes dans la période historique de transition du socialisme au communisme et, sous prétexte de surmonter les difficultés économiques et le «marasme» soi-disant créés par la ligne «dogmatique» de Staline, ils ont entrepris une série de «réformes», qui ont ouvert le chemin à la dégénérescence progressive de l'ordre économique socialiste et à l'action incontrôlée des lois économiques du capitalisme.

Dans le domaine des rapports internationaux, les révisionnistes khrouchtchéviens ont proclamé «erronée», «rigide» et «dogmatique» la ligne de la politique extérieure stalinienne, la ligne de la lutte coup pour coup contre l'impérialisme et de soutien résolu internationaliste à la lutte révolutionnaire et de libération. Ils lui ont substitué la politique de la «coexistence pacifique» en tant que ligne générale de la politique étrangère de l'Etat soviétique, ils ont vanté à grand bruit la coexistence pacifique comme étant une «grande découverte», une «contribution inestimable au développement créateur du marxisme-léninisme» et «le début d'une nouvelle époque dans les relations internationales». La cause de la révolution, de la libération des peuples, de l'indépendance et de la souveraineté des pays socialistes, tout a été subordonné aux exigences de la «coexistence pacifique», de la «paix à tout prix» avec l'impérialisme, surtout avec l'impérialisme américain. C'était là, en fait, la ligne de la capitulation devant l'impérialisme, de la renonciation à la lutte contre lui, du rapprochement et de la coopération avec lui.

La campagne antistalinienne a servi aux renégats khrouchtchéviens à passer à la deuxième étape, celle des tentatives pour consolider et stabiliser la trahison dans les domaines économique, politique et idéologique au-dedans et dans les relations extérieures. C'est la phase de la codification des conceptions du révisionnisme khrouchtchévien et de la mise en oeuvre de sa politique sur une grande échelle. (...)

 

 

Les révisionnistes soviétiques dans un dédale de contradictions insolubles

Article publié dans le «Zëri i popullit»

15 mai 1970

(...) Le cours antimarxiste et contre-révolutionnaire que suit la clique dirigeante révisionniste de Moscou a dressé devant elle des problèmes considérables et insolubles, il a eu pour effet d'aggraver encore davantage ses contradictions intérieures et extérieures et de l'engager dans une lutte irréductible avec le peuple soviétique et les peuples révolutionnaires du monde.

Pour faire face à cette situation, d'une part elle accentue la démagogie en multipliant ses serments de «fidélité» au marxisme-léninisme et aux idéaux de la Révolution d'Octobre, d'autre part elle serre la vis à ses satellites, recourt à l'intimidation et raffermit la dictature fasciste. La propagande effrénée, les viles spéculations auxquelles elle s'est livrée à l'occasion du centenaire de la naissance de Lénine sont un exemple typique de son art de la démagogie sans scrupules. Lénine et le léninisme ont été beaucoup combattu par les anticommunistes déclarés et camouflés, les opportunistes de toute nuance et les réactionnaires enragés. Mais ces derniers au moins se déclaraient ses adversaires et défendaient ouvertement leur classe, alors que les révisionnistes khrouchtchéviens s'en prennent au léninisme en cherchant à se faire passer pour des léninistes. Et ce qui est encore plus monstrueux, c'est qu'ils cherchent à attribuer à Lénine et au léninisme leur propre esprit bourgeois et impérialiste. L'histoire n'a pas connu de plus grand outrage ni de plus grande bassesse.

C'est dans cette tactique diabolique que s'inscrivent également les chuchotements des potentats du Kremlin selon lesquels ils reviendraient soi-disant à la politique de Staline, à ses idées et à sa pratique de direction, qui avaient fait de l'Union soviétique, un puissant Etat socialiste, doté d'une solide unité intérieure et d'une grande autorité internationale, d'une économie avancée et d'un vigoureux rythme d'expansion. C'est là un nouveau sacrilège et une mystification scandaleuse. Ce n'est pas sans dessein qu'en Union soviétique on permet aujourd'hui, ici et là, d'écrire quelques lignes à la louange de Staline, de le présenter dans quelque documentaire ou film historique, et de l'évoquer dans quelque discours de circonstance. Et ce n'est pas seulement à Moscou, à Prague ou à Sofia que l'on propage, sur commande, des slogans comme quoi la clique brejnévienne réhabilite soi-disant graduellement Staline et revient à sa ligne et à sa méthode, qu'elle pratique le «néo-stalinisme». Ce même refrain est claironné par la propagande bourgeoise occidentale et par tous ceux qui ont intérêt à sauver le khrouchtchévisme et la ligne de la restauration du capitalisme en Union soviétique de la révolte éventuelle du peuple soviétique, qui finira par se rendre compte de la vérité et passera à l'action. Cette propagande sournoise vise à duper le peuple soviétique, à abuser les autres peuples et les révolutionnaires, afin de faire naître des illusions et de répandre des brouillards pour cacher le crime et la trahison. Le slogan du «néo-stalinisme» est, lui aussi, un outrage à Staline, à ses idées et à son oeuvre géniale. Les efforts scandaleux des révisionnistes soviétiques pour imputer à Staline leurs méthodes policières fascistes, leur politique antimarxiste et impérialiste, ne trompent pas les révolutionnaires et le peuple soviétiques, parce que Staline n'a jamais été tel qu'ils le présentent, mais un grand marxiste et un grand internationaliste, un ennemi juré des opportunistes et des renégats de toute nuance, du fascisme et de l'impérialisme.

La clique Brejnev-Kossyguine reprend les justes mots d'ordre de l'époque de Staline, comme la nécessité de «renforcer la direction du parti», de «renforcer la discipline prolétarienne», de «renforcer le centralisme démocratique», non pas dans leur véritable acception marxiste et dans le but de rétablir les normes du parti léniniste, un tel parti n'existant plus en Union soviétique ; mais pour justifier ses mesures de répression, renforcer son pouvoir fasciste, empêcher les masses de juger la situation difficile où elles se trouvent et de condamner ceux qui, ayant abandonné les enseignements de Lénine et de Staline ; sont responsables de cette situation.

Quels que soient les efforts que font les Brejnev, Kossyguine et tous leurs amis, soit en insultant soit en «louant» les noms de Lénine et de Staline, ils ne peuvent ni ternir ni faire leurs les enseignements et les idées de ceux-ci, et ce sont ces enseignements et ces idées qui dresseront les révolutionnaires authentiques et le prolétariat soviétique pour renverser jusque dans ses fondements cette bande de traîtres et d'ennemis jurés du socialisme et du léninisme.

La situation difficile en Union soviétique touche tous les domaines, à la fois l'économie et la politique, à l'intérieur comme à l'extérieur. Cela témoigne que le révisionnisme soviétique s'est engagé maintenant dans une nouvelle phase de la crise générale et que sa fin sans gloire est inévitable. (...)

 

 

 

MERCREDI 4 MARS 1970

À PROPOS DES DIVERGENCES FRANCO-AMÉRICAINES

(Les superpuissances)

Les divergences franco-américaines ont le caractère de dissensions entre deux puissances impérialistes. Tantôt elles s'exacerbent, tantôt elles semblent s'atténuer, mais elles ne disparaissent ni ne peuvent jamais entièrement disparaître. Ce sont des divergences entre un impérialisme puissant, comme l'est celui des Etats-Unis, qui s'efforce d'instaurer son hégémonie dans le monde, et l'impérialisme français, qui n'a plus sa force ni ses moyens d'agression d'antan, pour pouvoir défier sérieusement l'impérialisme américain, ni non plus édifier des alliances stables en sa faveur.

Ces deux puissances impérialistes parlent de leur «amitié traditionnelle», mais cette amitié s'est bornée à la défense de leurs intérêts capitalistes dans certaines conditions de crise, quand leurs intérêts étaient dramatiquement menacés par une troisième puissance impérialiste, qui entreprenait une guerre mondiale impérialiste pour un nouveau partage du monde et des sphères d'influence. Au cours des deux dernières grandes crises, de la Première comme de la Seconde Guerre mondiale, l'impérialisme américain est effectivement venu en aide à ses «alliés» anglo-français, mais, en dernière analyse, ses gains étaient immenses face à ses pertes minimales en vies humaines et en matériel. Les deux grandes guerres mondiales et le sang versé à flots par les autres peuples ont effectivement  enrichi et renforcé l'impérialisme américain. Alors que la France, l'Angleterre et les pays d'Europe étaient économiquement très éprouvés, les Etats-Unis, loin de subir le moindre préjudice dans leur économie, se sont extrêmement enrichis et développés.

La France et l'Angleterre sont sorties de la Première Guerre mondiale victorieuses sur l'Allemagne de Guillaume II. Bien que très éprouvées, ces deux puissances impérialistes conservèrent leur prépondérance dans l'Europe capitaliste, elles gardèrent leurs empires coloniaux, qui devaient devenir dans l'entre-deux-guerres une source d'immenses revenus pour les métropoles. Leurs «amis» américains, dans cette conjoncture qui leur était favorable et où ils avaient des «amis» vainqueurs et des «amis» vaincus, ne se croisèrent pas les bras. Il leur fallait, autant que possible, mettre un frein de fer à leurs «amis» victorieux, mais économiquement faibles, et faire pénétrer le plus profondément possible le capital américain dans les métropoles et leurs colonies. Ainsi les Etats-Unis sortirent de leur isolement antérieur, et la politique du dollar, la lutte pour l'accaparement des ressources de matières premières et des marchés dans le monde, se durcirent toujours plus. On parlait de la zone de la livre sterling, de la zone du franc, mais la zone du dollar affirmait sa prépondérance.

Leur «ami» le plus proche, particulièrement par les «liens de sang», l'ami qu'il leur était le plus facile de plumer, c'était «le lion britannique». Il allait falloir la Seconde guerre mondiale pour que les anciennes colonies anglaises passent grosso modo sous la domination de l'Oncle Sam, sous son exploitation néo-colonialiste. L'Angleterre, naturellement pas de gaîté de cœur, transféra à l'impérialisme américain des richesses qu'elle avait pillées non pas sous la forme de ses colonies antérieures, mais sous la forme d'Etats divers auxquels elle avait concédé «généreusement l'indépendance et l'autogouvernement». De façon quasi formelle et pour sauver la face mais aussi ses intérêts économiques maintenant naturellement réduits, elle continuait d'appeler ces pays «Commonwealth», et «zone de la livre sterling». Quoi qu'il en soit, l'impérialisme anglais, après les deux crises mondiales, est devenu et resté l'«ami» docile, le parent pauvre, mais proche, des Etats-Unis.

L'impérialisme français, quant à lui, ne s'est pas soumis aussi facilement aux pressions de l'impérialisme américain. La bourgeoisie française, avec le Traité de Versailles et les alliances qu'elle édifia, surtout en Europe, s'efforça de contrôler la résurgence du militarisme allemand, son ennemi le plus puissant et traditionnel, surtout en Europe. En même temps, l'impérialisme français, étant sorti victorieux de la Première guerre mondiale, mit tout en œuvre pour tenir les peuples asservis de ses nombreuses colonies à l'abri des convoitises des autres et pour les exploiter jusqu'à la mœlle. L'impérialisme américain trouva donc beaucoup de mal à pénétrer dans cette vieille puissance impérialiste et coloniale et à l'affaiblir. Pour atteindre ces objectifs, pour réussir à dominer son «amie», il usa de deux moyens : ses investissements, en France et dans ses colonies, et aussi le financement de son «ami» vaincu, le revanchisme allemand, ennemi traditionnel de la France impérialiste.

Une série de circonstances, les crises, la résurgence du militarisme allemand, sous les formes idéologiques et organisationnelles plus féroces de l'ex-Reich nazi hitlérien, conduisirent à l'affaiblissement de la bourgeoisie française, qui perdit la Seconde Guerre mondiale sans du tout combattre. La France capitula, son empire colonial s'effrita. L'Afrique française fut occupée par les troupes américaines et la France elle-même devait être occupée pour que puissent être frappées les armées allemandes d'occupation. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis pensaient que la France, en tant que puissance impérialiste et coloniale, était annihilée et ils espéraient qu'elle suivrait docilement et humblement le diktat américain.

Assurément, la France était sortie de la guerre économiquement et moralement très éprouvée. Elle ne pouvait donc garder ni son prestige ni son poids antérieurs, elle ne pouvait non plus jouer un rôle de premier plan dans l'arène internationale. Les forces de partisans et les forces gaullistes qui participèrent à la guerre n'étaient pas en mesure d'y apporter la contribution qui aurait rendu à la France son ancienne «grandeur». Malgré le souci de «grandeur» de de Gaulle, les forces de la «France libre» étaient en fait sous le commandement et sous les ordres des alliés. Mais les circonstances créées dans l'Europe libérée exigeaient que la France, puissance bourgeoise, se redressât à tout prix. L'obstination de de Gaulle et son intransigeance surtout en regard de l'impérialisme américain, face à Roosevelt, puis à Truman, influèrent dans ce sens. Les divergences de la France avec l'impérialisme américain sont donc anciennes et elles s'accentuèrent au cours de la guerre, car Roosevelt fondait de grands espoirs sur Pétain et sur Vichy et ne faisait, en revanche, presque aucun cas de de Gaulle et de son mouvement.

Après la guerre, cette France accepta le «plan Marshall» et en tira profit. La bourgeoisie capitaliste française, soucieuse d'accroître ses richesses avec l'aide américaine et de sauvegarder son empire ébranlé dans ses fondements, se montra disposée à participer à la coopération atlantique avec les USA sous toutes les formes. Naturellement, les capitaux américains déferlèrent plus librement en France et dans ses colonies. L'antisoviétisme atteignit son comble. L'OTAN fut créé, la France en était un membre important et en même temps le siège du haut commandement de cette organisation.

L'économie capitaliste française se redressait, la France commença à faire preuve de plus d'indépendance dans sa politique, elle intensifia ses liens politiques et économiques avec Bonn et assuma le rôle principal dans la Communauté économique européenne. Naturellement, au cours de cette évolution, ses divergences avec l'impérialisme américain, loin de s'effacer, s'étaient encore accentuées pour s'envenimer à l'extrême avec l'accession de de Gaulle à la présidence de la République. Or, durant cette période, les colonies françaises s'étaient soulevées, la guerre de libération avait commencé au Vietnam et en Algérie, les troubles au Maroc, en Tunisie, partout. L'empire colonial français s'effondrait. La France bourgeoise y envoyait des soldats se faire tuer pour qu'ils le maintiennent sur pied, mais en vain. Et c'est ainsi qu'elle amorça son retrait, il s'agissait pour elle de «sauver les meubles». Des Etats bourgeois indépendants virent le jour. Certains d'entre eux conservèrent des liens politiques et économiques avec la France, d'autres non.

Quoi qu'il en fût, les Etats-Unis pénétrèrent partout où s'étaient créés des vides, ils y installèrent des bases militaires, investirent des capitaux, accordèrent des crédits et mirent en place leur réseau d'agents. Le vieux colonialisme français dut céder le terrain au puissant néo-colonialisme américain, ce qui, naturellement, ne pouvait que durcir encore plus les divergences entre ces deux impérialismes.

De Gaulle s'employa à cristalliser d'abord son alliance avec l'Allemagne fédérale, de façon toutefois que la France y eût le rôle prépondérant et que Paris et Bonn, de concert, fussent à même de neutraliser l'influence américaine en Europe. Dans ce cadre, de Gaulle considérait l'Angleterre comme étant dépendante des Etats-Unis, ce qu'elle était effectivement. Il s'efforçait donc de la maintenir en dehors de sa politique européenne tous azimuts, ou pour le moins de la réduire au rôle de partenaire «pauvre» de cette alliance. (...)

 

 

Les khrouchtchéviens - Souvenirs

A LA HAUTE DIRECTION SOVIETIQUE ON JOUE DES COUDES

La manière dont a été annoncée la mort de Staline et dont ont été organisées ses obsèques, nous a donné l'impression à nous, communistes et peuple albanais, et à d'autres aussi, que sa disparition était attendue impatiemment par plusieurs membres du Présidium du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique.

Le lendemain de la mort de Staline, le 6 mars 1953, le Comité central du Parti, le Conseil des ministres et le Présidium du Soviet suprême de l'U.R.S.S. se hâtèrent de tenir une réunion conjointe. Dans des cas de grandes pertes, comme l'était celle de Staline, de telles réunions urgentes constituent une action utile et indispensable. Mais les nombreuses et importantes mutations qui furent communiquées à la presse le lendemain, attestaient que cette réunion urgente s'était tenue uniquement en vue du... partage des postes! Staline était mort la veille, sa dépouille n'avait pas encore été transportée dans la salle où devaient lui être rendus les derniers hommages, le programme de l'organisation des obsèques n'avait pas encore été arrêté, les communistes et le peuple soviétiques pleuraient cette grande perte, et la haute direction soviétique, elle, ne trouva pas de meilleur jour pour procéder au partage des portefeuilles ! Malenkov fut fait premier ministre, Beria vice-premier ministre et ministre de l'Intérieur, et Boulganine, Kaganovitch, Mikoyan et Molotov se répartirent les autres postes. Ce même jour, d'importantes mutations eurent lieu à toutes les hautes instances du parti et du pouvoir. Le Présidium et le Bureau du Présidium du Comité central du parti se fondirent en un seul organe, de nouveaux secrétaires furent élus au Comité central du parti, certains ministères furent supprimés, d'autres fusionnèrent, des modifications furent apportées à la composition du Présidium du Soviet suprême, etc.

Ces actions ne pouvaient manquer de nous produire une profonde impression, certes nullement bonne. Des questions troublantes venaient d'elles-mêmes à l'esprit : comment ces importants changements ont-ils eu lieu si brusquement en un jour, et non pas un jour quelconque, mais le premier jour de deuil ?! En toute logique, on est porté à penser et à croire que tout cela était préparé d'avance. Les listes de ces mutations étaient rédigées depuis longtemps dans le silence et le secret, et on attendait seulement le moment de les proclamer pour donner satisfaction et à l'un, et à l'autre, et à celui-ci, et à celui-là...

En quelques heures, même en une journée de travail normale, il est absolument impossible de prendre des décisions d'une si haute importance.

Mais si, au début, ce n'étaient là que des sujets d'Interrogation qui nous troublaient et nous étonnaient, le cours des événements et les faits que nous apprendrions par la suite devaient nous convaincre toujours plus que des mains secrètes ourdissaient depuis longtemps un complot et que les conspirateurs attendaient l'occasion d'entreprendre le cours de la destruction du Parti bolchevik et du socialisme en Union soviétique.

Aux obsèques de Staline également, apparut clairement l'absence d'unité au Présidium du Comité central, dont les membres jouaient des coudes pour se mettre au premier plan, pour parler chacun le premier. Au lieu de montrer aux peuples de l'Union soviétique, à tous les communistes du monde, profondément touchés et attristés par la mort soudaine de Staline, leur unité dans l'épreuve, les «camarades» rivalisèrent de zèle pour se mettre le plus en évidence. Khrouchtchev inaugura la cérémonie funèbre, Malenkov, Beria et Molotov prirent la parole devant le mausolée de Lénine. Khrouchtchev et ses complices, qui adoptèrent une attitude hypocrite devant la dépouille de Staline, étaient pressés de voir se terminer la cérémonie pour s'enfermer à nouveau au Kremlin et y continuer l'opération de partage et de repartage des postes.

Quant à nous, nous pensions, avec beaucoup d'autres, que Molotov, en tant que collaborateur le plus proche de Staline, le bolchevik le plus ancien, le plus mûr, le plus expérimenté et le plus connu au dedans et au dehors de l'Union soviétique, serait élu Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique. Mais il n'en fut rien. C'est Malenkov qui fut mis à la tête, et Beria se colla à lui. Derrière eux, ces jours-là, un peu plus dans l'ombre, se tenait une «panthère», qui se préparait à dévorer et à liquider les deux premiers. C'était Nikita Khrouchtchev.

La manière dont il effectua son ascension fut vraiment à la fois surprenante et suspecte : d'abord, il fut nommé seulement président de la commission centrale d'organisation des obsèques de Staline et, le 7 mars, lorsque le partage des postes fut rendu public, il ne lui en fut assigné aucun, il ne fut libéré que de sa charge de premier secrétaire du Comité du parti de Moscou, «ses fonctions devant désormais se concentrer au Comité central du parti». Quelques jours seulement après, le 14 mars 1953, Malenkov, «à sa demande», fut exonéré du poste de secrétaire du Comité central du parti (!) et, dans la composition du nouveau secrétariat, choisi ce même jour, Nikita Khrouchtchev figurait en tête.

De telles actions, encore qu'elles ne nous concernaient pas, ne furent guère de notre goût. Nous fûmes fort déçus dans l'idée que nous nous faisions de la stabilité de la haute direction soviétique, mais nous pensâmes que nous n'avions nullement connaissance des situations qui se développaient au sein même du parti et dans la direction de l'Union soviétique. Dans les contacts que j'avais eus avec Staline lui-même, avec Malenkov, Molotov, Khrouchtchev, Beria, Mikoyan, Souslov, Vorochilov, Kaganovitch et d'autres dirigeants principaux, je n'avais pas noté la moindre faille ou discordance entre eux.

Staline avait lutté avec esprit de suite et il avait été l'un des facteurs décisifs de l'unité marxiste-léniniste du Parti communiste de l'Union soviétique. Cette unité dans le parti, à laquelle œuvrait Staline, n'avait pas été créée par la terreur, comme le prétendirent par la suite Khrouchtchev et les khrouchtchéviens, faisant écho aux calomnies des impérialistes et de la bourgeoisie capitaliste mondiale, qui luttaient pour renverser et détruire la dictature du prolétariat en Union soviétique, mais elle s'appuyait sur les conquêtes du socialisme, sur la ligne et l'idéologie marxistes-léninistes du Parti bolchevik, sur la haute et indiscutable personnalité de Staline. La confiance de tous en Staline était fondée sur son esprit de justice et sur sa capacité de défendre l'Union soviétique et le léninisme. Staline mena judicieusement la lutte de classe, il frappa sans merci (et il fit très bien) les ennemis du socialisme. En témoigne parfaitement sa lutte concrète et quotidienne, la lutte du Parti bolchevik et de tout le peuple soviétique ; en témoignent ses écrits politiques et idéologiques, les documents et les décisions du Parti communiste de l'Union soviétique ; en témoignent enfin la presse et la propagande massive de l'époque contre les trotskistes, les boukhariniens, les tenants de Zinoviev et de Toukhatchevski et tous les autres traîtres. C'était là une âpre lutte de classe politique et idéologique pour la défense du socialisme, de la dictature du prolétariat, du parti et des principes du marxisme-léninisme. Et Staline, en cela, a de grands mérites.

Staline fut un marxiste-léniniste éminent, doté d'une claire vision des principes, d'un insigne courage et d'un grand sang-froid, d'une maturité et d'une clairvoyance de révolutionnaire marxiste. Il n'est que de penser à la force de l'ennemi extérieur et intérieur en Union soviétique, à ses ruses et à sa propagande effrénée, à ses tactiques diaboliques, pour apprécier à leur prix les justes principes et actions de Staline à la tête du Parti communiste de l'Union soviétique. Si, dans toute cette lutte juste et titanesque, se firent jour aussi des excès, ceux-ci ne furent pas le fait de Staline, mais de Khrouchtchev, Beria et consorts, qui, dans des desseins obscurs et secrets, à l'époque où ils n'étaient pas encore aussi puissants, se montrèrent des plus zélés dans les épurations. S'ils agirent ainsi, ce fut pour se faire valoir en tant qu'«ardents défenseurs» de la dictature du prolétariat, pour paraître «implacables envers les ennemis», afin de gravir les échelons pour usurper ensuite le pouvoir. On sait bien que lorsque Staline éventa les agissements hostiles d'un Yagoda ou d'un Yezov, le tribunal révolutionnaire les condamna sans hésiter. Des éléments de ce genre, de même que Khrouchtchev, Mikoyan, Beria et leurs apparatchiks, cachaient à Staline la vérité. D'une manière ou d'une autre, ils bluffaient, ils trompaient Staline. Celui-ci ne leur faisait pas confiance et il leur avait dit ouvertement qu' «... après moi, vous vendrez l'Union soviétique». Khrouchtchev lui-même l'a avoué. Et les prédictions de Staline se sont avérées. De son vivant, ces ennemis aussi parlaient d'unité, mais après sa mort ils attisèrent la division. Et ce processus est allé sans cesse s'accentuant.

Au cours des visites successives que je faisais en Union soviétique après 1953, pour discuter avec les dirigeants de là-bas de problèmes de la situation politique et économique ou de quelque question de politique internationale à propos de laquelle les Soviétiques sollicitaient soi-disant notre avis, je voyais toujours plus nettement se durcir les contradictions entre les membres du Présidium du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique.

 

 

RAPPORT D'ACTIVITE DU COMITE CENTRAL DU PARTI DU TRAVAIL D'ALBANIE

 Présenté au VIIe Congrès du PTA le 1er novembre 1976

A leurs fins contre-révolutionnaires, la bourgeoisie et son pouvoir utilisent aussi les syndicats dans lesquels ils ont encadré le prolétariat et les travailleurs de la plupart des pays bourgeois. Ces organisations sont prétendument démocratiques, elles sont soi-disant indépendantes du patronat et des divers partis «démocratiques», «socialistes» et autres. En réalité, ces prétendus syndicats, manipulés ouvertement par les partis bourgeois et qui sont dirigés par l'aristocratie ouvrière, luttent de toutes les manières et par tous les moyens pour désorienter les travailleurs, pour saboter leur lutte révolutionnaire. Même les lois qui concernent l'activité et la lutte des ouvriers pour leurs revendications économiques, sociales, etc., sont conçues et dosées par le grand capital de manière que chaque action soit menée dans le cadre toléré par la bourgeoisie, que rien ne vienne léser les intérêts de celle-ci, ni en particulier ne menace les fondements du pouvoir capitaliste. Quant il s'avère impossible de faire face aux révoltes des ouvriers et du peuple sous des formes pseudo-démocratiques ou par le verbiage parlementaire alors l'Etat bourgeois intervient par ses lois, par la violence, par la trique. C'est ce qui se produit actuellement dans la plupart des pays, pu la crise a exacerbé les contradictions entre le travail et le capital, et où la révolte des travailleurs devant la situation créée croît toujours en puissance.

Dans ces circonstances, le danger du fascisme devient toujours plus menaçant. On sait que lorsque le capital s'engage dans une impasse et s'expose aux coups puissants de la classe ouvrière, il est contraint ou bien de faire faillite ou bien d'établir la dictature fasciste et de marcher vers la guerre. Ce danger du fascisme est évident en Espagne, en Italie et dans nombre d'autres pays. Si, aux dernières élections italiennes, le parti fasciste, baptisé Mouvement Social Italien, a perdu des voix, ce n'est pas pour lui une défaite, car il a envoyé de ses forces de choc grossir les rangs du Parti démocrate-chrétien.

« Ce qui fait l'importance de toutes les crises, disait Lénine, c'est qu'elles manifestent ce qui jusque-là était latent, rejettent ce qui est conventionnel, superficiel, secondaire, secouent la poussière de la politique, mettent à nu les ressorts véritables delà lutte des classes, telle qu'elle se déroule réellement. » (V. I. Lénine, Oeuvres, éd. albanaise. t. 24, p. 219.)

(...)

La bourgeoisie a peur des formes d'organisation révolutionnaires du prolétariat et de son avant-garde. Les capitalistes et les révisionnistes font semblant de dédaigner les nouveaux partis marxistes-léninistes, mais cette attitude soi-disant dédaigneuse ne correspond pas du tout à leurs vrais sentiments. En fait, ils ont peur des révolutionnaires et c'est pourquoi, en silence ou ouvertement, ils se préparent à les frapper. Les grands guides de la révolution ont indiqué que, parallèlement à la lutte légale, nous devons organiser aussi la lutte illégale. Notre Parti n'a cessé de penser que cette deuxième forme d'organisation, la lutte illégale, est la plus sûre garantie de la victoire. Sans cette forme d'organisation, la grande force de choc de la dictature bourgeoise, aux moments qui lui semblent le plus opportuns, fait des ravages et étouffe toute résistance du prolétariat et de son avant-garde.

La bourgeoisie ne cesse de promulguer des lois pour juguler cette forme d'organisation. Outre la surveillance constante à laquelle elle soumet les marxistes-léninistes et les révolutionnaires, et les mesures de répression qu'elle prend contre eux, elle encourage la délinquance, la lutte anarchiste et terroriste, elle prépare, soutient et dirige les bandes de fascistes qui tuent, attaquent et volent les gens du peuple dans les rues, et elle le fait pour maintenir le peuple travailleur sous la terreur, pour l'effrayer. Ces actions finissent par conduire à l'instauration de la dictature fasciste dans tel ou tel pays capitaliste.

Mais, à travers ces formes d'organisation et ces actions, la bourgeoisie s'efforce aussi, d'une part, de créer la confusion au sein des masses et, d'autre part, de jeter le discrédit sur les communistes et le prolétariat révolutionnaire, de faire croire que ce sont eux qui ont perpétré ces actions. Les partis marxistes-léninistes tiennent toujours compte de ces manoeuvres et de ces subterfuges de l'ennemi de classe et ils luttent pour les démasquer et les réduire à néant.

Les partis marxistes-léninistes se heurtent chaque jour à une tapageuse propagande démagogique, pseudo-démocratique, pseudo-marxiste, profasciste, menée par la bourgeoisie réactionnaire, dans chaque pays capitaliste, de même que par le social-impérialisme et les partis révisionnistes traîtres dans le monde. Les ennemis cherchent à influencer les révolutionnaires qui ne sont pas solidement formés et trempés et à les désorienter. Ils pensent qu'une propagande démagogique de si grande ampleur peut graduellement et comme insensiblement susciter dans les rangs des partis marxistes-léninistes des illusions funestes, les amener à ralentir leur élan révolutionnaire et à s'engager dans la voie de leur déclin, de leur dégénérescence et de leur liquidation.

Les partis marxistes-léninistes font face à ces manoeuvres et à ces attaques multiples des ennemis, en renforçant constamment leurs rangs, en visant toujours davantage à la qualité plutôt qu'à la quantité, dans le recrutement de leurs membres. En même temps, ils attachent de l'importance à l'éducation théorique marxiste-léniniste de leurs membres, à leur trempe continue dans l'activité révolutionnaire quotidienne de manière à en faire des combattants d'avant-garde, inflexibles en toute circonstance. Ces partis ont toujours présent à l'esprit le fait bien connu que, sans le renforcement de leurs rangs par l'apport de membres d'une qualité particulière, les ennemis, entraînés et expérimentés dans le travail de sape des partis révolutionnaires, introduiront leurs propres agents dans des organisations du parti afin de susciter des discordes et des fractions dans ses rangs, de l'affaiblir et de le liquider.

Lénine et Staline nous enseignent que le jugement porté sur les nouveaux adhérents au parti, ne doit pas être fondé sur leurs paroles mais sur leurs actes. Les communistes sont mis à l'épreuve et trempés dans des actions révolutionnaires concrètes, qui demandent de la maturité, mais aussi de la vaillance, un esprit élevé de sacrifice et d'abnégation. Ces vertus se rencontrent en premier lieu chez les meilleurs éléments de la classe ouvrière, de la paysannerie pauvre, opprimée et malheureuse, dans les rangs de la jeunesse pure, droite et révolutionnaire.

Face à l'ennemi féroce, qui se présente sous de multiples visages, qui tente de s'infiltrer coûte que coûte dans nos rangs, les partis marxistes-léninistes comprennent parfaitement que la classe ouvrière de chaque pays a besoin d'unité, d'une véritable direction révolutionnaire, de son propre parti marxiste-léniniste, qui est unique car il n'est qu'un et un seul marxisme-léninisme, et parce que les prolétaires n'ont pas d'intérêts divergents ni opposés entre eux. Les partis marxistes-léninistes ont acquis une précieuse expérience dans la lutte pour l'unité des forces marxistes-léninistes. Ils luttent contre les attitudes sectaires, étroites, subjectives, comme contre l'esprit libéral de l'unité pour l'unité, qui peut mettre en danger ce qui a été réalisé avec tant de difficulté et tant de peine. Les marxistes-léninistes ne peuvent pas admettre les unions en dehors des principes et de l'action révolutionnaires ni les unions qui peuvent introduire dans le Parti l'esprit d'opportunisme, de libéralisme, de dogmatisme et de sectarisme.

Nos partis marxistes-léninistes préparent la révolution et sont en lutte contre l'impérialisme, le social-impérialisme et la bourgeoisie réactionnaire. Pour l'emporter dans cette lutte, ils élaborent une stratégie et une tactique justes et appropriées, qui leur permettent de s'assurer des alliés fidèles parmi les différentes couches des masses travailleuses, en premier lieu la paysannerie pauvre. Marx, Engels, Lénine et Staline nous ont laissé dans ce sens des enseignements d'une très grande valeur, que nous devons approfondir dans les conditions de l'époque où nous vivons, sans nous laisser tromper par les slogans pacifistes, par le parlementarisme et l'électoralisme bourgeois.

Dans les pays où règne le capital, la jeunesse constitue une grande réserve de la révolution. On y compte des millions de jeunes sans travail, abandonnés à leur sort et laissés par la bourgeoisie sans aucun espoir ni perspective d'avenir. Une grande révolte contre les injustices sociales bouillonne en leur sein. De grandes forces se rassemblent et croissent, qui conduiront à des explosions révolutionnaires. Il appartient aux marxistes-léninistes d'associer l'élan de la jeunesse, ses aspirations révolutionnaires à l'élan et aux aspirations de la classe ouvrière, de la guider dans la juste voie, qui mène à la libération complète de la société du joug du grand capital.

La question de l'unité et des alliances dans divers fronts et diverses organisations, au sein desquels les partis marxistes-léninistes ne dissimulent jamais leur personnalité, est un problème primordial et très délicat. Une erreur dans la ligne, une attitude incorrecte et trop rigide, la sous-estimation des idées progressistes sur cette amitié et cette unité qui se créent au combat, entraînent de grands dangers.

Les partis marxistes-léninistes des divers pays ont les mêmes ennemis et ils mènent la même lutte, en s'appuyant sur les mêmes principes fondamentaux, sur les enseignements du marxisme-léninisme. Néanmoins, leur lutte ne peut être identique, elle ne peut être menée sans tenir compte des conditions et des circonstances propres à chaque pays. Il est impossible de donner des prescriptions sur la manière dont il faut agir dans les situations multiples et complexes qui se créent et que l'on ne peut prévoir, et même si l'on en donne, elles ne s'avèrent pas toujours utiles. D'autre part, la tendance de la part des partis marxistes-léninistes à appliquer une ligne rigide, qui ne se conforme ni au marxisme-léninisme ni aux conditions concrètes de chaque pays où ces partis déploient leurs activités, peut être nuisible et dangereuse.

 

 

RAPPORT D'ACTIVITE DU COMITE CENTRAL DU PARTI DU TRAVAIL D'ALBANIE

 Présenté au VIIIe Congrès du PTA le 1er novembre 1981

Tout le «système d'autogestion», dans sa forme et dans les appellations de sa structure et superstructure, devait se poser en «marxiste». Mais, en fait, il était tout à fait opposé à Marx et à la théorie et à la pratique du léninisme.

Le premier coup porté le fut au pouvoir de démocratie populaire, qui était une forme de dictature du prolétariat, mais qui, en Yougoslavie, ne fut jamais défini ainsi. Les révisionnistes yougoslaves justifièrent cette action en prétendant que le pouvoir des conseils populaires, qui avait été instauré durant la lutte et qui avait vécu jusqu'en 1948, ne pouvait plus être maintenu sous cette forme avec toutes ses prérogatives. Il devait être remplacé par les «conseils ouvriers», le premier étant, selon eux, un pouvoir étatiste-bureaucratique, qui engendre «la bureaucratie et la couche, de la nouvelle bourgeoisie», et les «conseils ouvriers», par contre, un pouvoir plus proche de la théorie de Marx. A travers eux, ce sont prétendument  «les ouvriers eux-mêmes qui dirigent et gouvernent directement», sans l'intermédiaire de l'Etat, dont il résulterait, selon la logique de la direction yougoslave, qu'il ne leur appartient pas. Le rôle de l'Etat yougoslave actuel se réduit donc à celui de «garant» que ce «nouveau système» ne sera pas touché, désintégré, et pour cela, la Fédération a la haute main sur l'armée, l'UDB et la politique extérieure, et rien d'autre.

Ainsi le «système d'autogestion» a décentralisé, libéralisé et miné le pouvoir de la dictature du prolétariat. L'Etat était l'Etat des «prolétaires» et il est devenu celui des «ouvriers», il était «issu de la lutte, issu de la, base», alors que le «nouveau système», soi-disant exigé par le développement «dialectique», a été instauré d'en haut par Tito et Kardelj.

Le rôle dirigeant du parti dans ce système devait être liquidé et en fait il s'est étiolé. Au parti a été laissé seulement un rôle falot d'éducation. Il n'a plus aucune voix au chapitre. En apparence, le parti n'a pas disparu, mais en réalité il a cessé d'exister. On l'a baptisé «Ligue des communistes», pour le rapprocher par là le plus possible de l'appellation de Marx, mais en fait pour l'écarter le plus possible du rôle que Marx et Lénine assignent au parti communiste.

Les titistes présentent la question comme si, avec l'«autogestion», la Yougoslavie s'est engagée dans une étape de développement qui la rapproche de la société communiste. A partir de là, ils prétendent que l'Etat va vers son extinction et que le parti ne peut plus assumer le rôle et les fonctions qui étaient les siens dans la période de passage du capitalisme au socialisme.

Bien plus, l'«autogestion», selon eux, a éliminé aussi la lutte de classes à l'intérieur du parti, en Yougoslavie même et en dehors d'elle. En vérité, Tito, Kardelj et leurs tenants ont modifié la direction de la lutte de classe. S'ils l'ont menée et la mènent, c'est pour défendre leur système «autogestionnaire», contre les «tenants du Kominform», les «staliniens», les «dogmatiques», etc. En fait, il s'agit ici d'une lutte des éléments capitalistes contre les révolutionnaires, du système capitaliste contre le système socialiste, de l'idéologie bourgeoise contre le marxisme-léninisme.

Les théoriciens yougoslaves se livrent à des spéculations filandreuses sur la propriété des moyens de production. Selon eux, la propriété socialisée des moyens de production qui existe dans le système «autogestionnaire» constitue la plus haute forme de propriété socialiste, alors que la propriété d'Etat en serait la plus basse. Cette dernière, prétendent-ils, peut être définie comme une sorte de capitalisme d'Etat qui donne naissance à une nouvelle caste bureaucratique, laquelle, en fait, dispose collectivement du droit de propriété. La propriété d'Etat, sous le socialisme non plus, concluent-ils, n'élimine pas l'aliénation dont l'ouvrier est l'objet de la part du capital. Le rapport capitaliste profit-salaire est remplacé par le rapport accumulation d'Etat-salaire. En d'autres termes, selon eux, dans les deux systèmes sociaux l'ouvrier reste un salarié. C'est là une thèse trotskiste bien connue et depuis longtemps démasquée et réfutée. Dans la véritable société socialiste, où la propriété collective est dirigée par l'Etat de dictature du prolétariat, avec la large participation effective et organisée de la classe ouvrière et des autres masses travailleuses selon le principe du centralisme démocratique, et où de grands décalages conduisant à la création de couches privilégiées ne sont pas permis dans la répartition du produit social, l'ouvrier n'est pas salarié, il n'est pas exploité. On en a pour preuve la réalité de l'Albanie socialiste, où la classe ouvrière est la classe au pouvoir, qui, sous la conduite de son Parti marxiste-léniniste, dirige l'économie et toute la vie du pays, dans son intérêt et dans celui du peuple tout entier.

L'«autogestion» yougoslave, qui est soi-disant centrée sur l'ouvrier, n'est qualifiée d'ouvrière qu'en théorie, en fait, elle est anti-ouvrière, antisocialiste. Ce système, indépendamment du grand bruit que font les titistes à son propos, ne permet à la classe ouvrière ni de diriger ni de gérer.

En Yougoslavie toute entreprise «autogestionnaire» est un organisme enfermé dans son activité économique, alors que la politique de gestion est entre les mains de son groupe dirigeant, qui, comme dans tout autre pays capitaliste, manipule les fonds d'accumulation, décide des investissements, des salaires, des prix et de la distribution de la production. On prétend que toute cette action économique et politique est approuvée par les ouvriers à travers leurs délégués. Mais c'est là uns duperie et un grand bluff. Ces prétendus délégués des ouvriers font cause commune avec la caste des bureaucrates et des technocrates au pouvoir sur le dos de la classe ouvrière et des autres masses travailleuses. Ce sont les gérants de profession qui font la loi et définissent la politique dans l'organisation «autogestionnaire», de la base au sommet, dans la république. Le rôle de direction et de gestion, le rôle économique, social et politique des ouvriers et de leur classe est réduit au minimum, pour ne pas dire qu'il a été totalement supprimé.

Encourageant le particularisme et l'esprit de clocher, au niveau de la république et de la région jusqu'à celui de la commune, le «système autogestionnaire» a liquidé l'unité de la classe ouvrière, il a dressé les ouvriers les uns contre les autres, tant sur le plan individuel en alimentant l’égoïsme, que sur le plan collectif, en encourageant la concurrence entre les entreprises. Dans la même ligne, on a sapé aussi l'alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, celle-ci étant elle-même morcelée en petites exploitations privées et exploitée par la nouvelle bourgeoisie au pouvoir. Tout cela a instauré l'autarcie dans l'économie, l'anarchie dans la production, dans la répartition des profits et des investissements, dans le marché dans les prix, engendrant une inflation et un chômage d'énormes proportions.

L'existence de la classe ouvrière à la direction du système «autogestionnaire ouvrier» en Yougoslavie est une illusion, une utopie. Dans ce système, la classe ouvrière n'est pas à la direction, elle n'a pas l'hégémonie. La dictature du prolétariat y a été liquidée, la direction de la classe ouvrière, le Parti communiste, ou la Ligue des communistes, comme le parti s'appelle dans ce pays, ne dirige ni le pouvoir, ni l'économie, ni la culture, ni la vie sociale.

Dans ce système de confusion générale ce sont d'autres qui se sont emparés des positions politiques dominantes et dirigeantes. C'est la nouvelle caste des bureaucrates politiques et des technocrates, issue de la couche de l'intelligentsia embourgeoisée et de l'aristocratie ouvrière. Elle est à cent lieues de toute morale prolétarienne et n'est assujettie à aucun contrôle politique.

Cette nouvelle couche bureaucratique se vante à grand bruit d'être l'ennemie de la bureaucratie étatiste, alors qu'elle est elle-même une bureaucratie encore plus néfaste et elle fleurit et se renforce dans un système économique décentralisé, qui préserve et développe la propriété privée.

L'«autogestion ouvrière», qui a pour fondement l'idéologie de l'anarcho-syndicalisme, a produit le nationalisme au niveau de chaque république, qui a élaboré jusqu'à des lois et règlements particuliers pour défendre ses intérêts étroits. Le monopole économique des républiques, qui se réduit au monopole de leurs entreprises et de leurs trusts, s'est converti en fait en un pouvoir politique et un nationalisme républicain, qui se manifeste au niveau non seulement de chaque république, mais aussi de chaque région, commune et entreprise. Chaque individu, chaque groupe, chaque république s'efforce de s'enrichir le plus possible et le plus rapidement sur le dos des autres.

Le nationalisme bourgeois s'est installé confortablement en Yougoslavie et le mot d'ordre «union-fraternité», qui était juste au cours de la lutte de libération nationale, lorsqu'on se battait contre les occupants et la réaction du pays pour une société nouvelle fondée sur le marxisme-léninisme, est resté, dans le système yougoslave actuel, qui divise et désagrège tout, un slogan creux et sans effet. «L'union et la fraternité» des peuples, des nations et des nationalités, des républiques et des régions ne peuvent se réaliser que dans un véritable système socialiste guidé par l'idéologie marxiste-léniniste.

L'union fédérative yougoslave n'a pas été édifiée sur des bases marxistes-léninistes, et l'on devait nécessairement voir naître comme on l'a vu, des antagonismes nationaux. C'est le système lui-même qui engendre ces contradictions, qui alimente le séparatisme des nations et des nationalités, des républiques et des régions.

Les copieux crédits accordés par le capitalisme mondial ont aussi agi dans ce même sens. Le fait qu'ils ont été affectés à satisfaire les goûts et les caprices bourgeois et mégalomanes de la caste au pouvoir, leur répartition inégale et sans critères sains entre les diverses républiques, ont créé, entre les républiques et les régions, des dénivellements économiques et sociaux, ce qui accentue encore plus les antagonismes nationaux.

Le système d'«autogestion» n'aurait pas fait long feu s'il n'avait pas été aidé par deux facteurs : par l'antisoviétisme de la direction yougoslave, en fait par son antimarxisme et anti-léninisme grâce auquel elle s'est assuré le soutien politique de toute la réaction mondiale, et par l'appui économique des pays capitalistes sous forme de crédits considérables et multiformes. Malgré tout, ces deux facteurs ne sont pas parvenus à sauver ce système antisocialiste. Au contraire, ils l'ont affaibli encore davantage et l'ont poussé vers la faillite économique et politique.

Kardelj et Tito rejetaient la faute pour l'échec de ce système et pour tous les maux qu'il a engendrés sur l'«insuffisant perfectionnement» du système lui-même, sur «le niveau encore insuffisamment élevé» de la conscience des travailleurs, sur l'existence de la bureaucratie, etc. Ils s'étaient bien rendu compte de la faillite de leur système antisocialiste, mais ils ne pouvaient plus reculer. Aussi, toutes les mesures que prit Tito de son vivant concernant la direction de la Fédération et des républiques après sa mort, ne sont-elles que des palliatifs. Avec Tito et Kardelj s'est éteinte aussi l'euphorie sur le système «autogestionnaire». Les successeurs de Tito se trouvent dans un grand désarroi et ils ne savent pas comment faire pour se tirer de la situation difficile dans laquelle est plongé leur pays. Maintenant la Yougoslavie titiste s'est engagée dans une crise grave et générale de ses structures et superstructures, dans une crise économique et à la fois politique et morale.

Le révisionnisme soviétique a été et demeure le courant le plus dangereux du révisionnisme moderne. Il garde, plus que toute autre variante révisionniste, les masques socialistes et la phraséologie léniniste afin de couvrir la réalité capitaliste actuelle de l’Union soviétique et sa politique extérieure impérialiste et agressive. C'est un révisionnisme qui a pris le pouvoir dans un Etat qui est en fait une grande puissance et qui dispose d'abondants moyens et possibilités pour exercer son influence dans le monde et agir avec une grande force et dans de multiples directions.

De même que les autres courants révisionnistes, le révisionnisme khrouchtchévien a eu son processus d'éclosion et de croissance pour aboutir à sa forme actuelle de révisionnisme total, qui déforme toutes les questions de la théorie marxiste et de la pratique socialiste. En tant que phénomène social, le révisionnisme khrouchtchévien a ses racines et ses causes idéologiques, sociales et historiques. Le Parti du Travail d'Albanie a procédé à une analyse marxiste approfondie de ces causes. Il en a dégagé des conclusions et a adapté une série de mesures pour barrer les accès à l'apparition d'un phénomène régressif similaire dans notre pays. Mais il nous faut nous saisir toujours mieux de ce problème, pour faire en sorte que le révisionnisme ne passe jamais en Albanie.

Le groupe Khrouchtchev, dès le début, se fixa pour but principal de liquider la dictature du prolétariat, de saper les bases de la société socialiste, d'engager l'Union soviétique dans la voie capitaliste et d'en faire une superpuissance impérialiste. Maintenant tout le monde voit bien la grande transformation contre-révolutionnaire qui s'est produite en Union soviétique. Il n'y a plus que la bourgeoisie et l'impérialisme qui citent encore ce pays comme étant communiste. Et s'ils présentent l'Union soviétique actuelle capitaliste comme un pays socialiste, c'est pour discréditer le marxisme-léninisme et le socialisme authentique.

Le révisionnisme khrouchtchévien est l'idéologie et la politique du capitalisme d'Etat, lequel domine toute la vie du pays. Le retour de l'Union soviétique au capitalisme devait nécessairement avoir ses particularités, et le régime capitaliste y revêtir des formes propres. Ces particularités et ces formes sont déterminées par le fait que le capitalisme y a été restauré à la suite du renversement du socialisme, comme un processus régressif, au contraire du processus progressif que constitue le passage de l'ordre féodal renversé au capitalisme de type classique.

La particularité fondamentale de ce type de capitalisme est qu'on y a préservé beaucoup de formes socialistes en matière de propriété, d'organisation et de direction, mais le contenu en a été radicalement transformé. Aujourd'hui en Union soviétique les moyens de production sont en fait propriété capitaliste d'Etat ou collective, car ils sont utilisés dans l'intérêt de la nouvelle classe bourgeoise qui a accédé au pouvoir, la classe qui précisément s'approprie le travail des ouvriers et des paysans.

Les anciennes lois, traditions et pratiques ont été remplacées par de nouvelles, qui laissent la bureaucratie de l'Etat et du parti libre d'exprimer et d'appliquer sans obstacle sa propre volonté. Elle a utilisé les nouvelles compétences qu'elle a acquises par suite des réformes économiques, pour assurer et augmenter les revenus et les privilèges des diverses castes dirigeantes, pour conserver le pouvoir et se défendre contre les manifestations de mécontentement et les révoltes de la classe ouvrière et des masses travailleuses.

Certes, la propriété d'Etat demeure et les usines n'ont pas été distribuées à des particuliers, les kolkhozes sont restés des exploitations collectives communes et les banques n'ont pas été remises à des actionnaires, mais la répartition du produit social, sa destination, ont complètement changé.

Bien que l'on prétende appliquer le principe de la rémunération selon le travail, en réalité, les divers groupes de la nouvelle bourgeoisie s'approprient la plus-value créée par les ouvriers et les paysans. Cette spoliation à grande échelle est présentée comme un type de stimulant matériel visant soi-disant à encourager l'activité productive, le travail scientifique et la création artistique, etc. En vérité il s'agit là d'une exploitation typiquement capitaliste.

Afin de frayer la voie à la restauration du capitalisme, les révisionnistes khrouchtchéviens s'en sont pris aux thèses fondamentales de la théorie marxiste-léniniste sur la production marchande et à l'action de la loi de la valeur sous le socialisme. En théorie et dans la pratique, ils ont identifié la production marchande socialiste avec la production capitaliste et, sur cette base, réformé tout le mécanisme économique. Graduellement, les entreprises économiques, mais aussi bon nombre d'institutions, ont acquis une plus grande indépendance à l'égard du plan d'Etat. Les directeurs des entreprises et des diverses institutions se sont vu attribuer des droits et des pouvoirs étendus pour diriger et manipuler le production et la répartition, embaucher et licencier des ouvriers, distribuer les bénéfices, etc. Le financement centralisé des entreprises existantes par l'Etat a été limité et la pratique de l'autofinancement et des crédits étendue.

Les révisionnistes soviétiques prétendent que leur économie est dirigée et se développe sur la base de plans élaborés suivant le principe du centralisme démocratique. Or le plan d'Etat, tel qu'ils le conçoivent en théorie et l'appliquent dans la pratique, n'est ni ne peut être en aucune manière un plan de véritable économie socialiste. En Union soviétique cohabitent le centralisme bureaucratique de type monopoliste et un large libéralisme économique à la base. On cherche à donner l'image d'une direction planifiée de l'économie, alors que dans la pratique on a laissé le champ libre aux lois et aux catégories économiques du mode de production capitaliste.

La consommation parasitaire a pris des proportions d'une ampleur sans précédent. Le rapport entre les rémunérations des ouvriers et celles des administrateurs bureaucrates et technocrates de la production, calculé sur la base du salaire nominal, est de plus de 1 à 10, mais si l'on y ajoute les revenus provenant de la distribution des bénéfices et des gratifications de toutes sortes, et autres privilèges sans nombre, cet écart s'accentue encore. Ces différences dans les salaires et dans le niveau de vie sont à peu près analogues à celles qui existent entre les administrateurs bourgeois et les ouvriers dans les pays occidentaux.

Etant donné que la rétribution de la valeur de la force de travail se forme, dans une proportion de 35 à 40 pour cent, de manière décentralisée, à travers la distribution des bénéfices, que les normes de rendement du travail ne sont pas uniques ni appliquées de manière centralisée, que le stimulant matériel en faveur de la nouvelle bourgeoisie a la priorité absolue et que l'inflation, surtout en raison de la militarisation de l'économie qui engloutit un tiers du revenu national, ne cesse de croître, la société a, fondamentalement, perdu tout contrôle véritable sur la mesure du travail et de la consommation, ces deux clés essentielles d'une économie socialiste.

Ces mesures et une série d'autres de caractère capitaliste, qui ont été tant vantées comme un développement créateur de la théorie et de la pratique économiques marxistes-léninistes, avaient pour but de saper les bases de l'économie socialiste et elles y sont parvenues.

Les conséquences de ce cours apparaissent dans la vie quotidienne du peuple soviétique. Les articles de première nécessité manquent sur le marché, l'inflation, le chômage, la fluctuation de la force de travail se sont aggravés, on constate une hausse déclarée et non déclarée des prix des diverses marchandises. Le secteur privé de l'économie s'est étendu, les portes ont été ouvertes au capital monopoliste étranger, et l'on voit fleurir le marché noir, les spéculations, les abus, les pots-de-vin et les fraudes.

La réalité soviétique actuelle témoigne que ce processus ne va pas vers «la suppression des distinctions de classe» et «la création d'une nouvelle unité sociale», comme le proclament les révisionnistes khrouchtchéviens-brejnéviens, mais vers une profonde différenciation sociale entre la nouvelle classe bourgeoise, composée de la couche des bureaucrates et des technocrates, et les larges masses travailleuses, qui se trouvent dans la situation d'une force simplement productive. Le fossé entre elles va constamment s'approfondissant à mesure que s'élève le degré d'exploitation des travailleurs et que s'accroissent les avantages de la bourgeoisie. Cette situation a engendré toute une idéologie et une politique, qui s'attachent à justifier et à défendre ce nouveau système d'exploitation capitaliste.

Le pouvoir des soviets n'est plus des soviets, des ouvriers et des paysans. Il s'est détaché d'eux et est devenu une force distincte, qui leur est étrangère. Sur le plan de la forme également, les révisionnistes khrouchtchéviens ont déclaré la dictature du prolétariat liquidée. Ils ont baptisé l'Etat, Etat du peuple tout entier, justement pour masquer le fait qu'il n'est plus effectivement du peuple, mais une dictature de la nouvelle bourgeoisie soviétique. Son caractère capitaliste apparaît clairement dans toute sa politique intérieure et extérieure, qui sert les intérêts de la classe bourgeoise au pouvoir. L'Etat soviétique, qui dispose des principaux moyens de production et dirige toute l'économie, s'est transformé en un représentant et un défenseur des intérêts de la classe dominante.

Pour garder leurs masques socialistes et «prouver» que l'Union soviétique est un pays socialiste, les révisionnistes soviétiques déclarent qu'il n'y a chez eux qu'un seul parti, le parti communiste, et que son rôle dirigeant est sanctionné par la Constitution. Le fait qu'un parti dirigeant est unique et que son pouvoir sans partage est reconnu par la loi, ne le rend pas communiste. Dans beaucoup de pays bourgeois il n'y a qu'un seul parti dominant. Le caractère d'un parti politique n'est pas défini par sa position dans l'Etat. Il est déterminé en premier lieu par la classe à laquelle il appartient et les forces qu'il sert, par l'idéologie sur laquelle il se guide et la politique qu'il poursuit.

Le Parti communiste de l'Union soviétique est actuellement le représentant direct de la classe bourgeoise au pouvoir, c'est au nom de celle-ci qu'il exerce le pouvoir, qu'il sert le développement et le renforcement de l'ordre capitaliste restauré. Il n'a de communiste que le nom. L'appellation de communiste que ce parti a conservée et les quelques phrases marxistes et mots d'ordre socialistes qu'il invoque ont un caractère hypocrite et purement démagogique. Cela fait partie de sa propagande trompeuse, qui vise à maintenir les masses dans les ténèbres, à leur faire croire qu'elles vivent en régime socialiste, et non pas dans une société capitaliste d'oppression et d'exploitation. Par tradition, pour se camoufler ou par simple inertie, beaucoup de partis ont gardé les appellations de «démocratique», «populaire», «socialiste», etc., alors que ce sont des partis typiquement bourgeois et réactionnaires.

La politique révisionniste et capitaliste qui est appliquée en Union soviétique a ranimé les anciens démons de l'empire tsariste, comme l'oppression nationale, l'antisémitisme, le racisme slave, le mysticisme religieux orthodoxe, le culte des castes militaires, l'aristocratisme de l'intelligentsia, le tchinovnisme [Du russe tchinovnik, fonctionnaire bureaucrate de la Russie tsariste.] bureaucratique, etc. Les théories des révisionnistes soviétiques sur la prétendue création d'une «nouvelle communauté historique», du «peuple soviétique unique» ont été inventées précisément pour dissimuler cette réalité pleine de profondes contradictions sociales, de classe et nationales.

La force dominante aujourd'hui en Union soviétique est l'armée. La militarisation effrénée de la vie du pays, la lourde charge des dépenses militaires, qui ont atteint des chiffres astronomiques et ébranlent toujours plus l'économie soviétique, en déforment le développement, appauvrissent le peuple.

La restauration du capitalisme dans le pays ne pouvait pas ne pas conduire à un grand versement dans la sphère des relations internationales et de la politique extérieure du Parti communiste et de l'Etat soviétiques. Le révisionnisme khrouchtchévien s'est converti graduellement en une idéologie et une politique de nouvelle superpuissance impérialiste, qui justifient et soutiennent l’expansion, l'agression et les guerres pour instaurer sa domination sur le monde. C'est cette idéologie et cette politique qui ont engendré les théories tristement célèbres de la «souveraineté limitée», de la «division internationale du travail», de l'«intégration économique, politique et militaire» des pays de la prétendue communauté socialiste, théories qui ont mis un carcan à ces pays et en ont fait des Etats vassaux. Ces relations, Brejnev, au XXVIe Congrès du PCUS, les a qualifiées de «relations entre peuples», pour dépouiller ainsi ces pays de toute identité nationale et étatique.

Afin d'atteindre ses objectifs expansionnistes et néo-colonialistes, le social-impérialisme soviétique a créé une théorie selon laquelle aucun pays ne peut se libérer et se défendre contre l'impérialisme ni se développer de manière indépendante sans l'aide et la tutelle soviétiques. Il spécule sur le slogan de l'«aide internationaliste» pour entreprendre des agressions et piller les richesses des autres pays.

Toute la politique extérieure expansionniste, hégémoniste et agressive de l'Union soviétique social-impérialiste est une preuve et un témoignage de plus du fait que l'ordre soviétique est un ordre capitaliste, car seul un tel ordre peut poursuivre une pareille politique dans l'arène internationale. Comme l'a dit Lénine, la politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure et toutes deux ensemble sont l'expression concentrée des rapports économiques existant dans un pays donné. Les masques socialistes et communistes que les révisionnistes soviétiques s'efforcent encore de conserver, leur sont déchirés chaque jour par leur réalité capitaliste et par la politique social-impérialiste qu'ils poursuivent.

Quant au temps qu'il faudra pour que prenne fin cette grande mystification du peuple soviétique, qui croit vivre en régime socialiste, pour que la classe ouvrière soviétique cesse de se bercer d'illusions, cela dépend de beaucoup de facteurs, intérieurs et extérieurs. Les événements de Pologne sont annonciateurs des situations qui attendent les pays où règne le révisionnisme khrouchtchévien. Le fait est qu'en Pologne a éclaté un conflit de classes entre les travailleurs et la classe bourgeoise au pouvoir, représentée par le parti révisionniste. Indépendamment du fait qu'elle a été manipulée par les forces de droite, la révolte de la classe ouvrière polonaise atteste bien que celle-ci a pris conscience de sa position de classe opprimée et exploitée, que le pouvoir existant en Pologne appartient à une classe antagoniste de la classe ouvrière, que le socialisme y a été trahi. Après la Pologne à qui le tour ? Les processus de différenciation de classe couvent dans tous les pays révisionnistes. Les conflits de classe se durcissent rapidement. Et à cet égard l'Union soviétique elle-même, bien qu'elle semble le plus stable d'entre eux, ne fait pas exception. Les plaies qu'y a ouvertes la restauration du capitalisme ne peuvent être guéries que par le renversement du révisionnisme et la restauration du socialisme.

(...)

La question de la révolution prolétarienne est indissolublement liée au développement du mouvement de libération des peuples. Les luttes de libération nationale actuelles ont pour trait important que l'éveil politique pour la conquête et la défense de la liberté et de la pleine indépendance nationale s'accompagne d'un éveil social. Les mouvements actuels des peuples opprimés sont dirigés toujours plus non seulement contre l'impérialisme étranger, mais aussi contre ses officines à l'intérieur de chaque pays. Le fait est que les peuples des pays opprimés, en dépit de leur retard économique et social, font preuve d'une grande vitalité et apportent une contribution importante à la révolution démocratique anti-impérialiste, qui fraye la voie à la révolution prolétarienne.

Les insurrections populaires d'«inspiration islamique», comme la bourgeoisie et les révisionnistes aiment à définir ces mouvements pour en nier le caractère anti-impérialiste et révolutionnaire, méritent une attention particulière. C'est un fait que, dans les pays musulmans, il y a des mouvements insurrectionnels, mais les interprétations qu'en donnent la bourgeoisie et les révisionnistes sont malveillantes et dénigrantes. Elles cachent des visées d'asservissement à l'égard des peuples de ces pays.

Nous, marxistes-léninistes, continuons d'affirmer que la religion est l'opium des peuples. En aucun cas, nous ne modifierons notre point de vue sur cette question. Et la religion musulmane, dans son contenu, ne diffère pas des autres.

Les larges masses des peuples musulmans dans les divers pays se sont dressées et se dressent dans la lutte non pas pour la question religieuse, mais pour la libération nationale et sociale. La croyance religieuse a un poids relatif et ne prime pas la politique. Les gens de ces pays croient à l'islamisme et le respectent, mais lorsqu'il est porté atteinte aux intérêts vitaux du peuple, à la liberté et à l'indépendance du pays, ils se soulèvent pour combattre l'agresseur, même si c'est un coreligionnaire. Ce n'est pas l'inspiration religieuse qui provoque les révoltes et le réveil révolutionnaire des peuples, mais les conditions politiques et sociales, l'oppression et le pillage impérialistes, la pauvreté et les souffrances qui pèsent sur eux.

Les Arabes et les autres peuples musulmans sont des combattants valeureux et dotés d'une antique culture. Par leurs révoltes et leurs luttes anti-impérialistes, anticolonialistes et antiféodales, ils montrent qu'ils sont attachés au progrès et à la liberté. S'ils ne l'étaient pas, ils ne se dresseraient pas dans la lutte pour la liberté et l'indépendance nationale, contre la double oppression, intérieure et extérieure.

Dans les régions habitées par les peuples musulmans, les impérialistes et les social-impérialistes se trouvent dans une situation difficile. Et leurs fantoches tout autant. Les faits dans ces régions témoignent d'une situation révolutionnaire, d'un grand mouvement social de ces peuples, indépendamment de ce qu'au premier abord ces mouvements ont un caractère religieux et qu'ils sont suivis à la fois par des croyants et des incroyants. Aujourd'hui dans maints pays existent ou sont en train de se créer des situations révolutionnaires, mais la révolution socialiste ne se pose pas partout comme une tâche immédiate. D'autres mouvements de caractère démocratique, anti-impérialiste et de libération se développent aussi dans le monde. Ils s'intègrent tous dans le processus révolutionnaire mondial, ce sont des guerres justes qui affaiblissent le front impérialiste et contribuent à accélérer les processus révolutionnaires, qui frappent et font pourrir encore plus le système capitaliste. Aussi comme nous l'enseigne Lénine, la classe ouvrière, la classe la plus progressive, et son parti communiste doivent appuyer et soutenir activement ces luttes et en assumer la conduite. Même si, au début, cette classe et son parti n'ont pas affirmé leurs positions dirigeantes, ils n'en doivent pas moins se tenir à la pointe de la lutte et des sacrifices, car ce n'est qu'ainsi qu'ils pourront prendre la tête du mouvement et réaliser ses objectifs, ce n'est qu'ainsi que pourra être frayée la voie à la croissance de la révolution démocratique, populaire, anti-impérialiste et à sa conversion en révolution socialiste.

Dans leur lutte pour la libération nationale et sociale, la classe ouvrière et les masses travailleuses se heurtent chaque jour à la violence sauvage de l'impérialisme, de la bourgeoisie et des forces de la réaction. Dans ces conditions, elles sont contraintes de répondre à la violence réactionnaire par la violence révolutionnaire, dont les formes, varient nécessairement selon les conditions de chaque pays et l'évolution des situations. Dans certains pays, cette violence a pris ou peut prendre la forme de l'insurrection armée. Les marxistes-léninistes considèrent cette question avec un très grand sérieux.

 

Réflexions sur la Chine : Extrait (Conclusion du tome II)

LUNDI 26 DECEMBRE 1977

LA REVOLUTION CHINOISE PEUT-ELLE ETRE QUALIFIEE DE PROLETARIENNE ?

[...] J'ai indiqué dans un des mes écrits qu'il fallait abattre les mythes, et je pensais précisément au mythe de Mao Tsétoung, ce mythe qui le présentait comme un «grand» marxiste-léniniste. Mao Tsétoung n'est pas un marxiste-léniniste, mais un démocrate révolutionnaire progressiste et c'est à travers ce prisme qu'il faut, à mon sens, étudier son oeuvre.

J'ai déjà dit qu'il ne faut pas étudier les conceptions de Mao Tsétoung en les jugeant seulement d'après les phrases arrangées dans les quatre tomes publiés de ses oeuvres, mais qu'il faut les étudier dans leur application dans la vie. Et ces conceptions ont été appliquées dans une période dissemblable de celle de la Révolution française démocratique bourgeoise, où la bourgeoisie était, pour son époque, une classe progressiste. Actuellement, les idées de Mao Tsétoung sont développées à l'époque de la putréfaction de l'impérialisme, ce stade suprême du capitalisme, par conséquent à l'époque où les révolutions prolétariennes sont à l'ordre du jour et où l'exemple et les grands enseignements de la Grande Révolution socialiste d'Octobre, les enseignements de Marx et de Lénine sont pour nous des guides infaillibles. La théorie de Mao Tsétoung, la «pensée-maotsétoung», qui a vu le jour dans ces nouvelles conditions, devait tenter de s'affubler de l'habit de la théorie la plus révolutionnaire et la plus scientifique de l'époque, du marxisme-léninisme, mais elle est restée dans son essence une théorie antimarxiste, car elle est en opposition avec les révolutions prolétariennes et va à l'aide de l'impérialisme pourrissant.

C'est pourquoi, dans l'idéologie de Mao Tsétoung nous trouvons reflétés tous les aspects des idées conçues par le capitalisme et l'impérialisme au cours de sa longue période de déclin et de putréfaction. La «pensée-maotsétoung» est un amalgame d'idéologies, allant de l'anarchisme et du trotskisme, au révisionnisme moderne à la titiste, à la khrouchtchévienne, de l'«eurocommunisme» à la Marchais-Berlinguer-Carrillo jusqu'à l'utilisation des formules marxistes-léninistes. Dans tout cet amalgame nous devons distinguer les vieilles idées de Confucius, de Mencius et des autres philosophes chinois, qui ont considérablement influé sur la formation des idées de Mao Tsétoung, sur son évolution culturelle et théorique. Il est donc difficile de définir une seule ligne, ou plutôt une ligne claire de l'idéologie chinoise. Même ceux de ses aspects dont on peut dire qu'ils constituent en quelque sorte un marxisme-léninisme dénaturé, portent un sceau asiatique, ils portent la marque d'un «communisme asiatique», d'une sorte d'«asiocommunisme», qui s'apparente à l'«eurocommunisme» et où l'on ne décèle aucune trace de l'internationalisme prolétarien de Marx et de Lénine dans sa pleine et véritable acception. On retrouvera dans l'idéologie chinoise de fortes doses de nationalisme, de xénophobie, de religion, de bouddhisme, des séquelles marquées de l'idéologie féodale, sans parler de multiples autres survivances qui n'ont pas été combattues systématiquement pendant la lutte de libération nationale et particulièrement durant la période de l'instauration du pouvoir de démocratie populaire.

Il faut reconnaître que la bourgeoisie réactionnaire mondiale a suivi et étudié attentivement l'évolution de la politique et de l'idéologie de Mao Tsétoung, le développement des luttes politiques et idéologiques en Chine non seulement avant la révolution, mais aussi au cours de celle-ci. C'est justement parce qu'elle s'est rendu compte que cette politique et cette idéologie présentaient un caractère proprement chinois et asiatique, et s'étaient beaucoup écartées du marxisme-léninisme, que la bourgeoisie réactionnaire mondiale les a défendues, soutenues, et même propagées comme étant marxistes-léninistes. Toutefois, dans ses écrits et publications, la bourgeoisie analyse clairement l'orientation politique et idéologique de Mao Tsétoung : elle considère son idéologie non pas comme marxiste, mais comme étant bourgeoise révolutionnaire, ce qu'elle est en fait. Il était de l'intérêt de l'impérialisme, du capitalisme mondial, que la Chine, ce continent peut-on dire, poursuive dans cette voie, qu'elle suive l'orientation politique et idéologique de Mao Tsétoung, qui devait s'opposer un jour ouvertement au marxisme scientifique, car ce pays se détournerait ainsi de la voie du marxisme scientifique. Cela est apparu clairement dans le développement de la Chine ; les divergences idéologiques entre le marxisme-léninisme et la «pensée-maotsétoung» qui se sont manifestées aujourd'hui au grand jour, étaient auparavant déjà inéluctables.

Tous les désaccords et les malentendus qui opposèrent les Chinois à l'Union soviétique, au Komintern et à Staline, portaient sur des questions de principe et sur rien d'autre.

J'estime que lorsque nous analysons la «pensée-maotsétoung», nous devons tenir compte de tous ces facteurs qui ont joué un grand rôle dans l'évolution politique et théorique de la direction chinoise, du Parti communiste chinois, et qui se reflètent dans leurs orientations et dans leurs actions. D'où découle aussi la stratégie actuelle du maoïsme, laquelle, comme on le sait, consiste dans l'alliance avec les Etats-Unis et avec tout le capitalisme mondial pour s'opposer à l'Union soviétique révisionniste.

Ce n'est pas là seulement une politique conjoncturelle, c'est une politique qui, par son contenu, traduit les convictions idéologiques des maoïstes. Les dirigeants chinois jugent presque de la même façon que les impérialistes américains et les chefs de file des autres «démocraties» capitalistes développées. Ils s'accordent idéologiquement, surtout dans leurs objectifs de domination, car la Chine, en grand Etat qu'elle est, ne tient à se mettre sous la direction et le joug d'aucun de ces impérialistes et capitalistes, elle aspire à dominer elle-même ou du moins à faire entendre puissamment sa voix dans le monde. C'est pour cette raison que, d'une manière ou d'une autre, la Chine maoïste prône l'alliance du prolétariat mondial avec la bourgeoisie capitaliste et l'impérialisme américain. En s'engageant dans cette voie, la Chine entrave en fait la révolution mondiale, elle dénature la théorie marxiste-léniniste tout comme le font les autres révisionnistes. Sa politique et son action servent à ranimer l'impérialisme et le capitalisme agonisants, à prolonger leur existence.

Les divergences de la Chine maoïste avec le révisionnisme soviétique tiennent à ce qu'elle considère l'Union soviétique comme une puissance impérialiste plus faible que les Etats-Unis et qu'elle pense qu'une alliance avec l'impérialisme américain lui permettra de réaliser ses rêves d'expansion, la conquête de la Sibérie et des autres régions orientales de l'Union soviétique.

C'est en cela que réside la contradiction entre la Chine et l'Union soviétique, et cette contradiction n'a pas un caractère idéologique, comme la Chine cherche à le faire croire en prétendant qu'elle est marxiste-léniniste et que seule l'Union soviétique est révisionniste. Non, ces deux pays sont tous deux révisionnistes, ils se guident sur une même idéologie bourgeoise dans leur lutte contre la révolution, précisément dans les conditions de la putréfaction de l'impérialisme.

Aussi, me semble-t-il, toutes ces notes doivent être approfondies, étayées d'une documentation plus riche, qu'il faut rechercher, car elle existe sous une forme ou une autre, ne serait-ce que dans les journaux ou les livres qui paraissent de temps en temps en Chine ou à l'étranger. Mais il faut étudier ces écrits avec un esprit critique et confronter leurs contenus avec la réalité chinoise et avec les principes et les thèses fondamentales de notre grande idéologie révolutionnaire, le marxisme-léninisme.

 

 

 

K. Marx : Le Capital — Lénine : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme

 

« Dans l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes, l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. plus un pays, les Etats-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur. » (Karl Marx - Le capital - Livre I, chapitre XV, 1867.)

 

 

Le Capital : Extraits

Quelques extraits de cette oeuvre majeure, afin de vous donner envie de la lire. Si vous êtes novice en économie politique, je vous conseille de lire au préalable des ouvrages comme "Misère de la philosophie", "Travail salarié et capital" et "Salaire, prix et profit".

« Une nation peut et doit tirer un enseignement de l'histoire d'une autre nation. Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, ‑ et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne, ‑ elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases son développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement.

Pour éviter des malentendus possibles, encore un mot. Je n'ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne s'agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification de catégories économiques, les supports d'intérêts et de rapports de classes déterminés. Mon point de vue, d'après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu'il puisse faire pour s'en dégager.

Sur le terrain de l'économie politique la libre et scientifique recherche rencontre bien plus d'ennemis que dans ses autres champs d'exploration. La nature particulière du sujet qu'elle traite soulève contre elle et amène sur le champ de bataille les passions les plus vives, les plus mesquines et les plus haïssables du coeur humain, toutes les furies de l'intérêt privé. La Haute Eglise d'Angleterre, par exemple, pardonnera bien plus facilement une attaque contre trente‑huit de ses trente‑neuf articles de foi que contre un trente‑neuvième de ses revenus. Comparé à la critique de la vieille propriété, l'athéisme lui-même est aujourd'hui un pêché mignon. » (Karl Marx, Le Capital, Fin de la préface)

« Dans la production capitaliste, l'économie de travail au moyen du développement de la force productive[1] ne vise nullement à abréger la journée de travail. Là, il ne s'agit que de la diminution du travail qu'il faut pour produire une masse déterminée de marchandises. Que l'ouvrier, grâce à la productivité multipliée de son travail, produise dans une heure, par exemple, dix fois plus qu'auparavant, en d'autres termes, qu'il dépense pour chaque pièce de marchandise dix fois moins de travail, cela n'empêche point qu'on continue à le faire travailler douze heures et à le faire produire dans ces douze heures mille deux cents pièces au lieu de cent vingt, ou même qu'on prolonge sa journée à dix-huit heures, pour le faire produire mille huit cents pièces. Chez des économistes de la profondeur d'un Mac Culloch, d'un Senior et tutti quanti, on peut donc lire à une page ‑ que l'ouvrier doit des remerciements infinis au capital, qui, par le développement des forces productives, abrège le temps de travail nécessaire ‑ et à la page suivante, qu'il faut prouver cette reconnaissance en travaillant désormais quinze heures au lieu de dix heures.

Le développement de la force productive du travail, dans la production capitaliste, a pour but de diminuer la partie de la journée où l'ouvrier doit travailler pour lui-même, afin de prolonger ainsi l'autre partie de la journée où il peut travailler gratis pour le capitaliste. » (Karl Marx, Le Capital, 4ème section, chapitre XII)

« S'il faut beaucoup de temps avant que l'histoire ne parvienne à déchiffrer le secret du salaire du travail, rien n'est au contraire plus facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d'être de cette forme phénoménale.

Rien ne distingue au premier abord l'échange entre capital et travail de l'achat et de la vente de toute autre marchandise. L'acheteur donne une certaine somme d'argent, le vendeur un article qui diffère de l'argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d'autre différence d'avec tout autre genre de contrat que celle contenue dans les formules juridiquement équivalentes : Do ut des, do ut facias, facio ut des et facio ut facias. (Je donne pour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes, je fais pour que tu fasses.)

Valeur d'usage et valeur d'échange étant par leur nature des grandeurs incommensurables entre elles, les expressions « valeur travail », « prix du travail » ne semblent pas plus irrationnelles que les expressions « valeur du coton », « prix du coton ». En outre le travailleur n'est payé qu'après avoir livré son travail. Or dans sa fonction de moyen de payement, l'argent ne fait que réaliser après coup la valeur ou le prix de l'article livré, c'est‑à‑dire dans notre cas la valeur ou le prix du travail exécuté. Enfin la valeur d'usage que l'ouvrier fournit au capitaliste, ce n'est pas en réalité sa force de travail, mais l'usage de cette force, sa fonction de travail. D'après toutes les apparences, ce que le capitaliste paye, c'est donc la valeur de l'utilité que l'ouvrier ici donne, la valeur du travail, ‑ et non celle de la force de travail que l'ouvrier ne semble pas aliéner. La seule expérience de la vie pratique ne fait pas ressortir la double utilité du travail, la propriété de satisfaire un besoin, qu'il a de commun avec toutes la marchandises, et celle de créer de la valeur, qui le distingue à toutes les marchandises et l'exclut, comme élément formateur de la valeur, de la possibilité d'en avoir aucune.

Plaçons‑nous au point de vue de l'ouvrier à qui son travail de douze heures rapporte une valeur produite en six heures, soit trois francs. Son travail de douze heures est pour lui en réalité le moyen d'achat des trois francs. Il se peut que sa rétribution tantôt s'élève à quatre francs, tantôt tombe à deux, par suite ou des changements survenus dans la valeur de sa force ou des fluctuations dans le rapport de l'offre et de la demande, ‑ l'ouvrier n'en donne pas moins toujours douze heures de travail. Toute variation de grandeur dans l'équivalent qu'il reçoit lui apparaît donc nécessairement comme une variation dans la valeur ou le prix de ses douze heures de travail. Adam Smith qui traite la journée de travail comme une grandeur constante[2], s'appuie au contraire sur ce fait pour soutenir que le travail ne varie jamais dans sa valeur propre. « Quelle que soit la quantité de denrées, dit‑il, que l'ouvrier reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une plus petite quantité de ces denrées : mais c'est la valeur de celles‑ci qui varie, « non celle du travail qui les achète... Des quantités égales de travail sont toujours d'une valeur égale[3]. »

Prenons maintenant le capitaliste. Que veut celui-ci ? Obtenir le plus de travail possible pour le moins d'argent possible. Ce qui l'intéresse pratiquement ce n'est donc que la différence entre la prix de la force de travail et la valeur qu'elle crée par sa fonction. Mais il cherche à acheter de même tout autre article au meilleur marché possible et s'explique partout le profit par ce simple truc : acheter des marchandises au‑dessous de leur valeur et les vendre au‑dessus. Aussi n'arrive‑t‑il jamais à s'apercevoir que s'il existait réellement une chose telle que la valeur du travail, et qu'il eût à payer cette valeur, il n'existerait plus de capital et que son argent perdrait la qualité occulte de faire des petits.

Le mouvement réel du salaire présente en outre des phénomènes qui semblent prouver que ce n'est pas la valeur de la force de travail, mais la valeur de sa fonction, du travail lui-même, qui est payée. Ces phénomènes peuvent se ramener à deux grandes classes. Premièrement : Variations du salaire suivant les variations de la durée du travail. On pourrait tout aussi bien conclure que ce n'est pas la valeur de la machine qui est payée mais celle de ses opérations, parce qu'il coûte plus cher de louer une machine pour une semaine que pour un jour. Secondement : La différence dans les salaires individuels de travailleurs qui s'acquittent de la même fonction. On retrouve cette différence, mais sans qu'elle puisse faire illusion, dans le système de l'esclavage où, franchement et sans détours, c'est la force de travail elle-même qui est vendue. Il est vrai que si la force de travail dépasse la moyenne, c'est un avantage, et si elle lui est inférieure, c'est un préjudice, dans le système de l'esclavage pour le propriétaire d'esclaves, dans le système du salariat pour le travailleur, parce que dans le dernier cas celui-ci vend lui-même sa force de travail et que, dans le premier, elle est vendue par un tiers.

Il en est d'ailleurs de la forme « valeur et prix du travail » ou « salaire » vis-à-vis du rapport essentiel qu'elle renferme, savoir : la valeur et le prix de la force de travail, comme de toutes les formes phénoménales vis-à-vis de leur substratum. Les premières se réfléchissent spontanément, immédiatement dans l'entendement, le second doit être découvert par la science. L'économie politique classique touche de près le véritable état des choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu'elle n'aura pas dépouillé sa vieille peau bourgeoise. » (Karl Marx, Le Capital, 6ème section, chapitre XIX)

« Dans son Essai sur le taux du salaire[4], un de ses premiers écrits économiques, M. H. Carey cherche à démontrer que les différents salaires nationaux sont entre eux comme les degrés de productivité du travail national. La conclusion qu'il veut tirer de ce rapport international, c'est qu'en général la rétribution du travailleur suit la même proportion que la productivité de son travail. Notre analyse de la production de la plus-value prouverait la fausseté de cette conclusion, lors même que M. Carey en eût prouvé les prémisses, au lieu d'entasser, selon son habitude, sans rime ni raison, des matériaux statistiques qui n'ont pas passé au crible de la critique. Mais, après tout, il fait l'aveu que la pratique est rebelle à sa théorie. Selon lui, les rapports économiques naturels ont été faussés par l'intervention de l'État de sorte qu'il faut calculer les salaires nationaux, comme si la partie qui en échoit à l'État restait dans les mains de l'ouvrier. N’aurait‑il pas dû se demander si ces faux-frais gouvernementaux ne sont pas eux-mêmes des fruits naturels du développement capitaliste ? Après avoir proclamé les rapports de la production capitaliste lois éternelles de la nature et de la raison, lois dont le jeu harmonique n'est troublé que par l'intervention de l'État il s'est avisé après coup de découvrir ‑ quoi ? que l'influence diabolique de l'Angleterre sur le marché des deux mondes, qui, paraît‑il, n'a rien à faire avec les lois naturelles de la concurrence, que cette influence enfin a fait une nécessité de placer ces harmonies préétablies, ces lois éternelles de la nature, sous la sauvegarde de l'État, en d'autres termes, d'adopter le système protectionniste. Il a découvert encore que les théorèmes dans lesquels Ricardo formule des antagonismes sociaux qui existent ne sont point le produit idéal du mouvement  écono­mique réel, mais qu'au contraire ces antagonismes réels, inhérents à la production capitaliste, n'existent en Angleterre et ailleurs que grâce à la théorie de Ricardo ! Il a découvert enfin que ce qui, en dernière instance, détruit les beautés et les harmonies innées de la production capitaliste, c'est le commerce ! Un pas de plus, et il va peut-être découvrir que le véritable incon­vénient de la production capitaliste, c'est le capital lui-même.

Il n'y avait qu'un homme si merveilleusement dépourvu de tout sens critique et chargé d'une érudition de si faux aloi, qui méritât de devenir, malgré ses hérésies protectionnistes, la source cachée de sagesse harmonique où ont puisé les Bastiat et autres prôneurs du libre‑échange. » (Karl Marx, Le Capital, 6ème section, chapitre XXII)

« A l'origine de la production capitaliste ‑ et cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel parvenu ‑ l'avarice et l'envie de s'enrichir l'emportent exclusivement. Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources d'enrichissement soudain. A un certain degré de développement, il impose même au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n'est pas tout : le capitaliste ne s'enrichit pas, comme le paysan et l'artisan indépendants, proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison du travail gratuit d'autrui qu'il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie impose a ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu'elle ait peine à dissimuler l'avarice la plus sordide et l'esprit de calcul le plus mesquin, elle grandit néanmoins à mesure qu'il accumule, sans que son accumulation soit nécessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois il s'élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à l'accumulation et le penchant à la jouissance. » (Karl Marx, Le Capital, 7ème section, chapitre XXIV)

« De 1851 à 1861, la concentration n'a supprimé qu'une partie des fermes des trois catégories d'un à quinze acres, et ce sont elles qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons, ainsi un excès de trois cent sept mille cinquante‑huit fermiers, et, en supposant que leurs familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a à présent un million deux cent vingt-huit mille deux cent trente-deux « surnuméraires ». Si, après avoir accompli sa révolution, l'agriculture absorbe un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour l'émigration neuf cent vingt et un mille cent soixante-quatorze. Les catégories quatre, cinq, six, de quinze à cent acres, chacun le sait en Angleterre, sont incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n'entrent même pas en ligne de compte dès qu'il s'agit de l'élevage des moutons. Dans les données admises, un autre contingent de sept cent quatre‑vingt‑huit mille sept cent soixante et un individus doit filer; total : un million sept cent neuf mille cinq cent trente-deux. Et, comme l'appétit vient en mangeant, les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et demi d'habitants l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d'Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu'elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais[5].

Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s'accumule en Irlande, les Irlandais s'accumulent en même proportion aux Etats‑Unis. L'irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l'autre côté de l'Atlantique sous forme de Fenian. Et en face de la reine des mers sur son déclin se dresse de plus en plus menaçante la jeune république géante.

 Acerba fata Romanos agunt

Scelusque fraternoe necis.

[Un dur destin et le crime fratricide tourmente les romains]

(Karl Marx, Le Capital, 7ème section, chapitre XXV)


[1] « Ces spéculateurs, si économes du travail des ouvriers qu'il faudrait qu'ils payassent ! » (J. N. Bidault : Du monopole qui s'établit dans les arts industriels et le commerce. Paris, 1828, p.13.) « L'entrepreneur met toujours son esprit à la torture pour trouver le moyen d'économiser le temps et le travail. » (Dugald Stewart : Works ed. by Sir W. Hamilton. Edinburgh, v. III, 1855. Lectures on polit. Econ., p.318.) « L'intérêt des capitalistes est que la force productive des travails soit la plus grande possible. Leur attention est fixée, presque exclusivement , sur les moyens d'accroître cette force. » (R. Jones, 1.c. Lecture III.)

[2] A. Smith ne fait allusion à la variation de la journée de travail qu’accidentellement, quand il lui arrive de parler du salaire aux pièces.

[3] A. Smith, Richesse des Nations, etc., tract. par G. Garnier, Paris 1802, t.I, p. 65, 66.

[4] H. Carey : Essay on the rate of Wages with an Examination of the causes of the Differences in the conditions of the Labouring Population throughouthhe  World. Philadelphia, 1835.

[5] Dans la partie du second volume de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra comment la législature anglaise s'est accordée avec les détenteurs anglais du sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la révolution agricole et de la dépopulation. J'y reviendrai aussi sur la situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior, dans son livre posthume Journals Conversations and Essays relating to Ireland, 2 volumes. Lond., 1868 « Comme le docteur G. le remarque fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c'est là déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L'émigration en est une autre. Aucun ami de l'Irlande (lisez de la domination anglaise en Irlande) ne peut souhaiter que la guerre (entre les landlords anglais et les petits fermiers celtes)se prolonge, et encore moins qu'elle se termine par la victoire des fermiers. Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement l'Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera pour toutes les classes. » (L. c., V. Il, p. 282.) ‑ Les lois anglaises sur les céréales, promulguées en 1815, garantissaient le monopole de la libre importation de grains dans la Grande‑Bretagne à l'Irlande ; elles y favorisaient ainsi, d'une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois céréales. Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour donner une impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages, à la concentration des fermes et à l'expulsion des cultivateurs. Dès lors, ‑ après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en faisaient le domaine naturel de la culture des grains ‑ agronomes, économistes et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à d'autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d'ordre, M. L. de Lavergne s'est empressé de le répéter de l'autre côté de la Manche. Il n'y a qu'un homme sérieux, comme M. de Lavergne l'est sans doute, pour donner dans de telles balivernes.

 

 

L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

Une présentation et quelques extraits de cette oeuvre majeure, afin de vous donner envie de la lire.

 

Présentation

(23-12-2003)

Ecrit en 1916, en pleine Première Guerre Mondiale, cet ouvrage est d’une importance capitale pour qui veut comprendre la nature économique et les conséquences pratiques du dernier stade du capitalisme qu’est l’impérialisme, phénomène aujourd’hui rebaptisé mondialisation pour les besoins de la politique néo-réformiste si chère aux promoteurs de l’alter-mondialisme. Cet essai de vulgarisation, en sus de sa valeur théorique inestimable, a pour atouts de revêtir une forme synthétique et d’être d’un accès facile, même pour qui est peu (ou pas) familier de l’économie politique.

Le lecteur non averti pourrait être tenté de demander en quoi  l’impérialisme du début du 20ème siècle est comparable avec la mondialisation contemporaine et s’il n’est pas anachronique que de vouloir mettre sur le même plan deux époques aussi éloignées.

Que le lecteur ne se méprenne pas : ni les multinationales, ni la bulle financière spéculative, ni les délocalisations, ni l’expansion du secteur des nouvelles technologies n’ont « démodé » cet ouvrage qui est d’une actualité brûlante, pour ne pas dire terrifiante si l’on se place du point de vue des classes dominantes.

Voici quelques points essentiels qui sont développés plus en avant dans cet ouvrage :

- La formation et la consolidation des entreprises monopolistes [trusts], leur rôle déterminant dans la vie économique et leurs méthodes pour écraser la concurrence, conquérir les débouchés et s’assurer l’approvisionnement en matières premières.

 - La concentration à un très haut degré dans le secteur des banques qui centralisent le capital des trusts industriels, avec pour résultats 1° l’immixtion des banques dans les affaires touchant à la production et 2° le développement effréné de la spéculation.

 - Le rôle des filiales dans les manipulations financières et la dissimulation de bilans.

 -  L’exportation de capitaux devient prépondérante par rapport à l’exportation de marchandises : hégémonie de quelques Etats-rentiers qui, via l’exportation de capitaux, vivent d’une tonte des coupons, ce qui aboutit au renforcement de l’importance économique des colonies.

 -  Fusion [interchangeabilité] de la classe politique et des dirigeants des trusts. Nationalisations d’entreprises privées aux frais de l’Etat en vue de leur renflouement [assainissement]. Les monopoles font représenter leurs intérêts dans la sphère politique qu’ils instrumentalisent.

 - La rivalité économique entre les trusts se transforme ainsi en rivalité entre nations [et blocs] impérialistes ; ce qui conduit à un (re-) partage (pacifique ou non) des zones d’influence où les monopoles étendent leurs débouchés et se procurent les matières premières à bon marché, d’où l’inéluctabilité de guerres coloniales et de guerres inter-impérialistes.

 -  Les impacts sur la lutte de classes : 1° au niveau des nations impérialistes l’exploitation des colonies provoque l’embourgeoisement d’une partie de la classe ouvrière, la corruption des chefs des syndicats et partis ouvriers d’où une flambée des tendances au réformisme, au socialisme d’état, au social-chauvinisme, au social-impérialisme et un renforcement de l’opportunisme au sein du mouvement ouvrier ; 2° au niveau des colonies, le joug de l’exploitation attise les luttes de libération nationale.

 - La critique des critiques petites-bourgeoises [réformistes] de l’impérialisme (aspect réactionnaire et utopique du retour à la ‘‘libre’’ et ‘‘saine’’ concurrence).

 -  La critique serrée du kautskisme et de sa thèse de l’ultra-impérialisme (exploitation inter-impérialiste pacifique des colonies), et par là même la critique de l’opportunisme international en général.

 -  L’impérialisme, capitalisme pourrissant, dernière étape précédent la révolution sociale.

 

Extraits

PRÉFACE AUX ÉDITIONS FRANÇAISE ET ALLEMANDE

I

Ce livre a été écrit, comme il est indiqué dans la préface à l'édition russe, en 1916, compte tenu de la censure tsariste. Il ne m'est pas possible actuellement de reprendre tout le texte, ce qui serait d'ailleurs sans utilité, car la tâche fondamentale de ce livre a été et reste encore de montrer, d'après les données d'ensemble des statistiques bourgeoises indiscutables et les aveux des savants bourgeois de tous les pays, quel était le tableau d'ensemble de l'économie capitaliste mondiale, dans ses rapports internationaux, au début du XXe siècle, à la veille de la première guerre impérialiste mondiale.

A certain égard, il ne sera du reste pas inutile, pour beaucoup de communistes des pays capitalistes avancés, de se rendre compte à travers l'exemple de ce livre, légal du point de vue de la censure tsariste, de la possibilité — et de la nécessité - d'utiliser même les faibles vestiges de légalité dont ils peuvent encore profiter, disons, dans l'Amérique contemporaine ou en France, après les récentes arrestations de la presque totalité d'entre eux, pour expliquer toute la fausseté des vues des social-pacifistes et de leurs espoirs en une « démocratie mondiale ». Pour ce qui est des compléments les plus indispensables à ce livre censuré, je vais tenter de les donner dans cette préface.

II

Ce livre montre que la guerre de 1914-1918 a été de part et d'autre une guerre impérialiste (c'est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des « zones d'influence » du capital financier, etc.

Car la preuve du véritable caractère social ou, plus exactement, du véritable caractère de classe de la guerre, ne réside évidemment pas dans l'histoire diplomatique de celle-ci, mais dans l'analyse de la situation objective des classes dirigeantes de toutes les puissances belligérantes. Pour montrer cette situation objective, il faut prendre non pas des exemples, des données isolées (l'extrême complexité des phénomènes de la vie sociale permet toujours de trouver autant d'exemples ou de données isolées qu'on voudra à l'appui de n'importe quelle thèse), mais tout l’ensemble des données sur les fondements de la vie économique de toutes les puissances belligérantes et du monde entier.

Ce sont précisément ces données d'ensemble, tout à fait irréfutables, que j'ai produites dans le tableau du partage du monde en 1876 et 1914 (au § 6) et du partage des chemins de fer du monde entier en 1890 et 1913 (au § 7). Les chemins de fer constituent le bilan des branches maîtresses de l'industrie capitaliste, de l'industrie houillère et sidérurgique, le bilan et les indices les plus évidents du développement du commerce mondial et de la civilisation démocratique bourgeoise. Comment les chemins de fer sont liés avec la grande production, avec les monopoles, avec les syndicats patronaux, les cartels, les trusts, les banques, avec l'oligarchie financière, c'est ce que montrent les chapitres précédents du livre. La répartition inégale du réseau ferroviaire, l'inégalité de son développement, c'est le bilan du capitalisme moderne, monopoliste, à l'échelle mondiale. Et ce bilan montre que, sur cette base économique, les guerres impérialistes sont absolument inévitables, aussi longtemps qu'existera la propriété privée des moyens de production.

La construction des chemins de fer semble être une entreprise simple, naturelle, démocratique, culturelle, civilisatrice : elle apparaît ainsi aux yeux des professeurs bourgeois qui sont payés pour masquer la hideur de l'esclavage capitaliste, ainsi qu'aux yeux des philistins petits-bourgeois. En réalité, les liens capitalistes, qui rattachent par mille réseaux ces entreprises à la propriété privée des moyens de production en général, ont fait de cette construction un instrument d'oppression pour un milliard d'hommes (les colonies plus les semi-colonies), c'est-à-dire pour plus de la moitié de la population du globe dans les pays dépendants et pour les esclaves salariés du capital dans les pays « civilisés ».

Propriété privée fondée sur le travail du petit patron, libre concurrence, démocratie : tous ces slogans dont les capitalistes et leur presse se servent pour tromper les ouvriers et les paysans, sont depuis longtemps dépassés. Le capitalisme s'est transformé en un système universel d'oppression coloniale et d'asphyxie financière de l'immense majorité de la population du globe par une poignée de pays « avancés ». Et le partage de ce « butin » se fait entre deux ou trois rapaces de puissance mondiale, armés de pied en cap (Amérique, Angleterre, Japon) qui entraînent toute la terre dans leur guerre pour le partage de leur butin.

III

La paix de Brest-Litovsk, dictée par l'Allemagne monarchique, puis la paix de Versailles, bien plus féroce et plus odieuse, dictée par des républiques « démocratiques », les Etats-Unis et la France, ainsi que par la « libre » Angleterre, ont rendu un service éminemment utile à l'humanité, en démasquant les coolies de la plume aux gages de l'impérialisme, de même que les petits bourgeois réactionnaires qui, bien que se disant pacifistes et socialistes, chantaient les louanges du « wilsonisme » et démontraient la possibilité de la paix et des réformes sous l'impérialisme.

Les dizaines de millions de cadavres et de mutilés laissés par une guerre faite pour déterminer à quel groupe - anglais ou allemand - de brigands financiers reviendra la plus grande part de butin, et puis ces deux « traités de paix », dessillent les yeux, avec une rapidité sans précédent, à des millions et des dizaines de millions d'hommes opprimés, écrasés, trompés, dupés par la bourgeoisie. Comme conséquence de la ruine universelle engendrée par la guerre, on voit ainsi grandir une crise révolutionnaire mondiale qui, si longues et pénibles que doivent être ses péripéties, ne peut se terminer autrement que par la révolution prolétarienne et sa victoire.

Le Manifeste de Bâle de la IIe Internationale, qui avait porté dès 1912 une appréciation précisément sur la guerre qui devait éclater en 1914, et non sur la guerre en général (il existe différentes sortes de guerres, il en est aussi de révolutionnaires), est resté un monument qui dénonce toute la faillite honteuse, tout le reniement des héros de la IIe Internationale.

C'est pourquoi je reproduis ce manifeste en annexe à cette édition, en attirant une fois de plus l'attention des lecteurs sur le fait que les héros de la IIe Internationale évitent soigneusement les passages du manifeste où l'on parle avec précision, de façon claire et explicite, de la liaison entre cette guerre imminente, précisément, et la révolution prolétarienne, sur le fait qu'ils les évitent avec un soin égal à celui qui met un voleur à éviter le lieu de son larcin.

IV

Une attention particulière est réservée dans ce livre à la critique du « kautskisme », courant idéologique international représenté dans tous les pays du monde par d'« éminents théoriciens », chefs de la IIe Internationale (en Autriche, Otto Bauer et Cie ; en Angleterre, Ramsay MacDonald et d'autres ; en France, Albert Thomas, etc., etc.), et par une foule de socialistes, de réformistes, de pacifistes, de démocrates bourgeois et de curés.

Ce courant idéologique est, d'une part, le produit de la décomposition, de la putréfaction de la IIe Internationale et, d'autre part, le fruit inévitable de l'idéologie des petits bourgeois, que toute l'ambiance rend prisonniers des préjugés bourgeois et démocratiques.

Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d'années, plus spécialement dans la lutte contre l'opportunisme socialiste (de Bernstein, de Millerand, de Hyndman, de Gompers, etc.). Aussi n'est-ce pas par hasard que, dans le monde entier, les « kautskistes » se sont unis aujourd'hui, dans le domaine de la politique pratique, aux ultra-opportunistes (par l'entremise de la IIe Internationale ou l'Internationale jaune) et aux gouvernements bourgeois (par le biais des gouvernements bourgeois de coalition, à participation socialiste).

Le mouvement prolétarien révolutionnaire en général, et le mouvement communiste en particulier, qui grandissent dans le monde entier, ne peuvent se dispenser d'analyser et de dénoncer les erreurs théoriques du « kautskisme ». Et cela d'autant plus que le pacifisme et le « démocratisme » en général — qui ne prétendent pas le moins du monde au marxisme, mais qui, tout comme Kautsky et Cie, estompent la profondeur des contradictions de l'impérialisme et le caractère inévitable de la crise révolutionnaire qu'il engendre, - sont encore extrêmement répandus dans le monde entier. Et la lutte contre ces courants est une nécessité pour le parti du prolétariat, qui doit arracher à la bourgeoisie les petits patrons qu'elle a dupés, de même que des millions de travailleurs placés dans des conditions de vie plus ou moins petites-bourgeoises.

Il est nécessaire de dire quelques mots du chapitre VIII : « Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme. » Comme il a déjà été noté dans le texte du livre, Hilferding, ancien « marxiste », aujourd'hui compagnon d'armes de Kautsky et l'un des principaux représentants de la politique bourgeoise, réformiste, dans le « Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne », a fait sur cette question un pas en arrière par rapport à l'Anglais Hobson, pacifiste et réformiste déclaré. La scission internationale de l'ensemble du mouvement ouvrier s'est déjà, aujourd'hui, entièrement manifestée (IIe et IIIe Internationales). C'est également un fait accompli que la lutte armée et la guerre civile entre les deux courants : le soutien de Koltchak et de Dénikine en Russie par les menchéviks et les « socialistes-révolutionnaires » contre les bolcheviks ; les partisans de Scheidemann, ainsi que Noske et Cie, en Allemagne, aux côtés de la bourgeoisie contre les spartakistes, même tableau en Finlande, en Pologne, en Hongrie, etc. Où est donc la base économique de ce phénomène historique universel ?

Précisément dans le parasitisme et la putréfaction qui caractérisent le stade historique suprême du capitalisme, c'est-à-dire l'impérialisme. Comme il est montré dans ce livre, le capitalisme a assuré une situation privilégiée à une poignée (moins d'un dixième de la population du globe ou, en comptant de la façon la plus « large » et la plus exagérée, moins d'un cinquième) d'Etats particulièrement riches et puissants, qui pillent le monde entier par une simple « tonte des coupons ». L'exportation des capitaux procure un revenu annuel de 8 à 10 milliards de francs, d'après les prix et les statistiques bourgeoises d'avant-guerre. Aujourd'hui beaucoup plus, évidemment.

On conçoit que ce gigantesque surprofit (car il est obtenu en sus du profit que les capitalistes extorquent aux ouvriers de « leur » pays) permette de corrompre les chefs ouvriers et la couche supérieure de l'aristocratie ouvrière. Et les capitalistes des pays « avancés » la corrompent effectivement : ils la corrompent par mille moyens, directs et indirects, ouverts et camouflés.

Cette couche d'ouvriers embourgeoisés ou de l'« aristocratie ouvrière », entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et, de nos jours, le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie. Car ce sont de véritables agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, des commis ouvriers de la classe des capitalistes (labor lieutenants of the capitalist class), de véritables propagateurs du réformisme et du chauvinisme. Dans la guerre civile entre prolétariat et bourgeoisie, un nombre appréciable d'entre eux se range inévitablement aux côtés de la bourgeoisie, aux côtés des « versaillais » contre les « communards ».

Si l'on n'a pas compris l'origine économique de ce phénomène, si l'on n'en a pas mesuré la portée politique et sociale, il est impossible d'avancer d'un pas dans l'accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale à venir.

L'impérialisme est le prélude de la révolution sociale du prolétariat. Cela s'est confirmé depuis 1917, à l'échelle mondiale.

N. Lénine, 6 juillet 1920.

(...)

Il n'est pas rare de voir les cartels et les trusts détenir 7 ou 8 dixièmes de la production totale d'une branche d'industrie. Lors de sa fondation en 1893, le Syndicat rhéno-westphalien du charbon détenait 86,7 % de la production houillère de la région, et déjà 95,4 % en 1910. [Dr. Fritz Kestner : Der Organisationszwang. Eine Untersuchung über die Kämpfe zwischen Kattellen und Aussenseitetn, Berlin 1912, p. 11.] Le monopole ainsi créé assure des bénéfices énormes et conduit à la formation d'unités industrielles d'une ampleur formidable. Le fameux trust du pétrole des Etats-Unis (Standard Oil Company) a été fondé en 1900. « Son capital s'élevait à 150 millions de dollars. Il fut émis pour 100 millions de dollars d'actions ordinaires et pour 106 millions d'actions privilégiées. Pour ces dernières il fut payé de 1900 à 1907 des dividendes de 48, 48, 45, 44, 36, 40, 40 et 40 %, soit au total 367 millions de dollars. De 1882 à 1907 inclusivement, sur 889 millions de dollars de bénéfices nets, 606 millions furent distribués en dividendes et le reste versé au fonds de réserve. » [R. Liefmann : Beteiligung-und Finanzienmgsgesellschatten. Eine Studie über den modernen Kapitalismus und das Ettektenwesen. 1. Aufl., Jena 1909, p. 212.] « L'ensemble des entreprises du trust de l'acier (United States Steel Corporation) occupaient, en 1907, au moins 210 180 ouvriers et employés. » [Ibid., p. 218.] La plus importante entreprise de l'industrie minière allemande, la Société minière de Gelsenkirchen (Gelsenkirchener Bergwerksgesellschaft), occupait en 1908 46 048 ouvriers et employés». Dès 1902, le trust de l'acier produisait 9 millions de tonnes d'acier. [Dr. S. Tschierschky : Kartell und Trust, Göttingen 1903, p. 13.] Sa production constituait, en 1901, 66,3 % et, en 1908, 56,1% de la production totale d'acier des Etats-Unis. [Th. Vogelstein : Organisationsformen, p. 275.] Son pourcentage dans l'extraction de minerai s'élevait au cours des mêmes années à 43,9 % et 46,3 %.

Le rapport de la commission gouvernementale américaine sur les trusts déclare : « La supériorité des trusts sur leurs concurrents réside dans les grandes proportions de leurs entreprises et dans leur remarquable équipement technique. Le trust du tabac a, depuis le jour même de sa création, fait tout son possible pour substituer dans de larges proportions le travail mécanique au travail manuel. A cet effet, il a acheté tous les brevets ayant quelque rapport avec la préparation du tabac, en dépensant à cette fin des sommes énormes. Nombre de ces brevets, inutilisables dans leur état primitif, durent tout d'abord être mis au point par les ingénieurs du trust, A la fin de 1906, deux sociétés filiales furent constituées uniquement pour l'acquisition de brevets. C'est dans ce même but que le trust fit construire ses propres fonderies, ses fabriques de machines et ses ateliers de réparation. Un de ces établissements, celui de Brooklyn, emploie en moyenne 300 ouvriers ; on y expérimente et on y perfectionne au besoin les inventions concernant la fabrication des cigarettes, des petits cigares, du tabac à priser, des feuilles d'étain pour l'emballage, des boîtes, etc. » [Report of the Commissioner of Corporations on the Tobacco Industry, Washington 1909, p. 266 - Cité d'après le livre du Dr. Paul Tafel, Die nordamerikanischen Trusts und ihre Wirkungen aut den Fortschritt der Technik, Stuttgart 1913, p. 48.] « D'autres trusts emploient des « deve-lopping engineers » (ingénieurs pour le développement de la technique), dont la tâche est d'inventer de nouveaux procédés de fabrication et de faire l'essai des nouveautés techniques. Le trust de l'acier accorde à ses ingénieurs et à ses ouvriers des primes élevées pour toute invention susceptible de perfectionner la technique ou de réduire les frais de production. » [Ibid., pp. 48-49.]

(...)

Le capital financier a engendré les monopoles. Or, les monopoles introduisent partout leurs méthodes : l'utilisation des « relations » pour des transactions avantageuses se substitue, sur le marché public, à la concurrence. Rien de plus ordinaire que d'exiger, avant d'accorder un emprunt, qu'il soit affecté en partie à des achats de produits dans le pays prêteur, surtout à des commandes d'armements, de bateaux, etc. La France, au cours de ces vingt dernières années (1890-1910), a très souvent recouru à ce procédé. L'exportation des capitaux devient ainsi un moyen d'encourager l'exportation des marchandises. Les transactions entre des entreprises particulièrement importantes revêtent, dans ces circonstances, un caractère tel que, pour employer cet « euphémisme » de Schilder [Schilder, ouvr. cité, pp. 346, 350, 371.], « elles confinent à la corruption ». Krupp en Allemagne, Schneider en France, Armstrong en Angleterre nous offrent le modèle de ces firmes étroitement liées à des banques géantes et au gouvernement, et qu'il n'est pas facile d'y « passer outre » lors de la conclusion d'un emprunt.

La France, créditrice de la Russie, a « fait pression » sur elle lors du traité de commerce du 16 septembre 1905, en se faisant accorder certains avantages jusqu'en 1917. Elle fit de même à l'occasion du traité de commerce qu'elle signa avec le Japon le 19 août 1911. La guerre douanière entre l'Autriche et la Serbie, qui dura, sauf une interruption de sept mois, de 1906 à 1911, avait été provoquée en partie par la concurrence entre l'Autriche et la France quant au ravitaillement de la Serbie en matériel de guerre. En janvier 1912, Paul Deschanel déclarait à la Chambre que les firmes françaises avaient, de 1908 à 1911, fourni à la Serbie pour 45 millions de francs de matériel de guerre.

Un rapport du consul austro-hongrois à Sao-Paulo (Brésil) déclare : « la construction des chemins de fer brésiliens est réalisée principalement avec des capitaux français, belges, britanniques et allemands. Les pays intéressés s'assurent, au cours des opérations financières liées à la construction des voies ferrées, des commandes de matériaux de construction. »

Le capital financier jette ainsi ses filets au sens littéral du mot, pourrait-on dire, sur tous les pays du monde. Les banques qui se fondent dans les colonies et leurs succursales, jouent en l'occurrence un rôle important. Les impérialistes allemands considèrent avec envie les « vieux » pays colonisateurs qui, à cet égard, ont assuré leur avenir de façon particulièrement « avantageuse » : en 1904 l'Angleterre avait 50 banques coloniales avec 2 279 succursales (en 1910, elle en avait 72 avec 5 449 succursales) ; la France en avait 20 avec 136 succursales ; la Hollande, 16 avec 68 succursales, alors que l'Allemagne n'en avait « en tout et pour tout » que 13 avec 70 succursales. [Riesser, ouvr. cité, 4e édit, p. 375, et Diouritch, ouvr. cité, p. 283.] Les capitalistes américains jalousent, de leur côté, leurs confrères anglais et allemands : « En Amérique du Sud, écrivaient-ils, navrés, en 1915, cinq banques allemandes ont 40 succursales, et cinq banques anglaises en ont 70... L'Angleterre et l'Allemagne ont, au cours des vingt-cinq dernières années, investi en Argentine, au Brésil et en Uruguay environ 4 billions (milliards) de dollars, ce qui fait qu'ils bénéficient de 46 % de l'ensemble du commerce de ces trois pays. » [The Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol. LIX, mai 1915, p. 301. Dans cette même publication, à la page 331, nous lisons que, dans la dernière livraison de la revue financière Statist, le fameux statisticien Paish estime la somme du capital exporté par l'Angleterre, l'Allemagne, la France, la Belgique et la Hollande à 40 milliards de dollars, soit 200 milliards de francs.]

Les pays exportateurs de capitaux se sont, au sens figuré du mot, partagé le monde. Mais le capital financier a conduit aussi au partage direct du globe.

(...)

L'industrie électrique caractérise mieux que toute autre les progrès modernes de la technique, le capitalisme de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe. Et elle s'est surtout développée dans les deux nouveaux pays capitalistes les plus avancés : les Etats-Unis et l'Allemagne. En Allemagne, la concentration dans ce domaine a été particulièrement accélérée par la crise de 1900. Les banques, déjà suffisamment liées à l'industrie à cette époque, précipitèrent et accentuèrent au plus haut point pendant cette crise la ruine des entreprises relativement peu importantes, et leur absorption par les grandes entreprises. « En refusant tout secours aux entreprises qui avaient précisément le plus grand besoin de capitaux, écrit Jeidels, les banques provoquèrent d'abord un essor prodigieux, puis la faillite lamentable des sociétés qui ne leur étaient pas assez étroitement rattachées. » [Jeidels, ouvr. cité, p. 232.]

Résultat : après 1900, la concentration progressa à pas de géant. Jusqu'en 1900, il y avait eu dans l'industrie électrique 8 ou 7 « groupes » formés chacun de plusieurs sociétés (au total 28) et dont chacun était soutenu par des banques au nombre de 2 à 11. Vers 1908-1912, tous ces groupes avaient fusionné pour n'en former que deux, voire un. Voici comment :

Groupements dans l'industrie électrique :

Jusqu'en 1900 :

Felten et Guillaume

Lahmeyer

Union A.E.G.

Siemens et Halske

Schuckert et Cie

Bergmann

Kummer

 

Felten et Lahmeyer

A.E.G. (Soc. Gén. D’Electr.)

Siemens et Halske-Schuckert

Bergmann

Krach en 1900

A.E.G. (Soc. Gén. D’Electr.)

Siemens et Halske-Schuckert

« Coopération » étroite depuis 1908

La fameuse A.E.G. (Société Générale d'Electricité) contrôle au terme de ce développement 175 à 200 sociétés (selon le système des « participations ») et dispose au total d'un capital d'environ 1,5 milliard de marks. A elles seules, ses représentations directes à l'étranger sont au nombre de 34, dont 12 sociétés par actions, dans plus de 10 Etats. Dès 1904, les capitaux investis par l'industrie électrique allemande à l'étranger étaient évalués à 233 millions de marks, dont 62 millions en Russie. Inutile de dire que la « Société Générale d'Electricité » est une immense entreprise « combinée » (ses sociétés industrielles de fabrication sont à elles seules au nombre de 16), produisant les articles les plus variés, depuis les câbles et isolateurs jusqu'aux automobiles et aux appareils volants.

Mais la concentration en Europe a été aussi partie intégrante du processus de concentration en Amérique. Voici comment cela s'est fait :

Etats-Unis :

La Compagnie Thompson-Houston fonde pour l'Europe la firme

La Compagnie Edison fonde pour l'Europe la Société française Edison, qui transmet ses brevets à la firme allemande

General Electric C°

Allemagne :

Société d'Electricité Union

Société Générale d'Electricité (A.E.G.)

Société Générale d'Electricité (A.E.G.)

Ainsi se sont constituées deux « puissances » de l'industrie électrique. « Il n'existe pas au monde d'autres sociétés d'électricité qui en soient entièrement indépendantes », écrit Heinig dans son article « La voie du trust de l'électricité ». Quant au chiffre d'affaires et à l'importance des entreprises des deux « trusts », les chiffres suivants en donnent une idée, encore que très incomplète :

 

 

Chiffres d’affaires (en millions de marks)

Nombre de personnes employées

Bénéfices nets (en millions de marks)

Amérique : «General Electric C°» (G.E.C.)

1907

252

28 000

35,4

1911

298

32 000

45,6

Allemagne : «Société Générale d'Electricité» (A.E.G.)

1907

216

30 700

14,5

1911

362

60 800

21,7

Et voilà qu'en 1907, entre les trusts américain et allemand, intervient un accord pour le partage du monde. La concurrence cesse entre eux. Le G.E.C. « reçoit » les Etats-Unis et le Canada ; l'A.E.G. « obtient » l'Allemagne, l'Autriche, la Russie, la Hollande, le Danemark, la Suisse, la Turquie, les Balkans. Des accords spéciaux, naturellement secrets, règlent l'activité des filiales, qui pénètrent dans de nouvelles branches de l'industrie et dans les pays « nouveaux » qui ne sont pas encore formellement inclus dans le partage. Il s'institue un échange d'expérience et d'inventions. [Riesser, ouvr. cité ; Diouritch, ouvr. cité, p. 239 ; Kurt Heinig, article cité.]

On conçoit toute la difficulté de la concurrence contre ce trust, pratiquement unique et mondial, qui dispose d'un capital de plusieurs milliards et a des « succursales », des représentations, des agences, des relations, etc., en tous les points du globe. Mais ce partage du globe entre deux trusts puissants n'exclut certes pas un nouveau partage, au cas où le rapport des forces viendrait à se modifier (par suite d'une inégalité dans le développement, de guerres, de faillites, etc.).

L'industrie du pétrole fournit un exemple édifiant d'une tentative de repartage de ce genre, de lutte pour ce nouveau partage.

« Le marché mondial du pétrole, écrivait en 1905 Jeidels, est, aujourd'hui encore, partagé entre deux grands groupes financiers : la « Standard Oil C° » de Rockefeller et les maîtres du pétrole russe de Bakou, Rothschild et Nobel. Les deux groupes sont étroitement liés ; mais, depuis plusieurs années, leur monopole est menacé par cinq ennemis » [Jeidels, pp. 192-193.] : 1) l'épuisement des ressources pétrolières américaines ; 2) la concurrence de la firme Mantachev de Bakou ; 3) les sources de pétrole d'Autriche et 4) celles de Roumanie ; 5) les sources de pétrole d'outre-océan, notamment dans les colonies hollandaises (les firmes richissimes Samuel et Shell, liées également au capital anglais). Les trois derniers groupes d'entreprises sont liés aux grandes banques allemandes, la puissante « Deutsche Bank » en tête. Ces banques ont développé systématiquement et de façon autonome l'industrie du pétrole, par exemple en Roumanie, pour avoir « leur propre » point d'appui. En 1907, la somme des capitaux étrangers investis dans l'industrie roumaine du pétrole se montait à 185 millions de francs, dont 74 millions de provenance allemande. [Diouritch, ouvr. cité, pp. 245-246.]

On vit alors débuter ce qu'on appelle, dans la littérature économique, une lutte pour le « partage du monde ». D'une part, la « Standard Oil » de Rockefeller, voulant tout avoir, fonda en Hollande même une société filiale, accaparant les sources pétrolifères des Indes néerlandaises et cherchant ainsi à atteindre son ennemi principal, le trust hollando-britannique de la « Shell ». De leur côté, la « Deutsche Bank » et les autres banques berlinoises cherchèrent à « garder » la Roumanie et à l'associer à la Russie contre Rockefeller. Ce dernier disposait de capitaux infiniment supérieurs et d'une excellente organisation pour le transport du pétrole et sa livraison aux consommateurs. La lutte devait se terminer, et elle se termina effectivement en 1907, par la défaite totale de la « Deutsche Bank », qui se trouva placée devant l'alternative de liquider ses « intérêts pétroliers » en perdant des millions, ou de se soumettre. C'est cette dernière solution qui l'emporta ; il fut conclu avec la « Standard Oil » un contrat fort désavantageux pour la « Deutsche Bank » par lequel cette dernière s'engageait à « ne rien entreprendre qui pût nuire aux intérêts américains » ; toutefois, une clause prévoyait l'annulation du contrat au cas où l'Allemagne introduirait, par voie législative, le monopole d'Etat sur le pétrole.

Alors commence la « comédie du pétrole ». Un des rois de la finance allemande, von Gwinner, directeur de la « Deutsche Bank », déclenche, par l'intermédiaire de son secrétaire privé Stauss, une campagne pour le monopole des pétroles. L'appareil formidable de la grande banque berlinoise, avec ses vastes « relations », est mis en branle ; la presse, délirante, déborde de clameurs « patriotiques » contre le « joug » du trust américain et, le 15 mars 1911, le Reichstag adopte, presque à l'unanimité, une motion invitant le gouvernement à présenter un projet de monopole pour le pétrole. Le gouvernement se saisit de cette idée « populaire », et la « Deutsche Bank », qui voulait duper son associé américain et améliorer sa situation à l'aide du monopole d'Etat, paraissait gagner la partie. Déjà les magnats allemands du pétrole escomptaient des bénéfices fabuleux, qui devaient ne le céder en rien à ceux des sucriers russes... Mais, premièrement, les grandes banques allemandes se brouillèrent au sujet du partage du butin, et la « Disconto-Gesellschaft » dévoila les visées intéressées de la « Deutsche Bank » ; ensuite, le gouvernement eut peur à l'idée d'engager la lutte avec Rockefeller, car il était fort douteux que l'Allemagne pût réussir à se procurer du pétrole en dehors de ce dernier (la production roumaine étant peu importante). Enfin (1913), le crédit d'un milliard destiné aux préparatifs de guerre de l'Allemagne fut accordé et le projet de monopole se trouva reporté. La « Standard Oil » de Rockefeller sortait momentanément victorieuse de la lutte.

La revue berlinoise Die Bank disait à ce propos que l'Allemagne ne pourrait combattre la « Standard Oil » qu'en instituant le monopole du courant électrique et en transformant la force hydraulique en électricité à bon marché. Mais, ajoutait l'auteur de l'article, « le monopole de l'électricité viendra au moment où les producteurs en auront besoin, c'est-à-dire quand l'industrie électrique sera au seuil d'une nouvelle grande faillite ; quand les gigantesques centrales électriques si coûteuses, construites partout aujourd'hui par les « consortiums » privés de l'industrie électrique et pour lesquelles ces « consortiums » se voient dès maintenant attribuer certains monopoles par les villes, les Etats, etc., ne pourront plus travailler dans des conditions profitables. Dès lors il faudra avoir recours aux forces hydrauliques. Mais on ne pourra pas les transformer aux frais de l'Etat en électricité à bon marché : il faudra une fois de plus les remettre à un « monopole privé contrôlé par l'Etat », l'industrie privée ayant déjà conclu une série de marchés et s'étant réservé d'importants privilèges... Il en fut ainsi du monopole des potasses ; il en est ainsi de celui du pétrole ; il en sera de même du monopole de l'électricité. Nos socialistes d'Etat, qui se laissent aveugler par de beaux principes, devraient enfin comprendre qu'en Allemagne les monopoles n'ont jamais eu pour but ni pour résultat d'avantager les consommateurs, ou même de laisser à l'Etat une partie des bénéfices de l'entreprise, mais qu'ils ont toujours servi à assainir, aux frais de l'Etat, l'industrie privée dont la faillite est imminente. » [Die Bank, 1912, n° 1, p. 1036 ; 1912, n° 2, p. 629 ; 1913, n° 1, p. 388.]

Voilà les aveux précieux que sont obligés de faire les économistes bourgeois d'Allemagne. Ils montrent nettement que les monopoles privés et les monopoles d'Etat s'interpénètrent à l'époque du capital financier, les uns et les autres n'étant que des chaînons de la lutte impérialiste entre les plus grands monopoles pour le partage du monde.

(...)

A l'apogée de la libre concurrence en Angleterre, entre 1840 et 1870, les dirigeants politiques bourgeois du pays étaient contre la politique coloniale, considérant l'émancipation des colonies, leur détachement complet de l'Angleterre, comme une chose utile et inévitable. Dans un article sur « l'Impérialisme britannique contemporain », [Die Neue Zeit, XVIe année, n° 1, 1898, p. 302.] publié en 1898, M. Berr indique qu'un homme d'Etat anglais aussi enclin, pour ne pas dire plus, à pratiquer une politique impérialiste, que Disraeli, déclarait en 1852 : « Les colonies sont des meules pendues à notre cou. » Mais à la fin du XIXe siècle, les hommes du jour en Grande-Bretagne étaient Cecil Rhodes et Joseph Chamberlain, qui prêchaient ouvertement l'impérialisme et en appliquaient la politique avec le plus grand cynisme !

Il n'est pas sans intérêt de constater que, dès cette époque, ces dirigeants politiques de la bourgeoisie anglaise voyaient nettement le rapport entre les racines pour ainsi dire purement économiques et les racines sociales et politiques de l'impérialisme contemporain. Chamberlain prêchait l'impérialisme comme une « politique authentique, sage et économe », insistant surtout sur la concurrence que font à l'Angleterre sur le marché mondial l'Allemagne, l'Amérique et la Belgique. Le salut est dans les monopoles, disaient les capitalistes en fondant des cartels, des syndicats et des trusts. Le salut est dans les monopoles, reprenaient les chefs politiques de la bourgeoisie en se hâtant d'accaparer les parties du monde non encore partagées. Le journaliste Stead, ami intime de Cecil Rhodes, raconte que celui-ci lui disait en 1895, à propos de ses conceptions impérialistes : « J'étais hier dans l'East-End (quartier ouvrier de Londres), et j'ai assisté à une réunion de sans-travail. J'y ai entendu des discours forcenés. Ce n'était qu'un cri : Du pain ! Du pain ! Revivant toute la scène en rentrant chez moi, je me sentis encore plus convaincu qu'avant de l'importance de l'impérialisme... L'idée qui me tient le plus à cœur, c'est la solution du problème social, à savoir : pour sauver les quarante millions d'habitants du Royaume-Uni d'une guerre civile meurtrière, nous, les colonisateurs, devons conquérir des terres nouvelles afin d'y installer l'excédent de notre population, d'y trouver de nouveaux débouchés pour les produits de nos fabriques et de nos mines. L'Empire, ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous voulez éviter la guerre civile, il vous faut devenir impérialistes. » [Ibid., p. 304.]

Ainsi parlait en 1895 Cecil Rhodes, millionnaire, roi de la finance, le principal fauteur de la guerre anglo-boer. Mais si sa défense de l'impérialisme est un peu grossière, cynique, elle ne se distingue pas, quant au fond, de la « théorie » de MM. Maslov, Südekum, Potressov, David, du fondateur du marxisme russe, etc., etc. Cecil Rhodes était tout simplement un social-chauvin un peu plus honnête...

(...)

Les profits élevés que tirent du monopole les capitalistes d'une branche d'industrie parmi beaucoup d'autres, d'un pays parmi beaucoup d'autres, etc., leur donnent la possibilité économique de corrompre certaines couches d'ouvriers, et même momentanément une minorité ouvrière assez importante, en les gagnant à la cause de la bourgeoisie de la branche d'industrie ou de la nation considérées et en les dressant contre toutes les autres. Et l'antagonisme accru des nations impérialistes aux prises pour le partage du monde renforce cette tendance. Ainsi se crée la liaison de l'impérialisme avec l'opportunisme, liaison qui s'est manifestée en Angleterre plus tôt et avec plus de relief que partout ailleurs du fait que certains traits impérialistes de développement y sont apparus beaucoup plus tôt que dans les autres pays. Il est des auteurs, L. Martov par exemple, qui se plaisent à escamoter la liaison de l'impérialisme avec l'opportunisme existant au sein du mouvement ouvrier, — chose qui, aujourd'hui, saute aux yeux — par des raisonnements d'un « optimisme de commande » (dans la manière de Kautsky et de Huysmans) à l'exemple de ceux-ci : la cause des adversaires du capitalisme serait sans espoir si le capitalisme avancé, précisément, conduisait au renforcement de l'opportunisme ou si les ouvriers, précisément les mieux payés, se montraient enclins à l'opportunisme, etc. Il ne faut pas se leurrer sur la valeur de cet « optimisme » ; c'est un optimisme à l'égard de l'opportunisme, un optimisme qui sert à masquer l'opportunisme. En réalité, la rapidité particulière et le caractère particulièrement odieux du développement de l'opportunisme ne sont nullement une garantie de sa victoire durable, de même que le prompt développement d'une tumeur maligne dans un organisme sain ne peut qu'accélérer la maturation et l'élimination de l'abcès et la guérison de l'organisme. Les gens les plus dangereux à cet égard sont ceux qui ne veulent pas comprendre que, si elle n'est pas indissolublement liée à la lutte contre l'opportunisme, la lutte contre l'impérialisme est une phrase creuse et mensongère.

 

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